Rythme

Par Liné

Je la vois qui parle, parle, parle, il y a des mots, des expressions, des phrases entières qui sortent de sa bouche, ça dégouline par-dessus son rouge à lèvres, ça contrecarre son sourire forcé, elle fait des efforts ça se voit. Et moi je suis là, en face d’elle, son café et mon thé entre nous, et j’entends rien. C’est pas que j’écoute pas, j’essaie, mais vraiment, j’entends rien. Je comprends rien.    

Je crois qu’elle parle de ses enfants – deux. Ils sont présents aussi, pas que dans la conversation, bel et bien là. Le premier joue avec ses figurines sur la table, un bordel pas possible, le deuxième babille dans son landau, ça bave et très souvent ça jette un hochet. Pendant que ces deux enfants vivent leur meilleure vie, que les autres clients nous jettent des regards noirs, que le serveur nous ignore et que j’entends rien, résolument rien, elle, elle continue de parler.

Je me concentre. Garde alternée, je chope en plein vol, horaires de crèche, quelques bribes au sujet de ses collègues. Des mots qu’elle prononce, on dirait qu’elle déteste tout le monde et pourtant, ses parfaites lèvres rouges continuent de mimer des sourires.

Pourquoi faire semblant ? Hurle un bon coup. Si t’en as besoin.

Ce que je trouve étonnant c’est que, quand on était étudiantes toutes les deux, elle n’avait pas la langue dans sa poche. À croire que le vrai monde des adultes, celui avec ses poids plus lourds que des bennes à ordures, nous a rattrapées et bien tassées. Elle ne peut plus s’empêcher de parler pour combler, quoi, je sais pas.

Et moi, je me coupe de tout.

Du coup si ça tient toujours Une benne à ordures le mois prochain, tout se ferait chez moi qu’on décore de rouge t’aurais rien à amener, juste tes compétences et ta bonne humeur et qui dévore et dévore des pieds et des mains et comme ça, avec tout le temps libre que t’as, ça t’occupera ! L’aîné claque sa figurine contre la table, des bouts de plastique volent en éclats et j’ouvre de grands yeux ronds. J’espère avoir mal compris.

Ben oui, enchaîne-t-elle, comme tu bosses plus. Et que t’es quand même puéricultrice… T’inquiète je te paierai, hein !

Je dis rien, mes pensées se bousculent, elle prend mon silence pour acceptation. Le rouge s’étire, se dilate, découvre et recouvre ces foutues dents trop blanches et elle part, je crois, dans une salve de remerciements. Au moins, ils sont sincères. C’est vrai que sa vie est un capharnaüm.

Je me perds. Me plonge dans mon thé. L’aîné a, comme par magie, dégotté deux stylos du sac de sa mère et s’amuse à les frapper sur le rebord de la table. Les regards noirs s’intensifient. À la surface ondulante de mon thé je vois un visage que je ne reconnais pas et je me souviens, d’un coup, de Nico. Lui aussi jouait à frapper, à marquer un rythme. C’était… C’était pas sur une table mais un banc. Pas avec des stylos mais des baguettes de batteur. Il adorait la musique.

Je suis pas sûre que les autres l’aient aussi bien fixée sur leur rétine, cette image de Nico jouant de la batterie sur un banc du campus. Nico figé, le visage fermé et les yeux cachés derrière des lunettes de soleil inutiles. Il parlait d’ordinaire très peu et là, le jour de cette image, il parlait encore moins.

Taciturne, c’est ce qu’on disait de lui. Un joli mot magnifiquement cousu, qui lui allait bien et que quelque part lui aussi appréciait, je crois. Enfin, ça, c’est moi qui interprète : des racontars comme du reste, il ne disait rien.

Il frappait ses baguettes contre le banc du campus pendant que les autres discutaient. Ça faisait comme une bande-son de film, un staccato cassé qui ponctuait ou voilait les phrases des autres. Personne ne s’en souciait, on s’inquiétait sans doute du prochain examen ou de la prochaine soirée.

Et puis comme ça, sans prévenir, il s’est levé. Et il est parti. Pas un mot, pas un regard, rien, simplement une succession de pas, l’un après l’autre, tranquilles, qui l’ont éloigné de nous et bientôt, il avait disparu. On est resté silencieux, sidérés. Ça se fait pas, partir comme ça. Sans rien dire.

Quelques jours plus tard, j’ai appris qu’il était tout simplement rentré chez lui.

Le groupe l’a mal pris. Taciturne ça passe, mais lâcheur ? Déserteur ? Les autres n’existent que par l’attention qu’on leur accorde, et à défaut, leur punition est un retour de flammes cruel. Ça a jasé, critiqué, insinué, toujours dans son dos. Et comme il parlait peu, venait de moins en moins en cours, ne sollicitait personne, il s’est détaché de nous. Il a changé de cursus l’année suivante et je l’ai plus jamais revu.

Quand il est parti, qu’il nous a abandonnés sur ce banc, je me souviens de ma surprise mais aussi de cette sensation de vide toute particulière qu’il a laissée derrière lui. Les baguettes ne frappaient plus, le rythme de nos conversations s’était perdu. J’ai eu une envie folle, comme une secousse, de courir vers lui et de le retenir fort, fort avec mes bras. S’il nous quittait, comme ça, sans raison, c’est que quelque chose n’allait pas. Non ?

J’ai rien fait.

Une douleur à la joue, je sursaute. L’aîné vient de me lancer ses deux stylos en pleine figure. Sa mère le gronde, je bois une gorgée de thé.

On dirait que plus grand-chose t’atteint, toi, plaisante-t-elle. Je ne ris pas. Des enfants, j’en ai vus plein, des paquets entiers. Tellement que je me souviens plus de rien. Ça va, en ce moment ? Je réponds que oui, enfin non, disons ça va aller, hein, je suis suivie, toujours en arrêt maladie. Elle ne répond pas, se contente d’hocher la tête, l’air grave, et de rendre son doudou au bébé qui commence à s’agiter. Je suis pas étonnée. La dernière fois, elle a confondu mon burn-out avec une simple dépression.

Comment va Nico, je demande tout à coup. À son tour d’ouvrir de grands yeux. Quoi, Nico ? Qu’est-ce qui te fait penser à lui ? Je hausse les épaules. Décidément, ces derniers temps, m’exprimer est un calvaire. Et puis, elle comprendrait pas.

Nico, hé ben… Elle bafouille, ça lui ressemble pas. T’es pas au courant ? Je fais non de la tête. Alors elle retrouve sa voix et se met à expliquer. J’entends Ben il est mort et la suite, la suite n’est qu’un alignement de mots vacarme qui s’extirpent des lèvres rouges et trébuchent à mon oreille. Je fais barrage mais cette fois des petits bouts de tempête me frôlent, je comprends pendaison, corps découvert par, au courant des funérailles, c’était il y a quelques années. J’ai rien fait. Rien entendu.

Dis donc toi, décidément t’es vachement dans ton monde, louper un truc pareil. Pendant ce temps-là, l’aîné à récupéré ses stylos et s’obstine à taper, à taper, à recouvrir cette histoire et soudain Nico me manque terriblement. Je le connaissais pourtant pas tant que ça.

Dans son couffin, le bébé se met à brailler. Elle se penche vers lui, chuut-chuut, remue le couffin, les chairs potelés gigotent comme de la gelée. Je plaque mes mains sur mes oreilles. Comment un si petit être parvient-il à propulser des sons aussi forts, puissants, stridents, des sons qui tordent les entrailles des mères et font se dresser nos cheveux sur la tête, et puis pourquoi leur accorder toute notre énergie, toute notre vie, à ces sons et à ces enfants ? J’aimerais hurler. J’en ai besoin.

Oh là là, qu’est-ce qu’ils m’em… quiquinent, tu vas me sauver la vie ! J’appuie un peu plus fort contre mes oreilles Qu’est-ce que t’as ? Je secoue la tête de droite à gauche Ça va pas ? de droite à gauche C’est à cause de Nico ? en rythme en rythme Tu veux qu’on quitte le café ? mon rythme Qu’on rentre chez moi avec les enfants ?

Je m’arrête. Elle continue de remuer le couffin et de me sourire avec, cette fois, dans le coin de ses lèvres rouges, comme une craquelure qui s’amorce.

Je prends une profonde inspiration. Me lève. Et sors du café – sans rien dire.

 

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