Renaissance : Partie I

Notes de l’auteur : Cette histoire sera divisée en trois parties, et aura sûrement une suite. Bonne lecture !

Chaque hiver, les vents du Nord s'abattent sur Meerseid, n'épargnant aucun quartier, aucune rue, aucun bâtiment, aucune parcelle de béton ; et portent l'air marin sur des kilomètres à l'intérieur des terres.

La peau d'Emma est aussi froide que le rebord de fenêtre en brique sur lequel elle est assise, mais cela ne la dérange pas. Elle ne le sent même plus.

Son pied pend mollement dans le vide, et elle se tient avachie contre un des murs qui bordent la fenêtre condamnée par d'épaisses planches de bois. La ruelle qu'elle surplombe est étroite et sombre. La seule source de lumière est le petit point orange au bout de la cigarette qui brûle entre ses doigts.

La ruelle est humide à cause de la pluie qui est tombée toute la journée. Cette nuit par contre, le ciel est dépourvu de nuages et, en plissant les yeux, Emma arrive à voir quelques points lumineux là-haut.

Emma amène la cigarette à ses lèvres et force ses poumons engourdis à fonctionner. La fumée lui brûle l'intérieur de la poitrine d'une façon qui n'est ni chaleureuse, ni douloureuse. Emma force la fumée à ressortir dans un souffle qui ressemble plus à un soupire qu'a une simple expiration.

L'humaine qu'elle a entendu venir il y a maintenant bien cinq minutes arrive enfin à hauteur de sa ruelle. Son pas est rapide, nerveux. Sa respiration l'est tout autant. Elle grelotte de froid, mais ne semble y porter aucune attention.

L'humaine ne continue pas dans la rue principale. Elle entre dans la ruelle, et Emma tourne paresseusement la tête pour enfin la regarder. Elle est grande et a la présence d'une personne qui a l'habitude – non, qui s'attend – à ce que tous les regards se tournent vers elle quand elle entre dans une pièce. L'arrogance de l'humaine couplée à sa détermination réveille quelque chose dans l'esprit d'Emma qui la force à l'admirer.

Mais au final, elle n'est qu'une humaine comme les autres, et la seule raison pour laquelle Emma s'est intéressée à elle, c'est à cause des bruits de pas des deux personnes qui la suivent depuis maintenant plusieurs minutes.

Deux silhouettes apparaissent à l'entrée de la ruelle, et si Emma avait encore un cœur qui bat – ou même encore quelque chose à foutre de ce qui se passe dans le monde autour d'elle – ce dernier aurait accéléré en voyant les deux figures menaçantes.

Deux ombres, reconnaissables à leurs vêtements noirs qui recouvrent tout leurs corps sauf le haut de leur visage, suivent la jeune fille. Pourquoi les ombres, l’organisation criminelle qui échappe à la police de Meerseid depuis des années, s’intéresseraient à elle ?

L'humaine ne s'est toujours pas rendue compte du danger derrière elle – ni de celui au-dessus d'elle d'ailleurs.

Emma plisse les yeux dans sa direction – il faut qu'elle se nourrisse à nouveau, sinon elle va bientôt redevenir aveugle – et reconnaît enfin la jeune fille, avec ses cheveux noirs et lisses, et sa frange : Zillah Zillmann.

Grâce à ce nom, Emma est capable de comprendre deux choses. De un, ses parents la détestent sûrement pour lui avoir donné ce prénom avec un tel nom de famille. De deux, les deux ombres veulent son argent. Ou plus précisément, celui de ses parents.

Les Zillmann sont à la tête de la fameuse marque automobile du même nom. Et leur fille est sur le point de se faire enlever.

Emma pousse un nouveau soupire accompagné de fumée.

Elle ne sursaute pas quand Zillmann pousse un cri quelques mètres plus bas, et elle regarde à peine quand la millionnaire est plaquée contre le mur de la ruelle, un couteau sous la gorge.

- On s'est perdue ? Demande l'homme ombre qui tient le couteau.

Zillmann se débat contre l'ombre et pousse un grognement de frustration quand elle n'arrive pas à se libérer. Elle ne semble pas très effrayée par la lame près de sa jugulaire. Cela crée une faible et brève étincelle d'amusement chez Emma.

- Son Altesse est venue voir le petit peuple ? Moque la femme ombre. Elle trouve les quartiers malfamés exotiques, peut-être ?

- Vous avez vraiment mal choisi votre nuit, gronde Zillmann en serrant le bras de l'homme qui la tient contre le mur.

Elle lui donne des coups de pieds, frappe son bras, mais rien n'y fait, il ne la lâche pas.

Emma s'est toujours demandée s'ils portaient des armures légères sous leurs accoutrements ridicules, ou s'ils étaient là purement pour l'esthétique.

Les ombres portent toutes les mêmes vêtements, cachant leurs identités derrière des masques. Il n'y a personne à traquer, personne à arrêter, aucune maison, aucun bâtiment à fouiller s'il n'y a aucun visage ou nom à rattacher à l'organisation.

Les deux ombres se contentent de rigoler face aux efforts pitoyables de la jeune millionnaire.

- Si vous avez fait du mal à mon frère, je vous jure que vous en payerez de votre vie ! Rage Zillmann.

Les rires des deux ombres s'arrêtent.

- Ton frère ? Tu veux dire que tu n'es pas la seule Zillmann dans Kilblutt ce soir ?

Ah, pense Emma, donc apparemment la stupidité est un trait courant dans la famille.

Les deux ombres échangent un regard.

- Deux otages, double rançon, dit la femme.

Zillman semble enfin se rendre compte de la connerie qu'elle vient de faire.

- Où est-il ? Demande l'homme en appliquant un peu plus de pression sur le cou de la millionnaire, assez pour que la lame perce sa peau et que du sang coule le long du couteau.

Emma ferme les yeux, comme si ne plus le voir allait faire disparaître sa gorge sèche, ses muscles raides et douloureux, et la façon dont son corps recommence à pourrir.

- Qu'est-ce que tu crois que je fous dans ces ruelles en plein milieu de la nuit ?! Réplique Zillmann en se débattant de plus belle.

Zillmann pousse un cri de douleur alors que le dos de la main de l'homme entre en contact avec son visage avec un claquement.

- On devrait la ramener et prévenir les autres que son frère est dans le coin. Même si on ne trouve pas son frère nous-même, la récompense pour l'avoir trouvée elle nous reviendra, propose la femme.

La cigarette s'éteint entre ses doigts, le feu n'ayant plus rien à brûler, et Emma rouvre les yeux. Elle regarde les cendres tomber avec une lenteur douloureuse jusque dans la ruelle plusieurs mètres plus bas.

Avant de comprendre ce qui se passe, Emma tombe après elles.

Emma atterrit silencieusement sur ses pieds, derrière les deux ombres, et les yeux écarquillés de Zillmann croisent les siens.

Sans pouvoir s'en empêcher, Emma se fige. Cela fait bien longtemps depuis la dernière fois que quelqu'un a posé les yeux sur elle. Elle ne se rappelle même plus quand est-ce qu'elle a vu sa personne se refléter dans l'esprit de quelqu'un d'autre pour la dernière fois. Même ses victimes, elle les approche par derrière.

Soudain, Emma se retrouve consciente de l'état dans lequel elle doit être, ce à quoi elle doit ressembler. Elle ne s'est pas nourrie depuis plusieurs jours, et son corps doit sembler bien trop mort pour qu'elle puisse paraître humaine. Peau blanche et froide au toucher, le blanc de ses yeux secs ayant viré au gris, ses crocs sortis ; Emma est surprise que Zillmann ne crie pas d'horreur en la voyant.

Suivant son regard, la femme ombre devine de suite que quelqu'un ou quelque chose se trouve derrière elle. Elle plonge sa main à l'intérieur de son manteau et se retourne, pointant un pistolet sur Emma. Emma saisit son poignet et dévie le coup, qui part vers le ciel.

Le coup l'effraie et la puissance du bruit la rend sourde pendant un instant. Le grondement inhumain qui sort de sa gorge n'est que la réaction d'un prédateur menacé.

- C'est quoi ça ? S'exclame la femme en la voyant.

Le semelle de la botte d'Emma s'écrase contre le torse de la femme, et elle percute le mur opposé de la ruelle. La femme tombe au sol, inconsciente.

Un autre coup de feu retentit dans la ruelle, et la balle se brûle un passage à travers sa peau froide, ses muscles raides, son cœur éteint, et ressort dans une explosion de chair dans son dos.

Par pur réflexe, à cause de la douleur, Emma frappe l'ombre du dos de son poing. L'homme s'écrase au sol, inconscient également.

Emma regarde le trou dans son t-shirt et sa poitrine, et les quelques gouttes de sang qui lui restaient encore qui s'en écoulent.

Bizarrement, on ne lui a jamais tiré dessus par le passé. La nouvelle sensation est étonnante ; ça, elle ne le cache pas. Ainsi qu'un peu désagréable. Voir très douloureuse. Mais en tout cas, que de nouvelles expériences ce soir !

Emma s'écroule.

Zillmann sort enfin de son état de stupeur et la rattrape avant qu'elle ne tombe au sol. Elle jure quand elle se retrouve avec le poids mort d'Emma dans ses bras, et tente de poser délicatement l'autre jeune femme sur le sol, dos contre le mur de la ruelle.

Une fois sa tâche accomplie, Zillmann ne perd pas de temps à s'écarter d'elle. Emma s'attend à ce qu'elle parte en hurlant, à ce qu'elle lui crache dessus et la roue de coups, ou à ce qu'au moins elle montre un peu de peur face à l'abomination devant elle, mais la jeune millionnaire ne fait rien de cela. Elle reste debout face à elle, des traces noires de maquillage sur ses joues, laissées là par ses larmes de colère. Son regard émerveillé est fixé sur Emma.

- C'est toi, réalise Zillmann. Tu es la silhouette dont tout le monde parle.

Emma pousse un grognement et tente de se relever. La douleur est telle qu'elle a l'impression de s'être fait tirer une deuxième fois dessus. Elle frappe du poing le sol, faisant sursauter Zillmann. Pas que courir maintenant serait bien utile : Zillmann a vu son visage. Elle sait à quoi elle ressemble, et ce qu'elle est.

- Je ne vois pas de quoi tu parles ! Réplique Emma en enfonçant ses ongles dans la paume de sa main.

Aucune goutte de sang n'en sort. Elle est à sec.

- Mais si, c'est toi ! Toutes ces personnes qui ont été sauvées de voleurs et de violeurs...et...et même d'ombres ! Ils ont dit qu'ils n'avaient vu qu'une silhouette, et que la seconde d'après leur attaquant avait disparu !

OK, pense Emma, essayer de réconcilier ses nouveaux besoins à son éthique et à ses envies de justice n'était peut-être pas une si bonne idée en rétrospective.

Comme seule réponse, Emma la fusille du regard, mais Zillmann continue de la regarder, semblant fascinée et émerveillée par le monstre devant elle.

- Pars avant qu'ils ne se réveillent ! Ordonne Emma.

- Mais...et toi ? Demande Zillman, semblant maintenant hésitante.

- Pars ! Laisse-moi !

Il est hors de question qu'elle se prenne une deuxième balle pour elle.

- Tu es blessée !

Zillmann s'agenouille à côté d'Emma et pose sa main sur sa blessure, comme si elle essayait de stopper l'hémorragie. Emma sursaute au contact.

- Qu'est-ce que tu fous ? S'exclame Emma.

- À ton avis ! Réplique Zillmann. Merde, j'ai plus de batterie...

Elle tourne la tête vers l'entrée de la ruelle, cherchant s'il n'y aurait pas un piéton ou même une voiture qu'elle pourrait essayer d'arrêter.

C'est inutile, Emma sait qu'il n'y a personne à moins de cent mètres à la ronde dans les rues autour d'elles.

- Est-ce que t'as mauvaise vue en plus d'être stupide ? Demande Emma sérieusement.

- Va te faire voir ! J'essaye de t'aider, bordel !

Zillmann est en train de paniquer, et Emma n'est même pas en train de mourir.

- Tu voudrais pas me passer ton manteau tant qu'on y est ? Faudrait pas que j'attrape froid !

Un grognement s'élève de l'autre côté de la ruelle, et les deux jeunes femmes se tournent vers l'ombre qu'Emma a envoyée contre le mur.

- Faut pas qu'on reste ici, dit Zillmann.

Emma ne la contredit pas. De toute évidence, elle ne pourra aller nul part toute seule dans cet état, et les deux ombres ont également vu son visage et ce qu'elle est.

Elle laisse Zillmann la relever et l'aider à marcher jusqu'à l'hôtel le plus proche. Un hôtel miteux – forcément, il n'y a que ça dans le quartier de Kilblutt – sur plusieurs étages ; le genre d'hôtel qui a des chambres qui donnent l'impression que ce serait plus propre de dormir sur le trottoir.

Zillmann paye le double du prix pour s'assurer qu'elles aient une chambre au premier étage pour pouvoir sortir par la fenêtre au cas où les ombres les retrouvent.

Zillmann l'aide à marcher jusqu'au lit et à s'allonger dessus. Emma essaye de s'installer confortablement sur les draps, une grimace de douleur sur le visage, et la jeune millionnaire se dirige vers la salle de bain adjacente.

Ignorant la raideur des muscles de ses bras, Emma rouvre sa veste en cuir qu'elle avait fermée pour cacher sa blessure à l'homme derrière le comptoir. Le trou dans sa poitrine est toujours là ; elle est déjà trop morte pour qu'il se referme tout seul.

Zillmann revient dans la pièce principale avec des mains propres et avec une serviette humide. Elle s'approche d'Emma, et cette dernière trésaille quand elle tend la main vers elle.

- Ne me touche pas ! Siffle Emma.

Zillmann lui passe la serviette en levant les yeux au ciel, puis recule avec les mains en l'air, comme pour montrer qu'elle n'est pas armée.

Emma a besoin de la serviette, c'est la seule raison pour laquelle elle se retient de lui jeter à la figure.

Emma essuie le peu de sang qui se trouve autour de la blessure, jurant à voix basse, et Zillmann va se poster près de la fenêtre qui donne sur la rue. Au moins elle a la présence d'esprit de se cacher partiellement derrière les rideaux, pense Emma.

- Est-ce que tu vas mourir ? Demande Zillmann.

- Je suis déjà morte.

Zillmann pousse un soupir.

- Tu sais très bien ce que je voulais dire.

Emma laisse tomber la serviette sur la table de nuit et se met à fixer le plafond.

- Oui, réplique-t-elle. Non. Je sais pas ! Y avait personne pour me passer le manuel du mort-vivant quand je me suis réveillée.

Elle ne sait même pas si elle est la seule, ou s'il y en a d'autres comme elle.

Emma n'a pas besoin de regarder Zillmann pour savoir qu'elle a envie de lui demander comment c'est arrivé. Elle l'entend même prendre une inspiration pour parler, mais au dernier moment, Zillmann referme la bouche, pensant sûrement que ce serait malpoli.

Les mains d'Emma se détendent sur les draps du lit.

- Ça se trouve il est déjà inconscient dans une ruelle, à moitié mort, dit Zillmann.

Emma ferme les yeux et enfonce un peu plus sa tête dans l'oreiller, essayant de ne pas penser à tout ce qui a dû traîner dessus ou à la dernière fois qu'il a dû être lavé.

- T'inquiètes pas, réplique Emma avec une voix rauque à cause de sa gorge sèche. Les ombres se sont sûrement déjà réveillées depuis. Elle ne vont pas tarder à trouver ton frère.

- Ouais, et il va être détenu plusieurs jours dans un sous-sol délabré, sûrement avec encore plus de drogue dans les veines que quand ils l'ont trouvé. Et ça, c'est seulement s'il n'a pas déjà fait une overdose à l'heure qu'il est !

C'est dans ces moments qu'Emma est contente de ne plus faire partie des vivants. Ah, la mort...ça résout tellement de problèmes !

- Ferme-la, murmure Emma ne voulant pas penser à sa propre famille.

- Tout est de ma faute.

- Rien à faire.

Emma est tellement fatiguée. Ses muscles sont tellement lourds, et ses yeux la brûlent ; tout son corps semble être aussi sec qu'un désert. Elle a l'impression que son cerveau est en feu.

- Hé, tu peux m'aider ! Réalise Zillmann en se tournant vers elle.

Emma rouvre difficilement les yeux, et réussit à peine à percevoir le plafond sale au-dessus d'elle. Elle a encore perdu de sa vision. Ce n'est plus seulement le blanc de ses yeux qui est touché, c'est toute sa cornée qui est en train de s'opacifier. La mort la rattrape.

- Je ne suis pas détective privée.

- Non, t'es un héros. C'est encore mieux !

Emma ne voit plus que des ombres grises devant elle, plus ou moins foncées en fonction du fait qu'elles soient proches ou non, mais elle tourne quand même la tête vers Zillmann. Elle entend sa respiration se coincer dans sa gorge quand elle voit ses yeux morts.

- Je ne suis pas un héros. Je ne suis personne. Je ne suis rien. Je suis morte. Alors laisse-moi tranquille.

Elle tourne à nouveau la tête vers le plafond et ferme les yeux, pensant enfin avoir la paix.

- Très bien, gronde Zillmann. Je sauverai mon frère, avec ou sans ton aide.

Puis elle traverse la chambre à grandes enjambées, le claquement énervé de ses pas sur le sol réveillant les clients de la chambre d'en-dessous. Emma imagine qu'elle a le même air déterminé et arrogant que plutôt dans la ruelle. Dommage qu'Emma ne puisse pas le voir.

Zillmann claque la porte derrière elle, et Emma l'entend remonter le couloir vers l'escalier, avant de...

Emma pousse un soupire, et un moment plus tard la porte s'ouvre à nouveau.

- Tu sauves toutes ces personnes ! Pourquoi tu ne veux pas m'aider ? Demande Zillmann en refermant la porte derrière elle.

- Je n'aide personne, je me nourris. Je préfère juste ne pas prendre aux innocents, explique Emma d'une voix lasse.

- Et qu'est-ce que tu vas faire alors, si tu ne m'aides pas ?

Emma croise d'une manière théâtrale ses bras sur sa poitrine, comme le ferait un vampire dans son cercueil.

- Tu fais quoi, là ? Demande Zillmann d'une voix condescendante. Une sieste ? T'attends le lever du soleil peut-être ?

- Non, j'attends la femme de ménage. Je la connais, c'est une conne, explique Emma avec un sourire aux coins des lèvres.

Zillmann pousse un nouveau soupire, et Emma l'imagine lever les yeux au ciel. Son sourire s'agrandit.

Puis Zillmann renifle plusieurs fois.

- C'est quoi cette odeur ? Demande-t-elle, le dégoût évident dans sa voix.

- C'est moi. Je suis en train de pourrir, explique Emma.

- Oh.

Difficile de trouver quelque chose à répondre à ça. Au moins, Emma a réussit à lui clouer le bec pendant quelques secondes.

- Est-ce...est-ce que ça aiderait...peut-être ? Du...euh...du...que tu te nourrisses, je veux di...

- N'y pense même pas, la coupe Emma avant que ses bafouillements puissent continuer et mener à une proposition qui serait très gênante.

Et puis, la surprise n'est pas la seule raison pour laquelle elle attaque toujours ses proies par derrière.

- Pourquoi ? S'exclame Zillmann comme si Emma l'avait offensée.

- Parce que je ne veux pas. Pas toi, répond la jeune femme.

Zillmann croise ses bras sur sa poitrine.

- Qui alors ? Le mec du comptoir ? Il avait l'air louche.

- Non, il s'occupe de sa femme malade. Et puis il fume. Ils ont toujours mauvais goût ceux-là.

- Y a pas quelqu'un d'autre dans l'hôtel ?

Emma prend un moment pour écouter. L'ouïe est toujours le sens qui part en dernier. D'abord il y a l'odorat – ce qui est toujours une bonne chose vu l'odeur de pourriture – puis il y a la vue à cause de sa cornée, et enfin le goût et le toucher. Et seulement après, l'ouïe.

Emma a de plus en plus de mal à se représenter les motifs en reliefs des draps sous ses doigts.

- La femme au deuxième étage, dans la chambre juste au-dessus de la nôtre. Elle est en train de gueuler sur son petit-ami. Elle vient de lui jeter une bouteille de verre à la figure. Il est en train de saigner.

Zillmann hoche la tête. Les battements de son cœur ont accéléré à ses mots.

- Comment je la fais venir dans la chambre ?

- Dis-lui que tu travailles pour l'hôtel et que ton patron s'est trompé dans la payement, qu'il lui a fait payer une chambre pour trois au lieu de deux, qu'il lui doit de l'argent.

- Tu crois vraiment que ça va fonctionner ? Demande Zillmann, semblant soudainement perdre toute assurance.

- C'est louche, mais vu que c'est de l'argent, elle voudra s'assurer qu'on ne l'a pas arnaquée.

Et puis, vu la façon dont elle articule ses mots, elle a bu. Beaucoup.

Zillmann ouvre la porte, mais Emma l'arrête avant qu'elle ne puisse sortir :

- Quand tu l'amènes, pousse-la dans la chambre et ferme la porte à clés derrière elle. Reste dans le couloir.

Emma ne peut plus la voir, mais elle peut entendre son hoquet de surprise. Peut-être ne s'était-elle pas rendue compte, jusqu'à maintenant, de ce qu'elle proposait de faire pour Emma.

- OK, répond doucement Zillmann d'une voix dépourvue d'émotions.

 

- Hé ! Mais qu'est-ce que tu fous ?! Crie la femme.

Zillmann la pousse, et la femme tombe au sol. La porte se referme dans un claquement et la clés tourne dans la serrure avec un grincement sinistre.

- Salope ! Crie la voix stridente de la femme en se relevant. Ouvre la porte !

Elle frappe la porte, mais bien sûr, le bois ne cède pas. Elle est piégée.

Elle donne un dernier coup de pied à sa cage, puis se tourne vers le reste de la pièce.

Un cri de surprise et d'horreur s'échappe de sa gorge, et elle s’effondre contre la porte en essayant de s'éloigner de ce qui se trouve sur le lit.

Emma reste immobile.

Après un moment, la femme se relève et laisse échapper un juron. Puis un autre. Puis une bonne dizaine. Puis une fois le choc passé, elle s'approche prudemment du lit.

Emma la laisse faire.

Quel tableau morbide elle doit présenter : la lampe de chevet près de sa tête éclairant sa peau blafarde, son visage émacié et ses yeux blancs et vides grands ouverts ; ses longs cheveux blonds étendus atour de sa tête, contrastant avec ses habits noirs ; et ses bras croisés sur sa poitrine immobile.

La femme hésite. Elle se tourne vers la porte fermée, puis à nouveau vers le corps. Elle contourne le lit pour se trouver du côté où Emma est étendue.

Emma écoute les battements de son cœur qui commencent à se calmer.

La femme arrive à côté d'elle avec des mouvements prudents.

Emma se demande si elle sent le danger, même si elle ne peut pas le voir.

La femme se baisse vers elle, son haleine sans odeur soufflant délicatement sur la peau presque insensible du visage d'Emma.

Le moment d'après, Emma sent des mains sur elle : la femme est en train de lui faire les poches.

Tel un serpent caché dans les broussailles, attendant que sa proie soit assez proche, Emma attaque. Avec une vivacité et rapidité douloureuse dans son état, elle saisit le poignet de la femme, assez fort pour le lui broyer, et la tire vers elle. Son bras s'enroule autour de ses épaules. La femme tombe sur elle. Elle hurle de peur et de douleur. Emma lui mord le cou. Elle déchire peau, chair et veines, faisant redoubler ses cris, mais pas une seule goutte de sang ne tombe sur les draps du lit.

La femme se débat avec la virulence et la panique de tout animal face à la mort. Mais cela ne fait que resserrer la prise d'Emma sur son corps, alimentée par une nouvelle force dont elle a avait oublié le goût.

Emma a les yeux fermés, mais elle sait que sa cornée a perdu son opacité. Les muscles de ses bras et des ses jambes qui étaient aussi rigides que de la pierre s'enroulent maintenant avec facilité autour de la femme. Le feu qui ravageait son cerveau s'éteint soudainement, comme si on lui avait jeté dessus des litres d'eau froide et vivifiante, et la poitrine d'Emma se relève alors que ses poumons se remplissent. Pendant un bref moment, elle a l'impression que son cœur s'est remis à battre.

C'est la seule façon qu'elle a de se sentir vivante.

Elle ne perd pas le contrôle, elle l'abandonne avec joie.

 

Quand Emma reprend connaissance, la femme est immobile, allongée sur elle. Son corps paraît déjà froid contre celui maintenant chaud d'Emma.

La jeune femme ferme les yeux, se laissant encore quelques secondes pour savourer les vagues de plaisir qui traversent son corps, puis elle repousse le cadavre et le laisse tomber au sol. Elle secoue la tête, comme pour se remettre les idées en place, se rappelant que Zillmann attend encore dans le couloir.

Emma se relève, son corps ayant repris toute sa vivacité.

Avec une paire de ciseaux qu'elle trouve dans la salle de bain, elle masque les marques de morsures sur le cou de la femme. Elle doit les passer plusieurs fois sur la chair, le côté coupant des lames n'étant pas très affûté et les morsures étant profondes, mais après une minute, elle est satisfaite de son travail et retourne dans la salle de bain. Elle nettoie les ciseaux et les range, puis elle essuie le sang qu'elle a autour de la bouche et le long de sa gorge avec du papier toilette, qu'elle jette ensuite dans la cuvette. Elle tire la chasse d'eau puis retourne dans la chambre pour s'assurer qu'elle n'a laissé du sang nul part.

Emma rabat sa capuche sur ses cheveux blonds puis soulève le cadavre de la femme et le passe par-dessus son épaule. Elle saute par la fenêtre. En moins de cinq minutes, elle l'a déposé dans une ruelle quelques pâtés de maisons plus loin, et est remontée dans la chambre de la même façon qu'elle en est sortie.

Au moins ainsi, les autres clients de l'hôtel seront tout autant des suspects que Zillmann et elle. Et puis elles ne sont pas celles qui se baladent avec de grandes valises dans lesquelles on peut cacher des machines qui permettent de drainer une personne de tout son sang, donc même si la police conclue que le meurtre a eu lieu dans l'hôtel, elles ne devraient pas être considérées comme des suspectes.

Emma s'assure une dernière fois qu'il n'y a pas une seule goutte de sang sur sa personne, et elle remet ses vêtements en place, puis elle toque à la porte de la chambre.

- C'est ouvert, murmure une voix de l'autre côté.

Emma sort de la chambre.

Zillmann, qui était assise sur le sol, se relève sans jamais la quitter des yeux. Elle s'adosse au mur du couloir et croise les bras sur sa poitrine, ses épaules voûtées. Elle n'a plus l'air aussi déterminée et sûre d'elle maintenant.

- Est-ce que tu l'as tuée ? Demande Zillmann.

Zillmann sait très bien ce qu'elle est, elle n'est pas stupide.

- Non, répond Emma. Elle est juste inconsciente. Elle se réveillera dans quelques heures avec des vertiges et un mal de tête, et elle pensera que c'est l'alcool.

Et malgré le fait que Zillmann sache ce qu'elle est, Emma lui ment quand même. Sauf qu'Emma ne le fait pas pour elle-même. Elle se fiche que Zillmann la prenne pour un monstre ; c'est ce qu'elle est après tout.

Zillmann pousse un soupir de soulagement et ferme les yeux, laissant sa tête reposer contre le mur derrière elle. Les battements de son cœur se calment enfin.

Non, Emma ne le fait pas pour elle-même. C'est juste qu'elle ne veut pas que la jeune femme se sente coupable d'un meurtre qu'elle n'a pas commis.

Après un moment, Zillmann rouvre les yeux pour les poser sur elle. Elle l'observe de haut en bas.

- Quand t'as pas l'air d'une morte, t'es plutôt canon, plaisante-t-elle.

Emma sourit, plus pour lui faire plaisir qu'autre chose.

- Merci.

Les yeux d'Emma observent la peinture mal appliquée sur les murs, les lampes aux ampoules cassées, et la saleté dans les coins de la pièce ; et le silence s'étire entre les deux jeunes femmes.

Maintenant avec une meilleure vue, elle a été choquée, en sortant de la chambre, de voir les cernes noires sous les yeux de Zillmann, de voir son teint blafard, et sa lèvre inférieure détruite par le stresse.

Emma pousse un soupir. Elle sait qu'elle va regretter cette décision, mais maintenant que Zillmann l'a aidée, elle ne peut pas non plus la renvoyer arpenter les rues de Kilblutt seule.

- D'accord, dit Emma.

- Quoi ? Répond Zillmann qui, jusqu'à maintenant, était perdue dans ses pensées.

- D'accord, répète Emma en croisant ses bras sur sa poitrine. Je vais t'aider à trouver ton frère.

Elle trouve cela très dur, de regretter ses mots face à ce sourire.

 

- Est-ce que tu as la moindre idée d'où se fournit ton frère d'habitude ? Demande Emma en enfonçant ses mains dans les poches de sa veste.

Son corps est encore chaud du fait qu'elle vient de se nourrir, et l'air froid de la nuit lui mord la peau.

Zillmann marche à côté d'elle, ses yeux observant avec méfiance les ruelles autour d'elles de sous le rebord de sa capuche. Emma l'a rabattue sur sa tête quand elles sont sorties de l'hôtel pour cacher ses cheveux noirs et sa frange.

- Non, répond Zillmann, mais j'ai mené mon enquête. Et tous ceux à qui j'ai parlé n'avaient qu'un mot à la bouche : LUX.

Le mot a l'air familier à ses oreilles.

- LUX ? C'est quoi ça ?

- Une drogue qui vient d'arriver sur le marché. Et pas n'importe qui peut s'en fournir. Aucun de ceux que j'ai questionné n'en avaient déjà pris. Mais je ne sais pas si c'est parce qu'elle est trop chère, ou si c'est parce qu'il faut avoir les bonnes connections. Pas que ça ait beaucoup d'importance, mon frère a les deux, soupire Zillmann.

- Et qui la vend cette drogue ?

- Devine.

Emma lève les yeux vers le ciel, son index sur le menton, faisant semblant de réfléchir.

- Les ombres ? Propose-t-elle.

- Bingo ! Répond Zillmann avec une voix faussement enjouée. Vous avez gagné !

- C'est quoi la récompense ?

- Deux milliards d'euros.

- Ce serait plus drôle si tu n'étais pas capable de me les donner.

- Si tu le dis.

Emma tourne dans une ruelle sur leur gauche.

- Où est-ce qu'on va ? Demande Zillmann en la suivant.

- Si c'est la drogue des ombres, alors il n'y a qu'un seul endroit où on peut se la procurer : Le Théâtre de la Nuit.

- Comment tu le sais ?

- Je traîne dans ces rues jour et nuit depuis plus de neuf mois, et j'entends tout à plus de cent mètres à la ronde. Naturellement, j'ai appris quelques trucs.

C'est d'ailleurs sûrement pour ça que le nom LUX lui était familier.

Zillmann recommence à torturer sa lèvre inférieure, et Emma doit se retenir de lui dire d'arrêter.

- Tu crois qu'ils ont déjà mon frère ? Demande Zillmann.

- Pas s'il est intelligent et a trouvé un moyen de cacher son identité.

Les deux jeunes filles débouchent dans une rue proche du centre ville, et donc illuminée et animée. De l'autre côté de la rue, sur la façade d'un bâtiment, les mots Le Théâtre de la Nuit sont écris en néons rouges au-dessus d'une double porte et d'une file de personnes qui bloquent le trottoir.

- Et moi ? Demande Zillmann en regardant la façade du club avec appréhension. Comment on va cacher mon identité ?

Emma voit des personnes sortir du club, pliés en deux à cause de leurs éclats de rire, leurs jambes chancelantes, et couverts de peinture.

- J'ai une idée, sourit Emma.

 

Un claquement métallique retentit dans la nuit alors qu'Emma casse le verrou de la porte à l'arrière du club.

Il ne leur faut pas beaucoup de temps pour trouver la salle principale. La musique bat de façon inconfortable dans tout le corps d'Emma, et tous les mouvements autour d'elle la remplissent d'une agitation qu'elle a du mal à contrôler.

Emma se tourne vers Zillmann, qui examine les tables et les balcons autour de la piste de danse. La seule chose notable de son visage est maintenant la peinture brillante autour de ses yeux. Tous ses cheveux, ainsi que sa frange, ont été tirés en arrière et recouverts de peinture bleue, transformant la forme de son visage. Elles n'ont pas pu faire mieux vu la situation.

Emma, de son côté, n'a rien changé à son apparence. Elle n'est personne.

- Viens me chercher si tu vois ton frère. N'y va pas seule ; ça pourrait être un piège, dit Emma.

Zillmann hoche la tête avant d'entrer dans la foule. Emma préfère faire le tour et ne pas trop se mélanger aux humains.

Ces derniers mois, Emma s'est habituée au calme des ruelles, à l'isolement. Ce club est le pire endroit pour elle à l'instant, d'autant plus qu'elle vient de se nourrir ; tous ses sens et ses instincts sont en éveil.

Il y a trop lumières, trop de bruits, trop de mouvements, trop de tout. Elle est une statue, immobile, immortelle, et le monde humain autour d'elle bouge à une vitesse qu'elle n'arrive pas à comprendre.

Malgré ses efforts, Emma se retrouve dans la foule. Quelqu'un la bouscule, mais elle n'ose pas répliquer. Ils sont tous si fragiles. Parmi tous ces corps humains, elle a l'impression d'être un bulldozer se mouvant parmi des figures de verre.

Après plusieurs minutes à chercher sans rien trouver, Emma aperçoit une chevelure bleue et de la peinture rose avancer rapidement de l'autre côté du club. Zillmann a-t-elle trouvé quelque chose ? Emma se met sur la pointe des pieds pour essayer de mieux voir, et quelqu'un décide que c'est le bon moment pour lui donner un coup de coude dans les côtés qui lui fait perdre son équilibre.

Emma fait l'effort de ne se rattraper à personne, de peur qu'elle broie un poignet ou disloque une épaule, et tombe sur une fille derrière elle.

Une main attrape son avant-bras, arrêtant sa chute, et la fille derrière elle disparaît dans la foule déchaînée. La main la relève mais ne la lâche pas, et Emma lève des yeux méfiants vers son propriétaire.

Si son cœur était encore capable de battre, il aurait battu la chamade dans sa poitrine. Pourquoi est-ce qu'elle ne fait que tomber sur des personnes canons cette nuit ?

Emma a du mal à détacher ses yeux de sa bouche et de son sourire ; elle ne sait pas pourquoi.

- Merci, tu viens juste de faire disparaître mon petit-déjeuner, dit-il en posant ses yeux sur elle.

La musique est tellement forte, sa voix se mélangeant à celles des centaines d'autres humains dans le club. Emma n'est pas sûre de bien avoir entendu.

- Quoi ? Réplique-t-elle.

Mais son attention n'est déjà plus sur lui, elle est retournée sur les cheveux bleus qu'elle a aperçu de l'autre côté du club. C'est bien Zillmann. Elle tient le bras de quelqu'un qui ne peut être que son frère. Elle lui parle de façon animée, les traits de son visage tordus par l’inquiétude et la colère.

La main se resserre autour de son avant-bras, et Emma est obligée de se retourner vers l'homme devant elle.

- Mais je dois avouer, je ne serais pas contre le fait que tu prennes sa place.

Les yeux d'Emma se retrouvent à nouveau fixés sur sa bouche et son sourire, jusqu'à ce qu'elle se rende compte que la raison pour laquelle ses dents paraissent si foncées n'est pas la lumière du club. C'est parce qu'elles sont couvertes de sang.

Emma se rappelle de la fille sur laquelle elle est tombée, et la façon dont elle est de suite partie, fuyant dans la foule.

La méfiance quitte le regard d'Emma pour être remplacée par de l'émerveillement.

Cela fait neuf mois qu'elle est sortie de terre. Neuf mois qu'elle erre dans les rues de cette ville. Neuf mois, et elle n'a jamais trouvé quelqu'un comme elle. Quelqu'un d'anormal. De monstrueux. Inhumain.

Du coin de l’œil, Emma voit du mouvement et se retourne pour voir que Zillmann et Zillmann n°2 sont encerclés par trois personnes vêtues entièrement de noir, avec des capuches recouvrant leurs têtes.

- Regarde-moi quand je te parle ! Dit l'homme en la secouant.

Emma est forcée de se retourner vers lui, sa main serrant douloureusement son avant-bras. Tout l'émerveillement de sa découverte disparaît.

- Lâche-moi, gronde-t-elle.

Il rapproche son visage du sien, et Emma se force à ne pas reculer.

- Non, répond-t-il avec un sourire amusé et condescendant.

Les sourcils d'Emma font un bon sur son front face à sa réponse. Puis elle le voit. Sa peau est un peu trop pâle, et un peu trop tirée. Ses yeux sont cernés et enfoncés dans son crâne. Il les cligne souvent, comme s'ils étaient secs et l'irritaient.

Emma l'a interrompu alors qu'il était en train de se nourrir. Et vu son apparence, il n'a pas bu beaucoup, à peine quelques gorgées. Emma, par contre, vient de se nourrir. Elle n'aura jamais l'air plus vivante, plus humaine, qu'à l'instant.

Emma à son tour rapproche son visage du sien, le danger dansant dans ses yeux et sur la courbe de son sourire.

- Je peux sentir ta main trembler. Tu es à peine nourri, tu es faible. Lâche-moi, où je t'arrache le bras.

Le sourire de l'homme disparaît. Ses yeux l'examinent à la recherche de la faille qui aurait dû trahir sa nature. Vu ses sourcils froncés, il ne la trouve pas.

L'homme ne lâche toujours pas son bras.

- Je ne t'ai jamais vu avant. Comment ça se fait que je ne t'ai jamais vu avant ?

Emma profite de sa surprise. Son poing s'écrase contre sa poitrine. Elle sent sa cage thoracique s'effondrer sous ses phalanges. L'homme tombe en arrière sur le sol du club et ne se relève pas. Quelques personnes autour d'elle remarquent l'homme à terre, mais ils pensent tous qu'il est saoul ; avec sa force, Emma n'a pas eu besoin de lui donner un grand coup, qui aurait sûrement attirer l'attention.

Avec un petit peu de chance – beaucoup – il sera encore là quand elle reviendra, une fois qu'elle aura retrouvé Zillmann et Zillmann le Second.

Quand Emma se retourne vers l'endroit où elle les a vus avec les ombres pour la dernière fois, ils ont disparu. Elle a beau regarder partout autour d'elle, elle ne les voit plus.

- EMMA !

Le hurlement est si strident qu'elle l'entend par-dessus la musique et les cris de la foule.

Emma se tourne vers sa source et voit une main accrochée à un cadre de porte dans le fond du club, non loin du bar. La main est soudainement arrachée au cadre, et entraînée dans les ténèbres derrière la porte.

La porte de métal se referme avec un claquement et Emma réagit enfin. Elle court à travers la foule, ne faisant plus attention aux personnes autour d'elle, aux hématomes et aux chutes qu'elle provoque sur son passage.

Personne ne lui lance un seul regard quand elle arrive devant la porte. Un boîtier se trouve à côté, dans le mur. Une porte sécurisée avec un code.

Le pied d'Emma s'écrase sur la surface métallique, près de la poignée, et la porte va percuter le mur qui se trouve derrière. Emma entre, et la porte se referme derrière elle. La musique, les cris, et les rires ne sont plus qu'un lointain souvenir, faisant partie d'un monde qui lui est maintenant inatteignable.

Emma descend les escaliers métalliques, et arrive dans un couloir entièrement illuminé de néons rouges qui font échos à ceux sur la façade du bâtiment. Le sol, les murs, et le plafond du sous-sol sont simplement faits de béton, et hormis les néons, il n'y a aucun élément décoratif.

Le couloir mène à six portes noires ; trois sur le côté droit, et trois sur le côté gauche.

Emma se tient immobile pendant un moment, les poings serrés à ses côtés, les épaules voûtées, méfiante, à l'affût du moindre mouvement, du moindre son ; maintenant que le chaos du club est derrière elle.

Puis elle entend des mouvements, des respirations, des battements de cœur, des échos, et elle est capable de créer une carte mentale des six pièces identiques en face d'elle.

Des odeurs de sang viennent de chacune d'elles. Dans certaines, il est vieux de plusieurs jours, dans d'autres, il est vieux de seulement quelques minutes. Chacune des pièces est occupée, sauf la première sur sa droite. C'est celle dont le sang est le plus frai. Son odeur métallique l'attire, semblant encore contenir un échos de vie.

Emma s'avance et tourne la poignée de la porte. Elle n'est pas fermée à clés. Elle la pousse et regarde à l'intérieur.

Tout comme le couloir, la pièce est faite de béton, mais contrairement à lui, elle est meublée. Un lit se trouve se trouve à la verticale, appuyé contre le mur du fond de façon à faire de la place dans le reste de la pièce.

Au milieu se trouve un homme assis sur une chaise, ses mains attachées dans son dos, et ses jambes attachées aux pieds de la chaise. Ses habits ont été jetés en boule dans un coin de la pièce. Son torse, le dessus de ses cuisses, ses épaules, et son visage sont couverts de coupures.

Sa tête est inclinée vers l'arrière, et sa bouche est ouverte. Du sang qui semble en avoir jailli recouvre son menton, son cou, et le haut de son torse. Tout le reste, venant des coupures, a coulé le long de ses membres et des pieds de la chaise jusqu'au sol de béton.

Le sang paraît noir sous la lumière rouge des néons, et il commence seulement à coaguler.

- Hé ! T'es qui ? Tu fous quoi ici ?!

Emma se retourne vers le couloir et lâche la porte, qui se referme d'elle-même doucement.

Un homme se tient quelques mètres plus loin avec un pistolet pointé sur elle. Elle ne l'a pas entendu arriver. Son torse est nu et couvert de transpiration, et il a une bouteille dans l'autre main.

Il vient de sortir de la porte du milieu du côté gauche du couloir. Celle d'où viennent les respirations haletantes, et les cris de plaisir de plusieurs personnes.

Emma fixe le pistolet pointé sur elle, et son torse semble à nouveau être traversé par la douleur causée par la balle qu'elle a reçue il y a à peine deux heures.

Avec son apparence, il est revenu quelque chose d'autre d'humain : la peur.

Emma ne peut pas se souvenir de la dernière fois qu'elle a eu peur. C'était sûrement lorsqu'elle était encore vivante, car même lorsqu'elle a dû creuser avec ses mains son chemin hors de sa tombe, elle n'a pas ressenti la peur intense qu'elle ressent à l'instant.

Cependant, elle a déjà ressenti cette impression d'entrer dans un monde dont elle ne connaît rien ; un monde dans lequel elle n' a aucune envie de mettre les pieds.

- Je t'ai posé une question ! Cri l'homme. T'es qui ? Demande-t-il en se rapprochant d'elle.

Emma peut encore courir. Partir. Partir et laisser ce nouveau monde très loin derrière elle. Elle a rempli sa part du contrat : elle a aidé Zillmann à retrouver son frère. Ce n'est pas sa faute si son frère est un idiot.

Puis Emma repense à la façon dont Zillah a crié son nom, persuadée qu'Emma viendrait la sauver ; comme si Emma était le héros de son histoire, toujours prête à la sauver.

En neuf mois, Zillah a été la première personne à la voir comme autre chose qu'une ombre sur le mur d'une ruelle, et elle a décide de la voir ainsi.

Emma baisse la tête et pousse un soupir.

- Hé ! Je te parle ! T'es sourde ? Demande l'homme en continuant d'avancer, son pistolet pointé devant lui.

Emma rassemble ses cheveux blonds à l'arrière de son crâne et rabat sa capuche par-dessus ; quant aux traits de son visage, elle n'a plus qu'à espérer qu'ils soient facilement oubliables sous cet éclairage.

L'homme pointe son pistolet sur son visage, la colère évidente dans sa voix :

- Je t'ai posé...

Emma lui arrache le pistolet des mains, et le casse en deux. Les morceaux de fer tombent au sol, sous les yeux écarquillés de l'homme. Avant qu'il ne décide que ses poings soient une arme suffisante contre elle, le pied d'Emma s'écrase contre sa poitrine. L'homme percute la porte derrière lui – la première sur la gauche – avec tellement de force qu'elle tombe avec lui.

Une personne crie à l'intérieur de la pièce ; ce n'est pas une voix qu'Emma reconnaît, alors elle avance dans le couloir, à nouveau à la recherche de son amie.

La première porte sur la droite a mené à l'homme mort et mutilé. La première porte sur la gauche, elle vient de s'en occuper. Et la deuxième porte sur la gauche était celle d'où venait l'homme.

Elle ouvre la deuxième porte sur la droite avec sa délicatesse habituelle, mais continue rapidement d'avancer quand elle ne reconnaît pas les personnes autour de la table.

Elle ouvre la troisième porte sur la droite, et obtient le même résultat. Il ne reste plus qu'une pièce ; Zillmann est forcément dedans.

Une vive douleur perce son dos, près de son omoplate, et Emma s'écroule contre la porte en face d'elle. Le sang encore chaud de la femme de l'hôtel se répand contre son dos.

Emma tourne la tête et voit une femme à moitié nue et avec un sourire sur le visage se tenir à l'autre bout du couloir, devant la porte dans laquelle elle a envoyé l'homme. Emma voit également le bout du manche du couteau enfoncé dans son dos.

Sa veste en cuir ne passe décidément pas une bonne soirée.

Emma se redresse, laissant sa douleur nourrir sa rage, et avance vers la femme. Le sourire ne quitte pas son visage, malgré l'homme qui se cache derrière elle et pousse un gémissement de peur quand il voit Emma revenir.

La femme sort un nouveau couteau et se jette sur Emma. Les attaques s’enchaînent avec une vitesse qu'elle-même a du mal à suivre, et plusieurs fois le tranchant de la lame passe à seulement quelques centimètres de son torse, de son bras ou même de sa gorge.

La femme avance sur elle, ses pieds nus silencieux sur le sol, forçant Emma à reculer. Seul le bruit de leurs respirations et de leurs grognements remplit l'air. Mais Emma peut le voir, chaque seconde qui passe, la femme devient plus frustrée de ne pas réussir à la toucher.

Jusqu'à ce qu'elle fasse une erreur.

La lame frôle son visage, et Emma lui attrape le poignet avec force. La femme lâche le couteau à cause de la douleur. Il tombe au sol dans un fracas métallique.

Emma ne voit pas le coup de poing dans son ventre venir.

Elle se plie en deux à cause de la douleur, sûre que la femme lui a brisé quelque chose ; puis elle sent la femme retirer le couteau qui était encore enfoncé dans son dos.

La femme saisit la nuque d'Emma et plonge le couteau dans son cou, avant de le retirer dans un jet de sang.

Au final, la salope de l'hôtel ne lui aura pas servi très longtemps.

La femme, qui garde sa poigne de fer sur sa nuque, la redresse et approche son visage sur sien, assez pour qu'Emma puisse sentir sa respiration chaude, pleine d'alcool et de vie sur sa peau.

Le sang dans sa gorge remonte dans sa bouche et s'écoule de ses lèvres sur son menton. Une étincelle de satisfaction s'allume dans les yeux sombres de la femme, alors qu'elle regarde Emma s'étouffer.

Emma peut sentir sa peau tenter de se ressouder avec une lenteur douloureuse. Cela complique grandement son plan qui consistait à sauver Zillmann et son frère d'une façon héroïque.

La femme désigne la porte au bout du couloir à l'homme. Pendant un moment, ses yeux écarquillés passent d'Emma à la femme, puis il se force à arrêter de gémir, et se dirige vers elles.

Il fait attention à mettre beaucoup de distance entre elles et lui quand il les contourne. Emma ne sait pas de qui il a le plus peur : Emma, ou la femme qui la tient.

Il se précipite ensuite vers la dernière porte, celle qu'Emma n'a pas eu le temps d'ouvrir. Celle où elle croit entendre une voix familière.

La femme la secoue.

- Ne détourne pas les yeux ! Je veux voir la vie les quitter.

Son sourire est encore en place, mais sa voix est pleine de rage. Elle a l'air folle.

Emma avale le plus de sang possible pour dégager sa gorge. Puis elle lui rend son sourire. Un sourire ensanglanté, similaire à celui de l'homme plus tôt dans le club.

- C'est trop tard pour ça, dit-elle d'une voix rauque.

Le sourire de la femme se fige, ses yeux fixés sur la bouche d'Emma.

Emma ne lui laisse pas le temps de réagir. Elle plonge ses crocs dans la gorge de la femme, avale plusieurs gorgées de sang, puis sert les dents sur le morceau de chair dans sa bouche et l'arrache violemment. Le sang jaillit du cou de la femme, et elle hurle de douleur et de rage.

La femme lâche la nuque d'Emma pour plaquer sa main contre son propre cou et essayer d'arrêter le flot de sang. Elle titube et tombe. Elle essaye de se rattraper mais ne réussit qu'à étaler du sang noir sur le mur illuminé de rouge.

Emma n'a eu que quelques gorgées, mais elle peut déjà sentir sa peau se refermer dans son dos et dans son cou, le liquide encore chaud coulant maintenant dans ses veines.

D'un coup d’œil rapide, elle s'assure que la femme reste bien au sol, puis elle se tourne vers le reste du couloir. D'un pas déterminé, elle se dirige vers la dernière porte à gauche.

L'homme n'y est jamais arrivé : il est recroquevillé au sol, paralysé par la peur. Emma l'ignore.

Elle défonce de son poing la dernière porte.

Un lit double se trouve contre le mur du fond, et dessus sont assis Zillah Zillmann et son frère, les mains attachées devant eux. Les trois ombres se trouvent devant eux, leurs pistolets pointés sur Emma.

Avec sa capuche qui recouvre sa tête et le haut de son visage, ils ne peuvent que voir le sang sur son menton et son cou. Emma ne doute pas qu'elle ressemble en tout point au monstre qu'elle est réellement.

Un grand sourire apparaît sur le visage de Zillmann.

Les trois ombres sont celles qu'elle a vu plus tôt dans le club : deux hommes et une femme, tous habillés de la même façon, tous avec leurs identités dissimulées. Leurs yeux passent d'Emma à l'homme recroquevillé derrière elle. Elle peut l'entendre continuer de trembler et de gémir.

- Je vous avez dit, chantonne Zillmann.

Leurs doigts se crispent sur la détente. Emma peut voir leur hésitation, leurs pensées dans leur yeux : ce n'est pas possible, elle ne pourra pas survivre à autant de balles, nous avons une chance de l'abattre.

Elle décide d'intervenir avant que Zillmann et l'autre Zillmann se fassent blesser.

- Je vais laisser un message à votre leader, déclare Emma. Je peux le faire de deux façons différentes : soit en vous le donnant pour que vous puissiez le lui répéter, soit en laissant vos cadavres parler d'eux-mêmes.

Elle peut entendre un ou deux cœurs manquer un battement, mais ils gardent leurs pistolets pointés sur elle.

- Faîtes ce qu'elle dit, putain ! S'écrit l'homme derrière d'une voix hystérique. Elle a déjà tué Éris !

Les ombres échangent un regard, puis, avec une réticence visible, ils posent leurs armes au sol. Gardant leurs mains levées et à la vue d'Emma, il s'écartent de Zillmann et de son frère.

Emma fait signe aux millionnaires de venir la rejoindre. Elle les détache rapidement, gardant un œil sur les menaces autour d'elle, puis elle leur dit de passer devant elle dans le couloir.

- C'est quoi le message ? Demande une des ombres alors qu'ils partent.

Emma s'arrête dans l'encadrement de la porte. Elle lève les mains à ses côtés pour désigner tout ce qui les entoure.

- N'est-il pas assez clair, ou est-ce que je dois me répéter ? Demande-t-elle.

L'ombre lui lance un regard noir qu'elle ignore. Emma refuse de penser aux conséquences de ses actes. Pour l'instant, seule lui importe la sécurité de Zillmann.

Les Zillmann et Emma partent, passant l'homme en boule dans le couloir ; passant devant les visages choqués aux portes du couloir ; passant devant la femme au sol – Éris – avec sa main contre son cou, dans une flaque de son propre sang noir, et un regard plein de haine tourné vers Emma.

Ils remontent les escaliers, laissant la porte grande ouverte derrière eux.

En traversant le club, Emma tourne son regard vers l'endroit où elle a laissé l'homme, celui comme elle, mais comme elle s'y attendait, il a disparu.

Dehors, Zillmann appelle un taxi après s'être assurée que son frère va bien. Emma peut sentir qu'il n'a rien pris, et elle le communique discrètement à Zillmann.

Le taxi arrive, et son frère rentre le premier, rapidement suivi de Zillmann. Elle se pousse pour faire de la place à Emma, mais cette dernière reste debout sur le trottoir humide, sa capuche rabattue sur ses cheveux blonds. Elle a essuyé le sang sur son visage plus tôt pour éviter de trop attirer les regards, mais vu les personnes dans la file et ceux devant la porte avec leurs téléphones sortis, c'est loupé.

- Qu'est-ce que tu attends ? Demande Zillmann.

Emma enfonce ses mains dans les poches de sa veste, un sourire sur ses lèvres encore un peu trop rouges à cause du sang qu'elle a loupé.

- Je ne viens pas avec vous, Zillmann, dit Emma.

La jeune femme fronce les sourcils.

- Tu nous as sûrement sauvé la vie cette nuit, bien sûr que si tu viens avec nous ! Réplique-t-elle. Je ne vais pas te laisser là, dans...dans la...dans...

Elle ferme la bouche, frustrée, et baisse les yeux.

- Dans la rue ? Finit Emma pour elle. Je ne suis pas un animal abandonné que tu peux ramener chez toi, tu sais.

Zillmann pousse un soupir résigné.

- Qu'est-ce que je peux faire pour toi dans ce cas ? Demande-t-elle.

Au loin, Emma peut entendre des sirènes de police se diriger vers le club ; elle prend cependant le temps de rester et dire au revoir.

- Tu en as déjà assez fait pour moi, sourit Emma.

Zillmann jette un coup d’œil aux téléphones sortis derrière Emma. Emma suppose que quand on est une Zillmann, on apprend à les oublier.

- Désolé, grimace-t-elle.

- Ne le sois pas. Après ma mort, j'ai complètement disparu du monde. Tu m'as aidée à y revenir, à être vue à nouveau, même si, personnellement, ce n'est pas la façon que j'aurai choisi, plaisante Emma en désignant les regards curieux autour d'elles.

Zillmann sourit, presque tristement.

- Comment je fais si je veux te revoir ?

- Si tu as besoin de moi ? Demande Emma.

- Pas forcément.

Emma baisse la tête, cachant ses lèvres ; ces traîtresses. Elle commence à reculer, le temps de reprendre le contrôle sur les muscles de son visage, puis elle lance un regard de défi à Zillmann.

- Erre dans les quartiers malfamés de la ville, aux heures les plus sombres et dangereuses de la nuit, lorsque les monstres sont de sortie, et tu me trouveras.

Le sourire de Zillmann prend un air arrogant et déterminé.

Emma lui tourne le dos avant qu'elle ne puisse répondre, puis elle se dirige calmement vers les ténèbres d'une étroite ruelle non loin du Théâtre de la Nuit. Quand le taxi démarre quelques secondes plus tard, Zillmann est déjà au téléphone avec l'avocat de ses parents.

 

Un coup de tonnerre retentit dans le ciel. La pluie ne va pas tarder à tomber, pense Emma qui se trouve accroupie sur le rebord d'un bâtiment, regardant les voitures défiler au croisement une trentaine de mètres plus bas.

Ce soir, comme tous les soirs à Meerseid, les lumières de la ville brillent plus que les étoiles, des nuages gris couvrent le ciel, et les rues du centre ville brouillent d'activités.

Emma observe à l'écart, tendant l'oreille, cherchant quelque chose qui pourrait l’intéresser, quand un écran sur la façade d'un bâtiment sur sa droite attire son attention.

Zillmann apparaît sur l'écran, accompagnée de son frère alors qu'ils sortent de l'hôpital. Ça a dû être filmé dans la journée car il fait jour sur les images. Plusieurs gardes du corps repoussent les journalistes pour leur permettre de se rendre à leur voiture.

Le titre en dessous de l'image affiche : Enzo Zillmann sort de l'hôpital après l'attaque d'hier au Théâtre de la Nuit.

Emma peut voir la majorité de la foule en-dessous d'elle s'arrêter et se tourner vers l'écran. Elle ne savait pas qu'autant de personnes étaient intéressées par la famille Zillmann.

Une figure habillée tout de noir apparaît ensuite sur l'écran, et Emma se fige. La vidéo est de mauvaise qualité, de toute évidence filmée sur un téléphone, mais c'est difficile pour elle de ne pas se reconnaître.

La présentatrice apparaît à côté de la vidéo. Le moment d'après, sa voix retentit sur toute la place :

- C'est la question que toutes les autorités, et toute la ville même se pose : qui est Éos ? Demande la présentatrice, faisant échos au titre qui vient de s'afficher en bas de l'image. Pour vous rappeler ce qui s'est passé, hier, Zillah et Enzo Zillmann ont été enlevés par les criminels communément appelés les « ombres ». Ils étaient retenus dans le club Le Théâtre de la Nuit, jusqu'à ce qu'une mystérieuse personne vienne les secourir.

Une photo d'elle devant le club, en train de parler avec Zillmann à côté du taxi, apparaît. Puis une vidéo d'elle en train de disparaître dans la ruelle.

- Cela a permis à la police de fouiller le club et, après avoir trouvé que des affaires illégales y étaient conclues, elle peut maintenant affilier le propriétaire Maxime Marffer aux ombres qui, jusqu'à maintenant, ont toujours réussi à leur échapper.

La photo de Maxime Marffer disparaît de l'écran pour être remplacée par une photo d'Emma, ne laissant qu'apparaître ses mains, petites et à la peau blanche, et le bas de son visage.

- Le lien a rapidement été fait entre cette mystérieuse sauveuse et la mystérieuse personne qui a secouru tous ces habitants ces derniers mois, et qui jusqu'à maintenant n'avait jamais été aperçue par les victimes. Maintenant avec des preuves de son existence, le nom Éos lui a été attribué sur les réseaux sociaux, et elle commence déjà à accumuler un bon nombre de fans, la première n'étant autre que l'aînée Zillmann.

Le visage de Zillmann apparaît sur l'écran. Pas un seul cheveux noir ne dépasse de sa coiffure, son maquillage a été appliqué avec soin, son visage semble illuminé par des spots posés derrière la caméra, et l'hématome sur sa joue est visible. Elle se trouve dans un salon, sûrement celui de la maison de ses parents.

- Non, je ne révélerai rien quant à l'apparence d'Éos. De toute évidence, elle tient à son anonymat, sourit-elle. Je tiens juste à la remercier pour ce qu'elle a fait pour mon frère et pour moi ; et j'espère qu'on se reverra un jour, dit-elle en regardant la caméra.

Emma lève les yeux au ciel, un sourire sur les lèvres.

La présentatrice rappelle à tout le monde d'appeler leurs bureaux si quiconque a des informations concernant Éos, puis elle est remplacée par un autre titre.

Les piétons se remettent en mouvement sur la place.

Emma fronce le nez en réalisant qu'elle a des fans. De quoi peuvent-ils être fans ? Ils ne savent rien d'elle. Ils ne savent même pas qui elle est, ou ce qu'elle est !

Hélas, elle semble être la nouvelle obsession de l'espèce humaine.

Emma ne doute pas que chaque jour, les bureaux des journaux télévisés reçoivent des centaines d'appels promettant des informations sur elle ; tous étant soit des menteurs, soit leur donnant des informations qu'ils savent déjà.

Après tout, les vidéos ne révèlent pas grand chose, et Zillmann a promis de rester muette. Tout ce qu'ils savent est donc tout ce qu'elle vient de voir à l'écran : elle est une femme petite, menue et blanche. Ils ne risquent pas d'aller bien loin avec ça.

Emma ne l'avouerait jamais à voix haute, mais elle attend avec impatience que Zillmann revienne la voir. Cependant, ça ne risque pas d'arriver de sitôt. Vu la situation, elle doit être très occupée avec tous les reporters et les policiers qui veulent sûrement lui parler ; sans compter ses parents qui ne vont pas tarder à revenir dans le pays vu les nouvelles.

Pas qu'Emma passe son temps à l'attendre sans rien faire. Sûrement pas ! Elle n'est pas si désespérée, et elle est elle-même très occupée. Rien qu'il y a une heure, elle a encore sauvé un autre couple dans le quartier de Kilblutt, et elle a empêché une ombre de s'introduire dans l'appartement d'elle-ne-sais-quel riche politique de Meerseid.

Par contre, l'ombre a réussi à la poignarder avant qu'elle ne le jette devant une voiture de police qui passait par là, meurtrissant ainsi encore plus sa veste en cuir. Cette dernière, contrairement à Emma, passe sûrement une horrible semaine.

Emma se fige quand elle sent un regard posé sur elle.

Plus tard en se souvenant de cette nuit, Emma pensera que c'est sûrement le sang qui l'a amené ici.

Un bruit derrière elle attire son attention, et tous les muscles de son corps se tendent, prêts à bondir, à fuir, à sauver sa peau, car la personne qui se trouve derrière elle a réussi à faire ce qu'aucun humain n'est capable de faire : s'approcher d'elle sans qu'elle ne s'en rende compte.

Emma tourne la tête pour regarder par-dessus son épaule, continuant de faire face au vide, et aux rues bondées trente mètres plus bas.

De l'autre côté du toit se trouve l'homme du club ; celui qui est comme elle, inhumain.

N'importe qui d'autre se serait senti en sécurité en voyant cette figure à l'autre bout de l'immense toit, une expression sereine sur le visage, se présentant avec une posture détendue, et avec les mains dans son manteau noir, mais Emma sait que cette distance n'est rien pour un être comme lui, et qu'un lion est le plus calme lorsqu'il s'apprête à bondir.

- Est-ce que tu comptes descendre de là par toi-même et me suivre gentiment, ou est-ce que je vais devoir t'y forcer ? Demande-t-il, sa voix portant facilement jusqu'à elle.

Les cernes sous ses yeux ont disparu ; sa peau est pâle mais éclatante ; ses joues sont même un peu rouges ; ses yeux bleus et lumineux sont fixés sur elle. Il vient juste de se nourrir.

Emma, de son côté, n'est déjà plus très fraîche, et elle est blessée. Elle ne ferait jamais le poids si elle essayait de lui résister.

Emma tourne la tête vers la rue trente mètres plus bas, remplie de témoins, essayant d'estimer le nombre d'os qu'elle se cassera avec une chute pareil. Un bon nombre selon ses estimations, même avec sa force.

Et puis merde, ce sera sûrement moins douloureux que ce qu'il compte lui faire là où il va l'emmener.

- Est-ce que tu m'as entendu ? Demande l'homme.

- Oui, très bien. Malheureusement, j'ai le regret de vous dire que je vais devoir décliner votre offre, dit doucement Emma en regardant le trottoir en bas, tétanisée.

- Tu ne pe...

Emma se penche en avant et se laisse tomber dans le vide.

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