Rien

Par Lyrou
Notes de l’auteur : Courte nouvelle surréaliste (à priori)

    Je veux lire des histoires où il ne se passe rien. Dans le monde il ne se passe rien. L’existence est faite de longs silences, d’attentes, de moments en suspension où le temps s’étire et l’espace se rétracte, jusqu’à nous faire penser que plus rien d’autre que cet endroit n’existe autour de soi. L’on regarde des films où il se passe des choses, où jamais l’univers ne se dilate à l’infini, mais où chaque chose est bien rangée à sa place, où chaque seconde l’on nous fait croire que de grandes choses peuvent arriver. C’était la fête du cinéma, j’en ai vu plusieurs comme cela. Quelqu’un arrive à l’écran, des choses lui arrivent, et c’est la fin. On ne voit pas les moments en suspens, on ne voit pas l’après plein de vide où l’électron semble immense tant rien d’autre ne bouge. Machin sauve la ville. Fin. Machin se retrouve dans un monde détruit où plus rien d’autre ne se passera. Déjà l’écran était noir et les caméras éteintes.

    C’était la fête du cinéma et nous sommes en juillet. L’été, il ne se passe rien non plus. La chaleur rend l’air visible, la chaleur rend l’air pesant, et un bruit confus envahit chaque parcelle sonore. Ici des enfants qui pleurent, là des anglais au-dessus d’un plan, là le bruit de la rivière qui coule, là quelques cigales qui se sont perdues. On est trop au nord pour des cigales, mais je crois qu’il fait de plus en plus chaud. Il y en a au parc, en tout cas. Au parc il ne se passe rien non plus. Des enfants jouent, des parents parlent, des imprudents tombés des balançoires hurlent à la mort comme si le monde était fini. Pour eux, les enfants, il se passe sans doute un tas de choses. Mais c’est une illusion, une façon comme une autre de remplir le vide. Et moi je suis allongée dans l’herbe, trop peu jeune pour ne rien faire en pensant faire des choses, mais trop jeune pour que l’on me laisse faire davantage de choses pour tromper l’ennui. Je ne peux conduire, ne peux aller danser jusque mourir de fatigue dans des espaces restreints où se souvenir du vide de la matière me paraît bien complexe, je ne peux prétendre à plus de liberté que celle d’aller au parc et de revenir avant la nuit. C’est une problématique municipale, semble-t-il, quoi faire avec la jeunesse en été. La réponse est rien. On ne fait rien de la jeunesse. Elle peut bien se débrouiller. Hier il y avait un groupe assis sur les balançoire avec des canettes de soda. Ils ne faisaient rien non plus. Aujourd’hui il n’y a que moi. Alors je quitte l’herbe pour m’asseoir sur les sièges en plastiques à peine assez grands, et laisse la corde me bercer doucement. Bientôt les enfants s’en iront. Et je devrais rentrer aussi. Mais je n’ai pas envie, aujourd’hui. Cela changera-t-il beaucoup de choses si je ne rentrais pas ? Je pourrais toujours dire qu’il n’y avait plus de bus. Seraient-ils inquiets, je ne sais pas, sans doute. Le temps passe et je ne sais pas à quelle allure.

    Bientôt le ciel se teinte de jaune et y ondulent des lignes d’autres couleurs criardes. Même heure qu’hier, je crois. Je me lève alors et me rapproche des quais qui longent le fleuve, ou en tout cas ce qu’il en reste. L’eau n’est plus là, il n’y a que du sable sec où même le ciel ne peut se refléter. Soudain des bruits de fête foraine me parviennent sans qu’il n’y en ait aux alentours. Il y a sur la place quelques stands seulement, baignés dans la lumière d’un crépuscule qui s’éternise et contre lequel tentent de lutter des néons violets et bleus. Les lumières flottent puis s’évanouissent dans un air toujours chargé des courbures que lui donnent la chaleur. Quelques silhouettes parsèment la place mais essentiellement il n’y a que moi. Je fais quelques essais de tir à la fausse carabine sur des gobelets mais n’y gagne que des jetons pour les machines à pinces où dorment des peluches. Là l’échec est encore plus grand puisque je n’en gagne aucune.

    Je me retourne pour revenir vers le stand de tir, mais constate assez vite qu’il ne me sera plus possible d’y gagner quoique ce soit. Une flaque de plastique fondu s’échappe de sous la cahute, un liquide multicolore qui glisse comme de la lave molle sur le pavé, remplissant les interstices laissés par les joints cimentés et créant des cercles informes autour du stand. Il n’y a presque plus rien de suspendu aux fils, tout est au sol. Et il fait chaud, si chaud. Même le bruit qui vient cogner mes oreilles est chaud alors que s’approche une fanfare qui longe les quais. Je les avais vus de loin en arrivant mais étrangement ils ne s’étaient réellement approchés que maintenant, et à une allure qui les faisait apparaître comme appartenant à un autre plan de la réalité. Les silhouettes qui coupent sa file pour marcher sur le lit du fleuve vide au lieu de prendre le pont vont au moins deux fois plus vite qu’eux. Même le plastique coulant qui va dans leur direction semble aller plus vite. Ainsi quand il leur coupa la route et que la fanfare ne sut s’arrêter, elle fut bientôt immobilisée au sol comme une gigantesque statue. Je vins à me demander alors si ce n’était pas une statue, de base. Les musiciens ne bougèrent pas davantage, ni leurs pieds pris par la lave collante, ni leurs jambes, ni le haut de leur corps. À bien y regarder ils ne jouent même plus de musique. Le bruit s’est arrêté sans que je ne le remarque. Il y avait-il une statue ici avant ? Sans doute. Il ne se passe rien. Il n’a rien pu se passer. De toute façon. Oui, il y avait sans doute une statue ici. Et il y avait-il eu un fleuve un jour ? Je ne vois plus le sable, la vue bloquée par la fanfare, alors je passe de l’autre côté, et l’eau est là, et le ciel est bleu. Où étaient les aurores de plastique, je ne le savais pas, où étaient les gens assis dans le sable du fond du fleuve, peut-être n’avaient-ils jamais été là.

Il fait chaud, c’est l’été, et il ne se passe rien. C’est comme ça.

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Liné
Posté le 11/01/2020
Ha, j'adore... Et je me sens en pleine empathie avec ton/ta narrateur.trice. Je ne sais pas trop comment commenter une réflexion sur le vide, sur la finitude et le rien, en écrivant beaucoup - ça me paraîtrait complètement inapproprié.

Petite minute psychanalyse (peut-être à la noix) : pour moi, le plastique est un matériau hautement néfaste, et au milieu de ce rien, j'ai aussi ressenti une forme de lassitude par rapport à ce que l'on fait du monde qui nous entoure... Bref :-)

En tout cas, merci beaucoup.
Lyrou
Posté le 24/01/2020
Aha pas faux, là dessus la taille de la nouvelle m'a parut correspondre aussi
Pas à la noix c'est toujours sympa de voir les interprétations qu'on peut faire d'un texte comme celui-ci en le lisant :0
Merci d'être passée sur ces deux petites nouvelles liné <3
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