À première vue, c’est une montagne. Ici ses pieds, sombres, granuleux. Et là sa tête, enneigée, les flocons coulant comme un nappage au sommet d’un gâteau.
On avait fêté mon anniversaire au cœur des Alpes. Quatorze ans. Dans l’album qu’elle alimente religieusement, maman a conservé quelques photographies. Des couleurs jaillissent de sous les tulles protecteurs et, à chaque page, je redécouvre des volutes, des pans entiers de mon enfance : entremêlés, virevoltant, certains se donnent la main et d’autres, solitaires, égarés, serpentent dans les méandres de ce qu’il me reste d’eux.
À première vue, donc, une montagne. La photographie en noir et blanc, vieillie, crachotée depuis un appareil décrépi, d’une montagne.
Seulement non, c’est autre chose. Cette montagne, elle n’existe que dans mon souvenir et je m’y raccroche — fermement. En réalité, ce qui tremble entre mes doigts, ce qui s’étale sous mes yeux, c’est une échographie. Celle de ma fille, du temps où elle baignait tranquillement dans mon ventre. Aujourd’hui, elle aussi a quatorze ans.
Elle et moi ne sommes pas pareilles. Il y a bien ce nez courbé et cette fossette au menton qui nous rapprochent et crient au monde notre lien de parenté. Rien à faire, pourtant : l’image d’elle à quatorze ans s’éloigne de moi et échappe en tous points à l’adolescente que j’étais avant — à sa place.
Elle pose beaucoup de questions. Toujours plus. Chaque année, le point d’interrogation qui vit dans ses yeux, sur sa bouche, s’agrandit et, avec lui, s’invitent les sourcils froncés puis les paroles blessantes. Elle demande, c’est bête, comment il est physiquement possible qu’elle ait été mise au monde. Comment il est physiquement possible qu’elle se tienne là, maintenant, telle qu’elle est, entre son père et sa mère.
Cette échographie, je ne peux plus la voir. Elle me fait mal. Je préfère les Alpes. Mais rien n’y fait, un malaise persiste et par-dessus l’échographie surgit cette fois-ci la robe noire à petits pois blancs, aux motifs étranges, saugrenus, que je portais à l’époque et qui ne passait pas inaperçue. Je l’arborais fièrement à l’occasion du carnaval. Ses volants dansent encore contre mes jambes, le tissu noir s’évapore sous d’autres tulles, blancs comme ceux de l’album à photographies de maman, et je revois son regard à lui, Robert, « Ro » — aussi charmeur que son nom est stupide. Il y avait autour de nous toutes sortes de costumes ridicules, des chiens bipèdes, des nonnes d’un soir, des personnages grotesques. Et lui, au milieu, dans son complet désuet, immobile d’abord et puis, magiquement, fendant la foule des aberrations pour me sourire, me tendre la main et me susurrer à l’oreille : « elle te met très en valeur, cette jolie robe ».
C’est mon premier flirt. Ma première danse. Mon premier trouble, et je ne savais pas, on ne me l’avait pas dit, que ce trouble était troublant – inquiétant, dangereux, le choc de deux volontés, la sienne, lui qui me veut, et la mienne, moi qui ne sais pas comment agir avec les hommes ; et je découvrirai sur le tard que ce flirt et cette danse, je ne les aimais pas. Robert me complimente sur ma cambrure, sur mon déhanché. Me demande mon âge et, quand je lui réponds, a ce trait d’esprit si particulier : « comme moi, mais en miroir ! ». C’est bien vrai : ce soir-là, il avait quarante-et-un ans. Une danse en entraîne une autre et les choses aussi : une musique, puis deux, puis trois, mon père qui a bu, ma mère qui s’égosille avec sa voisine, et me voilà amoureuse. Je crois. De Robert. Alors, puisque je ne résiste pas, que je n’écarte pas ses doigts qui caressent mes joues, son bassin qui se frotte au mien, notre couple tournoie jusqu’au bord de la piste, jusqu’au bord de la salle, et s’en va valser dans les vestiaires. Où, c’est bien connu, il est de bon ton de se laisser faire – se laisser embrasser avec la langue, et sentir sa petite main guidée par celle, plus grande, plus rêche, de l’homme qui nous plonge vers son sexe.
Ro et moi, c’est une passion qui a duré quelque temps. Je veux dire, nous avons tout de même eu notre fille. Et puis, quand je suis devenue majeure, nous nous sommes mariés. « C’est mieux pour la gamine », avait-on entendu. Et il est vrai qu’elle était adorable, ma fille, mon cœur avec sa robe tout en couleurs, à notre mariage.
Aujourd’hui, elle a quatorze ans. Elle ne comprend pas comment il est possible qu’elle ait été conçue. Je ne sais pas quoi lui répondre. Je ne sais pas quelle histoire me raconter à moi-même.
Un plaisir !
A force d'écrire ce genre de nouvelles, je me suis rendue compte que j'aimais beaucoup le brouillage de piste narratif et les imbrications de souvenirs, de temporalités... Comme tu le soulignes, ça aide à prendre certaines distances et à jouer sur des niveaux de subtilité (en tout cas, pour ce sujet, c'était l'effet visé).
troublant, c'est le terme... Bien que chaque histoire soit différente, on y retrouve ta signature, une empreinte qui laisse des traces même si on désirait les effacer. Ce récit me touche, il est à la fois sobre, délicat, poétique et sombre, triste, révoltant...
Un joli moment de lecture, encore...
Au plaisir,
Ella
Merci beaucoup ! A bientôt
A bientôt
Je viens de commencer ton recueil et j'adore. Ta plume, tes récits, tout. Donc je pense que je me mettrais à lire tes autres histoires quand j'aurais fini celle-là.
J'ai juste remarqué une petite faute d'accord : "des volutes entiers" -> "des volutes entières" du coup, et je trouve que ces deux mots ne vont pas très bien ensemble, ou en tout cas beaucoup moins que volute et pan. Je trouve que ça vaudrait le coup d'inverser "volute" et "pan" du coup, car j'ai du mal à diviser une volute en parties, là où pour le mot "pan", c'est naturel. Enfin c'est jamais que mon avis, et ton texte est déjà magnifique comme ça.
Bien vu pour "volute" : c'est d'autant plus étonnant que j'ai plus tendance à la féminisation des mots qu'à leur masculinisation.
A bientôt !
Comme une échographie, oui, une photographie intérieure.
J'ai voulu tenter un récit d'introspection autour d'une question douloureuse, et à laquelle la narratrice a du mal à répondre (tant la réponse pourrait être violente). La superposition d'images s'y prêtait bien. D'autant que sur la forme, j'aime explorer des chemins de traverse...
A bientôt !
L'introduction ne laisse en rien présager la suite. Quelle jolie image de comparer l'échographie à une montagne.
Et puis, la découverte de la narratrice, de son histoire. Tu abordes avec beaucoup de délicatesse et de finesse une histoire des plus difficiles.
2 petites coquilles :
- dans le deuxième paragraphe : entremêlés, virevoltantS,
- dans le troisième : crachotée depuis un appareil décrépiT ("décrépit" signifie "usé par l'âge" et "décrépi" se dit d'un mur qui a perdu son crépi). Et je proposerais peut-être "crachotée par un appareil décrépit". Ca sonne plus direct.
En tout cas, bravo. J'attends la 5ème nouvelle avec impatience.
(merci pour les coquilles ! je m'en vais les corriger)
A bientôt :-)