Réponses perchées en bord de mer

   Alors que j’arpentais les ruelles de cette ville que le panonceau nommait Killybegs je m’arrêtai devant la devanture d’une boucherie.

   Toute cette viande mettait l’eau à la gueule de la bête. Elle en salivait de désir. Son immense mâchoire gouttait sur le sol et allait de concert avec la pluie qui martelait le pavé.

   Les murs effrités de quelques bâtisses en vétusté donnaient à ce lieu une allure plutôt sinistre qui se mariait bien avec l’atmosphère pesante que je ressentais planer sur moi. J’ignorais pourquoi mais au fond de moi je percevais les prémices d’une catastrophe à venir. Et je savais qu’elle serait du fait de la bête, de mon fait.

   J’étais concentré sur ma propre respiration saccadée, entre deux, trois battements de cœur. L’œil et l’oreille alertes, je scrutais les alentours avec grande attention.

   La bête huma l’air, elle renifla. L’odeur de la viande présentée en vitrine la narguait. Elle ne désirait qu’une chose, mordre dedans. Je préférais cela à la voir massacrer un pauvre innocent. Je relâchai un peu la chaîne qui jusque-là la maintenait captive.

   La bête, lorsqu’elle sentit ses chaînes se desserrer, lâcha un léger grognement avant d’entrer dans la boucherie. Elle poussa doucement la porte, avançant sur des pas de velours, inaudible à toute autre oreille. Elle s’approcha furtivement d’un morceau de choix, le saisit en pleine gueule et se redirigea vers la sortie. Elle était presque dehors lorsqu’elle entendit : « Hé ! »

    Elle se retourna et fit face au boucher. Lorsque ce dernier put contempler l’hideux monstre qui l’observait maintenant avec des yeux emplis de mépris, il hurla de terreur. Cela eut pour effet d’énerver encore plus la bête. Celle-ci lâcha son morceau de viande et se jeta sur le pauvre homme. Elle planta ses énormes crocs dans sa jugulaire, faisant ainsi jaillir le sang en fontaine macabre. Le boucher regardait désormais dans le vide ; ses yeux renvoyaient l’effroi qu’il avait ressenti à la vue de la créature, sa bouche était restée grande ouverte comme pour lancer un dernier hurlement qui jamais ne se fera entendre.

    La bête saisit ensuite sa viande et fila aussi vite que possible avant d’attirer du monde.

    Terré dans le jardin d’une petite maison, je pus reprendre le contrôle. Je pouvais encore sentir le goût du sang de ce pauvre homme dans ma bouche. Ce goût âpre et ferreux. Je voulais fondre en larmes pour cet horrible crime, mais je n’en fis rien. Tout ce que j’éprouvais c’était de la colère et de la rancœur contre moi-même. Et j’avais encore l’apparence de cette bête, sans moyen de revoir un jour l’humain que j’avais été jadis. Du moins c’était ce que je croyais.

    J’essayai de me remémorer l’être d’avant. Je visualisai un nez, des yeux, des oreilles qui auraient pu être humain. Je fis appel au souvenir de mes membres, de mes mains. Je me concentrai sur les battements de mon cœur, en rythme avec ma faible respiration.

    À ce moment, je ressentis une vive démangeaison dans tout le corps. Puis en suivie une douleur vive. Je me mis à hurler à la mort, à me contorsionner dans tous les sens. Je pleurais, mes larmes brouillaient ma vision. Cette terrible souffrance paraissait interminable. Puis, plus rien. Mes hurlements laissèrent place à un paisible silence.

    Je séchai mes larmes et là je réalisai avec stupeur et également une grande joie que j’avais retrouvé apparence humaine. Je pouvais donc faire cela ?

     Toutefois, ma peine n’était pas encore terminée car je pouvais toujours sentir au fond de moi la bête, hurlant, grognant de colère. Cette fois c’était elle qui se retrouvait prisonnière de mon corps, et elle n’avait pas l’air d’apprécier. Ma conscience pouvait l’entendre. Elle gémissait.

      Je m’apprêtais à quitter les lieux lorsque j’entendis : « Qui êtes-vous et que faites-vous là nu comme un ver ?

Je levai les yeux et aperçus une vielle dame qui se tenait là sur le seuil de la porte. Je bredouillai alors :

       — Je…je n’en sais rien, répondis-je.

       — Vous n’en savez rien ?

      — Tout ce dont je me souviens, c’est cet endroit sombre. Après c’est le trou noir total. »

   La vieille dame me scruta longuement. Puis, lâchant un souffle exaspéré comme si j’avais été un quelconque énergumène soul voire pire, drogué, elle m’invita à entrer.

 

 

 

 

 

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