Prologue

Par Tizali

Lundi 10 mars 2064

 

J'ai encore pris trop d'oranges. Le sac dans le creux de mon bras droit émet un crépitement qui me hurle à l'oreille. Ma main crispée sur le pack de bouteilles menace de lâcher ou pire, de se contracter en une crampe douloureuse. De l'autre côté, c'est pareil. Sac de courses plein à craquer, doigts repliés vers moi pour l'empêcher de s'ouvrir. Je sais que je devrais faire les courses plus souvent, ça m'éviterait ce genre de désagréments. Mais… la flemme.

Je suis seul dans la cage d'escalier. J'arrive rapidement à mon étage, en retenant mon souffle. Je pourrai lâcher dignement toutes mes victuailles quand je serai rentré à l'intérieur, pas avant. La voisine d'en face est mignonne et ça fait des années qu’on se croise sans rien se dire. Je ne voudrais pas la faire fuir avec ma tête de bœuf dans l'effort, la sueur sur le front, un halètement de faible s'échappant de ma gorge comme un râle d'agonie.

Mince… la porte s'ouvre. Je lui tourne le dos en faisant mine de ne pas avoir entendu. J'essaie de sortir ma clé de ma poche, du bout des doigts. Encore un peu… elle ne verra pas ma langue sortie sur le côté qui accompagne la concentration.

— Bonsoir. Gabin, c'est ça ?

Et là, c'est le drame. Je me retourne, la clé à moitié extirpée du jean. Le poids du porte-clés l'entraîne au sol. J'effectue un mouvement pour l'attraper au vol, mais l'orange du dessus du tas, celle qui jusque-là oscillait dangereusement, bascule finalement. Mon corps tout entier est secoué d'un spasme de surprise et d'espoir, celui qu'avec ce mouvement idiot et incontrôlé, tout ce qui se trouve dans les airs en cet instant sera rattrapé par mon habileté légendaire.

— Oh ! s'exclame la fille, Manon.

Les oranges dégringolent au sol et sur mes chaussures crasseuses. Le sac de courses cède alors par-dessous, comme motivé par une force invisible. Tout tombe, absolument tout. Je pose le pack d'eau au sol sur une orange qui roule. Bam. Un grand claquement dans le silence de l'immeuble et les bouteilles s'allongent avec le reste. Elles cognent au passage mon petit orteil, histoire d'en rajouter une couche. Je pousse un cri.

— Vous allez bien ? s'inquiète Manon.

— Oui, désolé…

Je me baisse pour ramasser. Les cheveux blond cendré de la fille, lâchés, ondulés comme je les aime, tombent en rideau devant ses yeux alors qu'elle m'imite pour m'aider.

— Vous avez pris beaucoup d'oranges, remarque-t-elle.

— Oui, vous en voulez ?

— Oh non, non ! Ne vous en faites pas.

Je hausse les épaules pour lui faire comprendre que ça m'est égal et m'apprête à lui en proposer une avec mon sourire le plus ravageur, mais elle fixe mon porte-clés d'un air particulièrement sinistre.

— Il y a un problème ? demandé-je.

— Euh…

Elle prend le porte-clés, le détaille en me le tendant et range toutes les oranges dans le sac.

— Non ! Rien. Dites… je peux vous tutoyer ?

— Bien sûr.

— Super. Ça te dirait de passer chez moi, ce soir ? On pourrait faire plus ample connaissance. Je suis sûre que tu es quelqu'un de très intéressant.

Ce sont mes lignes, ça. D'où sort-elle cette assurance soudaine ? Elle se redresse après que j'ai terminé de ramasser mon sac.

— N'hésite pas à sonner.

Elle se retourne et rentre chez elle. La porte claque. D'habitude, c'est moi qui mène la danse. J'avoue que j'apprécie les retournements de situation comme celui-ci. C'est tellement plus simple et ça promet souvent de ne pas se compliquer lorsque je mets un terme à la « relation ».

Un à un, je déplace mes vivres dans mon appartement et je referme la porte, la clé pendue à la serrure côté intérieur. Je dispose le plus urgent dans le réfrigérateur, fourre le reste dans les armoires et je cours me doucher. Mes cheveux courts sécheront suffisamment vite.

Chemise et jean propres… je range ma chambre au cas où elle s’inviterait chez moi. Cache la réserve de préservatifs et la tripotée de peluches que mes parents continuent à m’envoyer de Floride. Ils ont retenu que j’aimais les animaux de la mer, petit ; j’ai maintenant une belle collection de mammifères, poissons et crustacés de bonne taille. De quoi faire fuir Manon en un clin d’œil.

Je traîne un peu en me préparant psychologiquement. Sourire en la regardant. Détailler l’appartement et sa tenue, quelle qu’elle soit. La complimenter. La taquiner. Ne pas parler de moi. De toute façon, qu’y aurait-il à dire ? Je suis sans emploi, j’ai raté des études que je n’ai pas voulu terminer par paresse malgré une scolarité exemplaire. Je vis sur les économies de petits boulots que je déteste plus que tout, sur les billets que m’envoie régulièrement ma mère accompagnés d’une nouvelle peluche, sur l’argent de mes conquêtes lorsque je ne parviens pas à m’en détacher suffisamment rapidement. Ma vie est compliquée, mais je trouve toujours une solution pour m’en sortir… ou pour oublier. Et ce soir, cette solution, c’est Manon.

J’attrape dans le frigo les bières que je viens d’acheter et sors de chez moi, la clé dans la poche, pour sonner en face. La porte s’ouvre après quelques secondes. Manon me sourit beaucoup moins timidement que tout à l’heure, je vois qu’elle s’est changée, elle a même attaché ses cheveux.

— Entre.

Elle s’éloigne en dandinant les fesses. Une odeur chaude et sucrée me prend au nez.

— Tu as cuisiné quelque chose ?

— Oui, c’est un gâteau au yaourt. Tu aimes ça ? Je voudrais avoir ton avis.

— Tu plaisantes ? Bien sûr. Ça sent drôlement bon.

Manon détourne le regard. Pas de manière gênée. Plutôt comme si elle cherchait à me fuir.

— J’ai apporté des bières, dis-je.

— Super. Suis-moi.

Je lui emboîte le pas dans le couloir, puis dans le salon. Sur la petite table vitrée, le gâteau est posé juste à côté de son moule.

— J’allume la lumière ? proposé-je.

— Non, je préfère comme ça. Tamisé.

Elle a prononcé le dernier mot sensuellement. Ça fait bizarre, maintenant. On dirait qu’elle se force.

Elle s’assoit, coupe une part. Une seule.

— Viens.

Elle tapote la place sur le fauteuil à côté d’elle. Je pose les bières sur la table et la rejoins. Elle pousse l’assiette en carton avec la part, la faisant glisser vers moi.

— À toi l’honneur.

— Je dois m’attendre à un piège ? dis-je pour détendre l’atmosphère. Du piment, du wasabi ?

— Non, non !

Elle a l’air sérieuse d’un coup mais, pour me rassurer, elle prend la part avec sa main, sourit malicieusement et l’approche de ma bouche.

— Je. Veux. Juste. Ton… avis. Honnête.

Je prends sa main pour ajouter une touche de sensualité au moment, bien que Manon se débrouille très bien sans moi. Je mords dans le gâteau. Tendre, encore tiède. L’intérieur est aussi moelleux que de la mie de pain, peut-être un peu plus frais en raison du yaourt. L’extérieur est craquelé et cède sous mes dents. Un délice. Ça faisait longtemps que je n’avais pas mangé une pâtisserie faite maison.

— Beaucoup trop bon, murmuré-je en souriant. Quel est l’ingrédient secret ?

Je lui tends une perche. Elle pourrait répondre plein de trucs qui colleraient à l’ambiance et à l’attitude qu’elle arbore depuis le début avec moi. Mais elle serre les lèvres d’un air satisfait, se lève raide du fauteuil, lâche la part d’un peu haut dans l’assiette et claque ses mains l’une contre l’autre pour se débarrasser des miettes.

— Je vais te montrer quelque chose.

Mince. J’ai dit une bêtise avec cette histoire d’ingrédient ? Ou bien j’ai tapé dans le mille ? Elle est bizarre. Presque lunatique.

— Viens !

Manon s’impatiente. Je me lève immédiatement. Ma tête tourne un peu, mais je n’y fais pas attention. J’en ai l’habitude, même si cette fois, je n’ai pas eu le temps de boire une seule goutte d’alcool.

Elle ouvre une porte et rentre. Se retourne et m’attend. De mon côté, je commence à me sentir mal.

— Attends, je… faut que je m’assoie.

— Il y a une chaise, ici.

Elle n’a pas bougé de la pièce. Je la rejoins en titubant. Pose une main sur le dormant de la porte. Mes jambes tremblent. Manon me soutient sans s’étonner. Elle tire une chaise à roulettes de sous un bureau jonché de papiers et de coupures de journaux. Me lâche dessus brutalement, non pas parce qu’elle me pousse, mais parce que mes muscles ne répondent plus. Je grommelle. Quelque chose ne tourne pas rond.

— Je… hein ? J’ai… mmm…

— Reste là.

La porte se referme. Elle n’allume toujours pas la lumière, sort d’une armoire un gros rouleau de ruban adhésif d’emballage et entreprend de me ligoter. Oui, de me… quoi ? Ma lucidité s’est envolée par la fenêtre. Je la regarde faire sans comprendre, paumé de chez paumé.

— Qu’est-ce… tu… qu’est-ce que tu fais ?

— Ça ne se voit pas ?

Elle plonge sa main dans mon pantalon. Non, pardon… dans ma poche. Celle où j’ai mes clés.

— Touche pas… rends-les moi.

— Où as-tu trouvé ce porte-clés ?

— Hein ? Ché pas…

Elle pose la clé, ma clé, sur la table à côté de moi. Je tends le bras vers elle, mais je vois double. Je n’ai plus de perception de la profondeur. Elle m’attrape violemment la main et me scotche à la chaise, sans que je puisse me défendre. Elle sort un briquet et s’en grille une. C’est un rêve ? Je crois que j’hallucine.

— Tu sortiras pas de cet endroit tant que tu m’auras pas dit d’où tu tiens ce porte-clés. Tu es l’un d’entre eux ? Réponds.

Je lève un sourcil. Ou les deux. Je ne me rends pas bien compte.

— L’un d’entre eux…

— Tu es un agent du temps ?

À ces mots, j’éclate de rire. Je ne trouve même pas ça drôle. Je préférerais être ailleurs. Mais mon corps est secoué de soubresauts, ma gorge émet ce son ridicule, tonitruant…

La cigarette se pose délicatement sur mon index collé à l’accoudoir, sans s’éteindre. Je regarde les cendres tomber tout autour, en un petit cercle, avec une fascination morbide. La douleur met du temps à se faire sentir. C’est d’abord une chaleur insistante, de plus en plus forte. Et puis ça traverse l’os, ça me transperce, ça me fait un mal de chien. Je pousse un cri puissant.

— T’as l’air bien trop stupide pour être un agent du temps, mais tu joues au con.

— Bon sang… je sais rien ! Je me souviens plus…

Je hurle de plus belle. Elle attaque le deuxième doigt. Puis le troisième. Lorsque devrait venir le quatrième et que je me dis que ça ne pourrait pas être pire, elle sort un couteau d’un tiroir de son bureau. Non… ce n’est pas un couteau. C’est un très beau coupe-papier à la poignée en bois finement ouvragée.

— J’ai plein de questions à te poser sur le bordel que vous avez foutu dans ma vie. Tu vas commencer à parler.

Elle le lève au-dessus d’elle, serré dans son poing, et me le plante dans la cuisse, aller-retour. Ma voix se brise en hurlant, cette fois. Je crois que je vais tomber dans les pommes. Elle me gifle pour me garder éveillé.

— T’endors pas, j’ai besoin de tes lumières. Mon père, il avait réussi à vous mettre des bâtons dans les roues ? C’est pour ça qu’il est plus là, hein ?

Elle enfonce la pointe de l’objet entre mes côtes, pour me donner un avant-goût de la suite.

— Je comprends rien à c’que… ! Aaaah !

Elle pousse de toutes ses forces sur son arme, qui s’enfonce à moitié. Le sang coule abondamment. Elle ne s’en soucie pas. J’essaie de soulever mes mains tremblantes, de tirer sur mes liens même s’ils sont solides, mais je n’en ai pas la force.

Manon me regarde avec une haine qui la défigure. Une laideur insoupçonnée transforme son visage. Comment ai-je pu voir autre chose ? C’est une tueuse. Je suis enfermé dans une pièce… bon sang, une pièce insonorisée ! Mes cris n’atteindront jamais personne. Je songe à mes peluches, séquestrées au fond de mon armoire. Quel con, mais quel con…

— Vous avez détruit ma famille. Vous avez détruit ma vie !

Elle extirpe le coupe-papier d’un coup sec. Le sang l’éclabousse et coule sur le sol. La tête penchée en avant, la nuque désarticulée, je fixe sans vraiment la voir la mare écarlate qui grandit à mes pieds. Je sens la pointe métallique qu’elle redirige se poser sur ma poitrine, à l’endroit de mon cœur. Je n’ai pas fait médecine, mais je pense que si elle me poignarde là, mes chances de survie sont nulles.

— Je… ch… chuis pas un agent…, marmonné-je.

— Comment as-tu obtenu ce porte-clés ? C’est un laisser-passer. C’est comme un badge, ça les identifie. Comment !

Elle enfonce la lame. Je la sens, froide, pénétrer dans ma chair. J’ai l’impression que ce ne sera pas nécessaire. Je sens la vie en moi, cette énergie que je n’avais pas remarquée avant, qui est toujours là, tant qu’on existe… je la sens partir, s’éloigner. Sans moi. Elle me fuit, elle m’abandonne. Les douleurs de mon corps s’estompent. Je ne sens plus rien.

— Non ! crie Manon.

Elle me gifle si fort que mon corps est entraîné par ma tête d’un côté. La chaise bascule. Elle la retient avant la chute, avant que je m’étale comme une merde dans mon sang et que je m’y noie.

— Non, ne meurs pas !

Elle me secoue, furieuse de ne pas pouvoir m’interroger plus longtemps. C’est dingue. Je pensais que ma mort serait plus paisible. Moins mouvementée, moins cruelle. C’est de la torture. De ne pas pouvoir mourir tranquille.

— N… m… Ah ! Gabin !

Je n’entends presque rien de ce qu’elle dit. Mes yeux sont déjà fermés. Je ne pense plus. Néant dehors comme dedans.

Et puis, au bout d’un moment… je ne suis plus.

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DuclosZ
Posté le 17/02/2024
Salutations!
Ton univers est trop original et on se plonge vite dedans. Hâte de voir comment tu le feras évoluer avec tous ses personnages. Une bonne lecture. Continue le gros travail!
Tizali
Posté le 17/02/2024
Ravie que ça te plaise 😀 le prologue est en effet fait pour être surprenant, tuer le héros dès le début de l'histoire n'est pas commun mais j'ai mes raisons xD en tout cas, merci pour le commentaire, j'espère que tu apprécieras la suite 😊
Roxy
Posté le 15/02/2024
Bonjour,

J'avoue que le synopsis de l'histoire a vraiment attiser ma curiosité. Franchement, le cadre de l'histoire est grisant je lirais sans doute la suite. En attendant je te félicite et te souhaite une bonne continuation
Amicalement

Roxy
Tizali
Posté le 15/02/2024
Merci beaucoup, j'espère que la suite te plaira, hâte de connaître ton avis 😊
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