Tu sais, ma chérie, la dernière fois que je l’ai vue, ta mère, ça remonte… Oh là là, ça remonte ! C’était l’été dernier, je crois. Pas sûre que je puisse t’aider.
Mais elle allait bien, hein ! Va pas croire qu’elle a des soucis. A nos âges, tu vois, parfois ça nous prend. On passe notre vie à travailler, travailler, et passés les cinquante ans, pouf ! volatilisées ! Des lubies, qu’on chope. On réalise enfin, et c’est jamais trop tard, garde bien ça en tête ma chérie, et ben on réalise que notre vie, elle nous appartient.
Elle va revenir. Je te jure, elle va revenir. Ma main à couper.
Ma lubie, à moi, tu me croiras ou pas, et ben c’est les pancartes. Tu vois, pour les manifs. Avec ma hanche, pas possible de marcher sur des kilomètres. Mais des pancartes, ça, je peux. De toutes les couleurs et de toutes les tailles. On me dit, Sabrina, demain y’a manif. Si tu veux, fais-nous une de tes pancartes. Et bam ! je le fais. Je peux te dire qu’il s’en remet pas, l’épicier d’en bas, du nombre de cartons que je lui pique.
Chacun son mode d’expression. Il y en a qui ouvrent leur gueule en permanence, surtout sur les plateaux télé. Moi, je fais des pancartes que je donne aux autres. Je les garde même pas.
Tu vois, des lubies. Un truc pour calmer les nerfs et qui fait du mal à personne. Ta mère, elle a dû se trouver un truc dans ce goût-là. Un truc qui implique qu’elle aille et qu’elle vienne, qu’elle disparaisse d’un coup sans prévenir.
Et puis, il faut dire qu’il est pas facile, ce métier qu’on fait. « Ingrat », dit souvent ta mère. Elle trouve pile les bons mots, parfois. Femme de ménage. C’est pas un emploi dont on rêve, quand on est gosses. Comme choix de vie, on connaît mieux. Enfin, « choix »…
Tu veux une clope ?
Moi aussi, si j’avais le courage, je me barrerais.
Enfin bon. On fait avec ce qu’on a, quoi.
D’ailleurs, tu connais pas la dernière qu’ils m’ont faite, à l’agence ? Et ben, tiens-toi bien, ces connards m’ont collé un procès au cul. Oui ! T’y crois, ça ? Faut que je me rende à l’audience. Le mois prochain, que c’est. Je sais pas ce que je vais pouvoir y dire. Je comprends que dalle. Suis même pas sûre de ce qu’on me reproche.
Tout ça à cause de mon congé. Tu t’en souviens, hein ? L’été dernier. Quand je pense à comment ça s’est goupillé… Situation d’urgence, tu sais. Sur le moment je les appelle, situation de crise, et j’explique que je suis désolée, sincèrement, mais que là je peux pas travailler. Alors, d’accord, ils acceptent. Donc j’ai mon après-midi. Je règle mon truc, et après coup ils changent d’avis : soi-disant que j’abuse, de quoi je sais pas, que j’aurais du m’occuper du client malgré tout. Bon. Je pige pas, mais je me défends. Sauf que ça change rien : les connards, non seulement ils retiennent des tas de trucs sur ma paie, mais ils me retirent des ménages ! Et là, oh là là ma chérie, je suis entrée dans une colère… Mais noire ! noire, noire, noire !
Tu sais, j’ai pas tous les codes. J’ai jamais fini l’école, je cause comme ça, sans faire joli, parfois ça bouillonne et puis ça pète, une vraie cocotte-minute déglinguée. Tu me connais. Là, je sais pas ce qui m’a pris, coup de folie ou coup de génie, mais figure-toi que j’ai crisé, mais crisé bien comme il faut, là-bas, à l’agence, dans le bureau du gérant. J’ai gueulé, gueulé, gueulé, oh là là, même toi ma chérie tu m’aurais vue… Et puis j’ai peut-être aussi giflé quelqu’un, je sais plus. Ça m’a fait du bien. J’avoue que ça m’a fait du bien. Cette boule de colère, là, tu sais, qui grossit, qui grossit, parfois c’est dans la gorge et parfois c’est dans l’estomac, ça peut même retomber dans le ventre et te tordre les entrailles, cette rage qui grossit et grossit encore, à chaque fois qu’on te maltraite ou qu’on te prend de haut, tu sais, quand on te regarde droit dans les yeux, qu’on te dénigre avec beaucoup de calme et avec les bons mots, ceux que toi t’as pas, à un moment… à un moment, t’en peux plus. T’exploses. A ta manière, mais t’exploses. Moi, c’était cette crise.
Du coup, je suis dans la merde. J’attends l’audience.
Tu reprends un café ?
Et en attendant, ma plainte, elle est encore quelque part sur le bureau du procureur. Elle a pas bougé, enfin je crois pas. Je pense que j’en aurais entendu parler. Non ?
N’empêche, ce que je me dis tous les jours ou presque, c’est que ce pervers, là, qui a essayé de me sauter dessus dans le hall, si ça se trouve il rode toujours. Et pas très loin. S’il en a été capable une fois, pourquoi pas deux ? trois ? D’autant qu’à mon avis, ma chérie, j’étais pas la première. Il semblait bien sûr de lui, en fait, ce taré. Il avait pas froid, avec sa cagoule et sa bite à l’air. Une érection, mais… pas possible ! Je voyais que ça, cette érection monstrueuse. Pas moyen de l’identifier. On m’a présenté des suspects mais j’ai même pas vu ses yeux, alors…
A l’agence, ils ont pas voulu que j’y retourne. Chez ce client. Soi-disant ma sécurité, mon syndrome post-traumatique, tout ça. Que remettre les pieds dans le quartier, ce serait dangereux pour ma fragile petite personne. Tu parles ! C’est parce qu’ils me font plus confiance ! Parce qu’ils imaginent que je vais les planter une deuxième fois ! Mais la sécurité de ma remplaçante, tu vois, son intégrité et sa dignité, à cette pauvre femme de ménage que je connais même pas mais qui passe toutes les semaines dans ce pâté de maisons, dans cet immeuble, dans ce hall où l’autre taré m’est tombé dessus… Ça non, ils y pensent pas ! Connards.
Dire que j’ai perdu mon jour de congé pour… pour ça, pour porter plainte, à cause d’un énième taré. Avec les résultats que ça a donné.
Ils sont forts, quand même, hein ? Pour tout retourner. Pour tout mettre sans-dessus-dessous. Les mecs de l’agence, le pervers du hall d’immeuble, le procureur… Et moi, qu’est-ce que j’arrive à retourner ? Rien.
Cerise sur le gâteau, ma chérie, le client de l’immeuble où j’ai été agressée, je t’ai jamais raconté ? Et ben un taré, lui aussi, mais très différent. Rien de sexuel, je te rassure. Non, lui, c’est juste un pauvre monsieur, tout vieux, tout fripé, qui n’arrive plus à enfiler ses propres fringues et qui erre, là, chez lui, comme une âme en peine. Il marmonne dans sa barbe, parfois je comprends ce qu’il dit, parfois pas. Mais quand tu comprends, ça fait flipper. Lui, c’est pas une femme de ménage, qu’il lui faut. C’est une assistance psychiatrique. Je déconne pas. C’est pas une insulte. Un jour, tu sais pas ? Il m’a pas reconnue, il m’a menacée avec un couteau.
Quand même, femme de ménage… « Ingrat », elle a bien raison, ta mère. « Ingrat »… Elle a raison aussi de se barrer. Ça me laisse songeuse…
Si ça se trouve, c’est elle ma remplaçante ! T’imagines ?
Elle va revenir. Où qu’elle soit, y’a aucune raison qu’elle revienne pas.
Note de l'autrice : nouvelle directement inspirée d'un témoignage réel, dont seulement quelques détails ont été modifiés.
A bientôt !