Le trou dans la surface était une grotte. A l'intérieur, un long tunnel s’enfonçait en pente douce vers les profondeurs de la planète. Les voyants de température de leurs combinaisons repassèrent au vert au moment où elles s'y engagèrent. Comme prédit par Mani, il faisait chaud sous la surface.
— Presque quarante degrés. Trente-sept, pour être précise, indiqua Verse.
— Ils sont passés par là, dit Rhé.
Des balises éclairantes avaient été disposées à intervalle régulier dans le tunnel. Rhé et Verse s'y engagèrent sans échanger un mot, le cœur battant à l'idée de bientôt revoir leur fils. Le temps s'étira indéfiniment. Elles marchèrent en ligne droite pendant ce qui leur sembla plusieurs heures, sans jamais rencontrer le moindre virage ou la moindre trace des survivants de l'Arche. Ils avaient une semaine d'avance sur eux. Avaient-ils marché en ligne droite pendant tout ce temps ?
— À quoi tu penses ? demanda finalement Rhé pour briser le silence.
— À la naissance de Rhys. Tu t’en souviens ?
— Comment l’oublier ?
— Tu avais vomi ton petit-déjeuner.
— Est-ce que tu cesseras un jour de me le rappeler ?
— Jamais.
Rhé lui asséna une bourrade faussement outrée. Verse éclata de rire, et elle ne put s'empêcher de sourire à son tour. Le rire de sa compagne était l'un des plus beaux sons de l'univers.
— Tu riais aussi, ce jour-là, dit-elle. Pendant l'accouchement.
— C'était le plus beau jour de ma vie.
— De la nôtre.
Elle tenta de prendre sa main, mais l'épaisseur des gants de la combinaison l'empêchèrent d'y parvenir correctement. Elle renonça. Verse lui adressa un regard complice. Elles n'avaient pas besoin de se toucher. Elles se comprenaient. À ce moment précis, les balises lumineuses disparurent, et l'obscurité envahi le tunnel.
— Mamans ? dit la voix de Rhys derrière elles, mais son ton était déformé, lointain, comme s'il venait de partout et nulle part à la fois.
Rhé se raidit. Elle saisit Verse par le bras juste à temps pour l'empêcher de pivoter. Il lui fallut toute la puissance de sa volonté pour ne pas se mettre à courir en ligne droite dans le noir.
— Ne te retourne pas.
— Mais...
— Mamans ? redit la voix, plus proche cette fois, et loin très loin au-delà, un son ignoble qui était un cri, un rire et un haut-le-coeur tout à la fois.
— Ne te retourne pas.
— Rhé...
— Ce n'est pas Rhys, Verse.
Cette dernière se dégagea.
— Je sais. Je l'ai vu.
— Quoi ?
Le son se rapprochait, et Rhé avait de plus en plus de mal à se concentrer. Son coeur battait dans ses oreilles en palpitations affolées qui se superposaient au cri. Elle sentit Verse prendre ses épaules et coller son casque contre le sien. Dans l'obscurité totale, les sens saturés de terreur, son monde se réduisit à cet unique contact.
— Je l'ai vu, chuchota Verse d'une voix qui semblait déjà lointaine. Dans le vaisseau. Je me suis retournée pour fermer la porte et je l'ai vu. C'était...
Elle s'interrompit. Les mots manquaient pour décrire ce dont elle avait été témoin.
— Pourquoi tu n'as rien dit ?
— Je... je voulais rester avec toi. Juste encore un peu. Je voulais croire qu'on pouvait y arriver. Qu'on pourrait vivre ici tous les trois, pour toujours. Il aurait suffi de ne jamais se retourner. De ne jamais le regarder.
— Regarder quoi Verse ? Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
La voix de sa compagne se réduisit à un chuchotement.
— Le temps.
Et, sur ces mots, Verse cessa d'exister. Le poids de son casque contre celui de Rhé disparu. Sous le choc, elle tomba à genoux. Dans ses mains, la combinaison désormais vide de Verse pendait comme la mue d'un animal. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’elle était partie pour de bon. Qu’elle n’était plus. Ses oreilles se mirent à bourdonner. Le cri, qui était aussi un rire et un haut-le-cœur, se rapprocha, près à la saisir elle aussi.
Alors, Rhé se mit à courir. Elle courut encore et encore, la lumière vacillante de son scaphandre illuminant par à-coups les parois qui ressemblaient parfois à un tunnel, parfois aux couloirs de l'Arche, et parfois à un boyau moite, spongieux et vivant qui palpitait sur un rythme profond et régulier. Elle courut encore et encore, appelant Rhys sans discontinuer, sans jamais rencontrer de virage ou de fin. Sans jamais le trouver.
Elle courut pendant un temps à la fois infiniment long et infiniment court. Lorsque, enfin, elle s'arrêta, le son qui était un cri, un rire et un haut-le-cœur était toujours avec elle, juste derrière elle, comme si elle n’avait pas bougé. Les battements désordonnés de son cœur ralentirent jusqu’à suivre le même rythme que la palpitation qui résonnait dans le tunnel.
Alors, Rhé comprit. Verse avait eu raison et tort à la fois. Tout était fini, et rien n'avait commencé. Le trou noir les avait avalées et recrachées dans un endroit hors du temps, hors de l'univers, dans un espace où tout ce qui avait été, était, et serait existait au même endroit, au même moment étiré, ou compressé, indéfiniment. Tout à part peut-être Rhé, étincelle de conscience trop têtue pour se résoudre à disparaître, accrochée quelque part au bord de l'horizon des événements, du temps, et de la physique elle-même. Elle n'avait aucune chance.
Elle se retourna et fit face au son qui était à la fois le premier cri de Rhys, le rire de Verse et le haut-le-coeur qui avait expédié son petit-déjeuner sur le carrelage de la salle de travail, une éternité auparavant. Le son qui était aussi le temps se referma sur elle, avalant la dernière âme de l'univers, et la digéra comme il avait digéré le reste.
Ce fut la fin du monde.
Puis, soudain, après un temps à la fois infiniment long ou infiniment court, pour la première fois ou peut-être pour la dernière, ce fut le début.
Ce serait une grande découverte que d'apprendre que nous sommes tous nés dans un mini trou noir ;)
Déjà que nous sommes tous de la poussière d'étoiles...
J'adore les thèmes futuristes autour des voyages spatiaux comme ceci. J'ai entamé quelques fois des écrits dessus, imaginé des environnements artificielles mais je n'arrive pas à m'y tenir bien longtemps...
Je crois que j'ai trop de choses à écrire de la société réelle avant de passer au virtuel :)
C'est un très beau texte : je m'attendais à une espèce monstre immonde et gluant, mais c'est tellement plus subtile que ça ! J'avais omis d'inclure le trou noir dans l'équation.
Et décidément, je suis FAN de ta plume ! Quelle maîtrise !
Je ne sais pas si tu lis de la BD, mais si c'est le cas, je te conseille de lire Universal War One (si ce n'est pas déjà fait), auquel ta nouvelle m'a fait penser. Une autre histoire de temps et de trou noir avec un graphisme superbe et un scénario complexe mais millimétré, un de ceux qui te laisse sans voix à la fin.
A+
Poignant, poétique et tragique.
L'atmosphère que tu mets en place est vraiment prenante : ce temps qui les poursuit, c'était vraiment glaçant. Il y a une tension qui est présente mais aussi une impression de lenteur... Et puis, cette fin est à la fois triste et magnifique en même temps, je trouve.
Mon ressenti est assez difficile à décrire, pardon.
En tout cas, tes mots étaient vraiment magnifiques. Merci pour ce texte et cette très belle découverte !
Ce sont les HO qui m'ont menée jusqu'à cette impressionnante petite histoire :)
J'ai vraiment l'impression d'avoir été manipulée par ta plume qui me menait dans un tunnel sombre ne sachant où je me rendais jusqu'à la fin !
J'ai lu peu de texte aussi frustrant, émouvant, complexe (en si peu de mots) Attention, c'est un compliment bien sûr ! Je trouve ça super tout ce que tu réussis à faire ressentir en si peu de temps (si je puis dire xD)
Merci et bravo !
Je n'en reviens pas non plus qu'elle soit dans les HO, d'ailleurs, mais je prends ce compliment à sa juste valeur !!
Profite de cette instant, c'est toujours hyper gratifiant et ça fait du bien au moral !
Je compte aller faire un tour sur tes autres romans aussi :3
J'ai compris pour ce qui les suivait au moment où tu as dit que Rhé avait vomi à l'accouchement, mais quelle belle manière de le mettre en scène... Et cette mise en scène du temps, prédateur, qui te suit et te rattrape inexorablement...
La fin sonne très juste. La planète sur laquelle elles arrivent me fait presque penser à un ovule dans lequel elle descendrait... Je comprends mieux la comparaison à un oeuf.
Ton récit est semé de petits détails très intéressants que l'on voit sous un autre jour une fois la fin révelée. En tout cas, je comprends bien les enjeux de fin du monde, disparition de soi-même, de ses proches, de la mort dont on avait discuté précédemment.
Mon commentaire est un peu confus, mais c'est à l'image des émotions que ta nouvelle a su suciter : contradictoires et sur lesquelles j'ai du mal à m'exprimer. C'est très réussi en tout cas, bravo !
Et quel joli compliment que cette nouvelle comparaison à Interstellar *-* J'adore ce film et si cette nouvelle t'y fait penser, je prends ça à sa juste valeur :) Encore merci d'avoir pris le temps de me lire !
Je suis vraiment contente d'avoir lu cette nouvelle, elle m'a transportée! Cette dernière partie me rappelle un tout petit peu le film "Interstellar", est-ce que tu l'as vu? A-t-il été une source d'inspiration pour ce récit?
J'ai juste une petite question:
"Elle sentit Verse prendre ses épaules et coller son casque contre le sien.[...]son monde se réduisit à cet unique contact." Vu que ce sont les casques qui se touchent, il n'y a pas de "contact" à proprement parler? La formulation m'a un peu perturbée lors d'une relecture, mais après un moment de réflexion, je pense que le passage où Rhé et Verse essayent de se prendre la main sans y parvenir suffit à dissiper ce doute. C'est un contact, même s'il n'est pas peau contre peau. La disparition de Verse en devient presque encore plus déchirante lorsque son corps disparaît pour ne laisser plus que la combinaison. Est-ce voulu?
J'espère avoir l'occasion de lire d'autre histoires dans ce genre! Je vais regarder ce que tu as écrit d'autre (ma PAL va encore s'allonger!)
Merci d'avoir écrit cette nouvelle. Au plaisir de retrouver ta plume prochainement!
Xanne
Et oui, c'est un contact un peu bizarre, mais après six semaines dans un scaphandre et une vie entière de complicité je me suis dis que même sans se toucher vraiment, on peut se sentir proche d'un être. Si tu t'es sentie triste quand Verse a disparu, ma mission est accomplie :) L'impression de vide, de solitude, de fin de partie, est vraiment l'effet recherché.
Au plaisir de te lire et j'espère que tu trouveras d'autres textes à ton goûts dans mes machins :)
La fin pourra freiner ceux qui ont du mal avec la suspension d'incrédulité, l'image du temps comme simple son ou "grand dévoreur" m'aura pour ma part emmené, grâce la dimension poétique du texte.
Au plaisir :)
C'est vrai que la fin est plus "philo" que "science-fiction" à proprement parler. Vu que l'action se passe au fond d'un trou noir, là où les lois de la physique nous échappent, je me suis permise quelques libertés ;).
Au plaisir également ! J'ai vu que tu publiais de l'horreur fantastique, je m'assurerais d'aller voir cela !
Pour les remarques sur l'histoire, je rejoins ceux de Dan notamment la partie où tu mentionnes 25 ans et 6 semaines. C'est en lisant ta réponses au commentaire que c'était plus clair.
C'est vraiment une belle découverte mélangeant suspense, inquiétude, mais aussi une certaine tendresse. J'apprécie toujours autant ta plume et lirais avec plaisir tes autres écrits. :-)
Dan m'a orienté vers ta petite histoire, et je l'en remercie ! J'ai passé un très bon moment (tout en étant attristée par la fin, un paradoxe que j'apprécie énormément quand je lis une histoire)
Tu as réussi le tour de force de me plonger dans ce monde davantage à coup d'émotions que de descriptions. Celles-ci sont concises, mais parfaitement ajustées au rythme. En très peu de mots, tu nous brosses un décors glaçant. Et en encore moins de mots, tu nous fais partager l'émotion de tes protagonistes, quand elles doivent quitter ce vaisseau familier.
Je n'aurais pas pensé être autant émue avec ta nouvelle, ni autant m'attacher à tes personnages en si peu de temps. Mais leur relation fait tout le travail, et cette relation tu as su l'écrire avec brio.
Bravo, vraiment ! Ta plume m'a saisi du début à la fin !
Wow je te remercie vraiment pour ces beaux compliments ! Je suis vraiment contente que ce texte fonctionne bien pour toi (et pour Dan, apparemment !) parce qu'il compte énormément pour moi aussi.
Contente de t'avoir fait passé un bon moment. C'est aussi pour ça qu'on écrit :D.
La tension est vraiment bien gérée, tu nous as offert juste assez de temps et de complicité pour qu'on s'attache aux personnages et que la chute devienne inéluctable et cruelle, mais logique d'une certaine façon.
J'aime l'idée que le temps soit terrifiant, et que le "monstre" qu'on avait appris à craindre soit finalement quelque chose de positif ; enfin, la somme de choses positives qui dans ce contexte deviennent inquiétantes. Le rythme soutenu donne vraiment l'impression d'une accélération finale, le décor est glaçant à souhait, non, vraiment, j'ai adoré cette lecture. Merci pour ce moment !
Dan.
PS :
"Tout à part peut-être, étincelle de conscience trop têtue pour se résoudre à disparaître, accrochée quelque part au bord de l'horizon des événements, du temps, et de la physique elle-même." J'ai relu cette phrase plusieurs fois mais j'ai toujours l'impression qu'il manque un mot au début, après "peut-être" ? Ou alors j'ai mal saisi le sens global D':
Je suis contente que ça t'ait plu. Pour ce texte je voulais vraiment faire des personnages très humains, paumés dans une situation inhumaine. Et je voulais parler de la fin du monde et de ce que ça peut signifier. Donc dans ce texte je parle de trois interprétation de la fin du monde, parce que je suis indécise que j'arrivais pas à choisir ;).
Et bien vu pour le dernier paragraphe, le nom de "Rhé" avait sauté. Je l'ai rajouté. C'est Rhé, l'étincelle de conscience qui ne veut pas disparaître ;).
Au plaisir de te lire !