Sam...

Par Lislee

La nuit a pris le pas sur le jour. Quelle heure est-il ? J'ai dû m'assoupir un moment. La pluie tombe dehors, les gouttes ruissellent contre les tuiles et Sam n'est toujours pas auprès de moi. J'étouffe. Dans ce grand lit, je suis soudainement prise d'une peur panique. Tant pis pour la pluie et l'obscurité, j'ai besoin de partir, prendre un grand bol d'air. Je me faufile à travers les pièces sur la pointe des pieds et m'apprête à ouvrir la porte, la main à peine posée sur la poignée. Quelqu'un est là.

C'est lui, je crois. Le papillon. Je reconnais cette voix qui chuchote à mon oreille même quand il n'y a personne, sauf que cette fois-ci, je sais qu'il est là, juste derrière mon épaule tandis que je retiens mon souffle. C'est lui qui me veut tout entière, quoi que je fasse, qui que je sois, lui qui s'accroche à mon cou par crainte de chavirer. Je le sens glisser encore, sa paume est descendue presque par hasard sur ma gorge. Dans sa maladresse, il a serré si fort que ses ongles ont transpercé ma peau. Et moi, paralysée par la foudre, je me transforme en statue de pierre, Atlas figé de terreur, accablé sous le poids de la voûte céleste.

Le voilà l'artiste, le peintre, le sculpteur, le divin en puissance. Le papillon. C'est lui mon créateur. Il a imaginé mon corps à son image, marqué de coups, de griffes et de sang. Je tente de me dégager du mur, mais mon cœur affolé ne cesse de s'emballer. J'ai pris l'habitude d'oublier, pardonner chacun de ses écarts. Assurément, je me méfie depuis que j'ai perdu un enfant.

 

Sam continue de me parler. Dans cette maison austère, il est l'unique personne à ouvrir la bouche. Moi, je me tais, et même pour crier, je laisse les sons exploser à l'intérieur, se répandre partout jusqu'aux extrémités. Ce calvaire, je l'éprouve suffisamment pour certifier qu'il n'y a pas pire. Il savait me choyer, avant, mais le temps passe et je ne reconnais plus Sam.

D'un mouvement d'ailes, il peut tout faire valser, un peu comme l'aigle noir de Barbara, à la différence près que je suis Galatée et lui, Pygmalion. Dans le mythe, Pygmalion sculpte la plus belle femme du monde et conjure Aphrodite de lui donner vie. Il s'en est plutôt bien tiré, le mien : il a fait de moi, la fille de Frankenstein.

 

Vois-tu, Sam, la nuit a pris le pas sur mes jours. Je me croyais capable de tout te pardonner, mais cette couleur − le rouge, ta préférée − je sais désormais qu'il m'est impossible de l'oublier. Je me demande à quoi je ressemblerai ce soir, le nouveau reflet qui paraîtra dans le miroir si mes jambes m'y conduisent encore. Dans mon supplice, je ferme les paupières, j'attends que la crise passe, je te laisse me détruire ou me reconstruire une image.

Tu as frappé en plein dans le mille, exactement au même endroit qu'à la mort de mon fils. Ton fils. Tu viens de nous tuer une seconde fois et si je n'ai rien à dire, laisse-moi seulement te raconter l'histoire tandis qu'une brèche de sang trace la route vers son âme. Demain, peut-être t'en souviendras-tu, ta violence, mes bleus, le monstre que tu refuses de voir. Au pire, pourras-tu visualiser la beauté de mon profil, le reste de moi, recroquevillé sous nos draps. Tu auras honte, je le sais. Tu prépareras le café, me déposeras un mot d'excuse, la promesse de ne plus recommencer noyée dans la Vodka. Et puis, tu te sauveras avant que je n'aie le temps de m'éveiller, retrouver la sensation de la douleur qui m'est si coutumière.

Je la connais la routine, l'odeur de l'alcool, le soir quand je rentre, ni trop tôt, ni trop tard. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, d'avoir cru en toi. En nous. Je me suis juré de toujours te pardonner, mais tu ne m'as rien laissé, pas même l'espoir. Toi qui m'as dit oui un matin de septembre, à l'amour éternel, la protection, le respect et la fidélité, tu m'auras aimée jusqu'à ce que la mort nous sépare.

Tant mieux, car en attendant, j'endure et le tic-tac de l'horloge m'éloigne de toi.

Il n'y aura pas de lendemain pour moi.

Je ne pense pas me réveiller un jour dans tes bras. 

 

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Tac
Posté le 21/04/2020
Wouaou je me demandais de quoi le papillon était la métaphore, et en commençant le chapitre je me suis dit, tiens c'est curieux que le troisième jour fasse aussi écho au prénom du deuxième personnage de l'histoire - pendant un moment je me suis demandé si elle l'imaginait, si en fait il était un produit de son imagination - mais ce que tu en as fait est excellent. C'est horrible, bien sûr, mais ça fonctionne super bien.
J'ai un doute sur la fin du personnage : se suicide-t-elle ? meurt-elle des suites de ses blessures ? de son anorexie ? (dont elle semble souffrir puisqu'elle oubliee de manger - ce qui serait cohérent étant donné son vécu) sous les coups de Sam ? Ou il s'agit d'une mort symbolique. (je pose la question mais tu peux tout à fait ne pas répondre, j'imagine que le flou autour de la fin est volontaire, mais tu as toutes mes hypothèses, si cela peut t'être utile ! de plus la fin est très bien, ne prend pas cela pour un appel à la repréciser)
J'ai une autre question : les collègues de ton héroïne semblent quand même la dévisager dans le chapitre 1, j'avais la sensation qu'ils savaient tout ce qui se passait dans la vie de l'héroïne. Mais je présume u'ils ne savent pas ? (ou qu'ils ne savent que pour la fausse couche) Je me demande si tu ne devrais pas réduire un peu cette impression, car sous-entendre qu'ils savent alors qu'ils ne font rien, c'est extrêmement grave.
En parlant du chapitre 1 tu tournes les choses comme si l'héroïne était alcoolique, mais non... belle fausse piste ! Tu m'as bien manipulée !
En somme, je trouve que l'histoire fonctionne du tonnerre, ta plume la porte d'une façon extraordinaire, mais le chapitre deux est selon moi un gros maillon faible et vu la qualité de l'ensemble, je trouve que c'est un peu dommage.
Plein de bisous ! J'espère lire d'autres choses de ta plume un !
Lislee
Posté le 25/07/2020
Re :)

Pour ce qui est de la fin, elle est en effet assez ouverte. J’avais dans l’idée de laisser sous-entendre qu’il l’avait tuée, mais très honnêtement, je pense que chacun est libre d’interpréter cette fin comme il le souhaite et je n’ai jamais voulu contraindre la compréhension (toutes tes pistes sont donc valables) !
Alors pour ta deuxième question, je ne me suis pas du tout posé la question ^^’ Pour moi, ses collègues la dévisagent parce qu’ils la trouvent laide, difforme, mais c’est sûr que dans la réalité, ils doivent bien se douter qu’elle n’est pas amochée comme ça naturellement ! Donc oui, je suis bien d’accord avec toi, s’ils savent c’est grave ! Maintenant comme tu l’as judicieusement fait remarquer dans ton premier commentaire, le propos est subjectif, donc peut être que c’est juste elle qui devient parano parce qu’elle sait qu’elle est marquée ? Qui plus est, l’histoire est restreinte à trois jours seulement (chiffre qui, d’ailleurs, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué n’est pas choisi par hasard puisqu’en France, une femme est tuée tous les trois jours sous les coups de son conjoint) donc on peut très bien imaginer que les collègues l’ont deviné, ont essayé de l’aider et de contacter d’autres personnes, mais qu’ils n’ont pas pu faire plus et s’inquiètent pour elle (d’où leurs regards qui seraient en réalité de la pitié et de la compassion…)
Encore une fois, merci beaucoup pour tes propos constructifs et ta gentillesse. Tu as pointé le doigt sur des choses judicieuses que je n’avais pas remarquées et ça, c’est vraiment cool !
Je te dis à bientôt j’espère, car je vais essayer de repasser ici de manière un peu plus régulière que ces derniers mois :D
Fannie
Posté le 24/01/2020
Ça se confirme, cet amour est malsain. Elle est tellement dépendante de lui qu’elle se laisse détruire sans la moindre protestation. Le texte suggère qu’il lui donne des coups au visage, ce qui l’enlaidit (à moins que j’aie mal compris). Mais dans ce cas, tout son entourage doit savoir que c’est une femme battue.
Quand Sam s’acharne sur elle, c’est un peu comme si elle quittait son corps pour se réfugier dans un coin de son esprit que nul ne peut atteindre ; c’est un peu comme lorsqu’elle se réfugie dans le sommeil. À la fin, elle a l’air de penser qu’elle va mourir avant le lendemain. Pourquoi pense-t-elle ça ? Les coups de ce soir-là ont-ils été tellement pires que ceux des soirs précédents ?
Raconter cette violence et cette souffrance avec une telle poésie et une telle beauté est une prouesse. Bravo !
Coquilles et remarques :
— C'est lui qui me veut toute entière [tout entière, voir au chapitre précédent]
— Je me suis jurée de toujours te pardonner [juré ; j’ai juré à moi-même : c’est un COI, donc il n’y a pas d’accord]
— tu m'auras aimé jusqu'à ce que [aimée]
Lislee
Posté le 26/01/2020
Coucou Fannie !
Merci pour ta lecture et tous tes commentaires. Tu fais bien de relever mes erreurs et je t'en remercie car j'ai tendance à ne plus les voir à force d'avoir le nez dans le guidon...
Liné
Posté le 11/01/2020
Un très beau texte, décidément ! Avec une plume toute en légèreté, qui parvient à dénoncer les violences conjugales à coups de poésie...

J'aurais presque envie que le texte se poursuive, tu vois... Avec ces trois chapitres, on parvient à mettre petit à petit le doigt sur la souffrance du personnage. Et j'ai quelque part besoin de savoir comment elle s'en sort (à moins qu'elle soit morte... ? mais ne me répond pas forcément sur ce point, j'aime cette ambiguité autour de la fin !)

En tout cas, merci pour cette belle lecture :-)
Lislee
Posté le 12/01/2020
Merci beaucoup pour tes commentaires et ton assiduité ! Je suis contente que la fin te plaise :D
C'est vrai que je n'ai même jamais pensé à poursuivre ce récit et qu'il n'y aura d'ailleurs pas de suite (enfin, pas de prévue en tous cas)
Sinead
Posté le 10/01/2020
Votre plume est incroyablement poétique comparée à l'horreur du récit. Cela me fait penser au livre " Il était une lettre" de Kathryn Hughes, où la protagoniste subit le même sort que votre personnage.
Lislee
Posté le 10/01/2020
Merci pour ce commentaire ! Je lirai à l'occasion ce livre. Je me souviens avoir beaucoup apprécié "Il était un secret" de la même auteure.
Cocochoup
Posté le 01/01/2020
Ouah...
Quelle violence cachée dans la douceur de tes mots
C'est magnifiquement fort et tragique
On sent ton personnage qui se détache d'elle meme
J'ai pris beaucoup de plaisir à te lire !!
Lislee
Posté le 01/01/2020
Merci pour ce message et cette lecture rapide ! Tes paroles sont touchantes et me font plaisir :)
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