Prologue

3 septembre 1129, après le Déclin

 

        Les enfants sautèrent par-dessus un tas de briques en hurlant, armés de bâtons, de cartons et de boulettes de terre. La petite troupe, menée par un garçon grand et maigre aux oreilles décollées, se jeta sur un autre groupe qui fuyait tant bien que mal. La bataille fit rage un instant, et finalement, la seconde bande fut contrainte de battre en retraite, couverte de boue. 

    Julien sourit. Des centaines de souvenirs l'assaillirent. Il avait été ce petit chef qui préparait chaque offensive, galvanisait les autres avant de se jeter tête la première à l'assaut d'une rue pour la conquérir. C'était comme ça que s'occupaient les orphelins dans le quartier de Grand'Ronce : en s'inventant une guerre qui durait depuis si longtemps qu'on était désormais bien incapable d'en connaître l'origine. 

- T’es vraiment sûr que c’est là ? hésita Maxime de sa grosse voix rocailleuse.

- Je connais ces rues comme ma poche, assura Julien en accélérant le pas pour le lui prouver. J’ai grandi ici !

    Il y avait même vécu d'extraordinaires aventures qui constituaient aujourd'hui ses plus beaux souvenirs. À l’angle, ils prirent à droite. La vie dans les rues de Grand'Ronces n'était certes pas facile, mais il aurait tout donné pour y rester quelques années de plus… 

    Au détour d'une venelle, ils tombèrent sur une petite place grouillante d'activité. Il n'était pas encore sept heures et pourtant il y avait foule. Il fallait croire que pour tromper ce sinistre sentiment d'être prisonniers au sein de leur propre ville, les habitants de Bois-aux-Roses envahissaient les rues à la moindre occasion.

- Tu n'avais pas un chemin plus court ? pesta Maxime en bousculant une passante.

    Il fallait être bien agile pour se faufiler entre les appentis de bois et les tonnelles branlantes. Grand'Ronce était connu pour être le quartier des orphelins, mais aussi et surtout, celui des artisans. Travaillaient ici des ferrailleurs, des cordonniers, des vanniers et même dans certaines rues adjacentes, des fondeurs de plastique dont les marmites dégageaient une odeur épouvantable. 

    Au-dessus d'eux, la lumière disparaissait à mesure que les immeubles biscornus, petites boîtes enchâssées les unes sur les autres, se resserraient. Une forêt de câbles se déployait au-delà des toits de tôle et des draperies colorées qui séchaient sur des cordages précaires. Véritable toile d'araignée électrique, la structure parcourait toute la ville sans pour autant la desservir de manière équitable, puisque seuls les quartiers les plus riches et les bâtiments publics en bénéficiaient. Les vieux pylônes n'étaient là que pour narguer ceux qui, pour survivre, devaient vendre du carton ou se casser le dos en soulevant des charges trop lourdes. 

    La vie était dure depuis le Déclin. Mais elle était pire pour ceux qui n'avaient pas les moyens de vivre dans les hauteurs. 

    Après avoir traversé la petite place et tourné deux fois à droite, Julien entra sans hésiter dans l'arrière-cour d'un immeuble dont le revêtement extérieur se détachait par endroits. 

- Franchement je ne sais pas ce qui m’a pris de t’accompagner jusqu’ici, pesta Maxime. Non, parce que cet endroit est idéal pour tendre une embuscade à quelqu’un ! 

- Ne me dis pas que tu as peur de quelques mômes ? gloussa Julien en retour.

    Un petit bruit attira leur attention sur la gauche. Deux enfants, un adolescent et une petite fille, sortirent timidement alors de leur cachette – une pile de bois sommairement protégée par une bâche tendue. Julien leur sourit et s'accroupit pour se mettre à leur hauteur. Ses grands yeux clairs croisèrent le regard terrifié de la petite. Son petit nez plein de morve et ses petites mains tremblantes l’émurent sans qu’il ne sache vraiment pourquoi. Peut-être parce qu’il se reconnaissait un peu en cette gosse qui devait avoir quoi ? Huit ans, tout au plus ? 

- C'est qui, lui ? demanda l’adolescent aux traits lisses.

Il jouait les petits durs, mais Julien n'était pas dupe. Il ne devait pas avoir plus de seize ans, et dans ses traits crispés, il pouvait lire qu'il avait peur. 

- Il s'appelle Maxime, répondit calmement Julien. C'est un ami, ne t’inquiète pas.

- Qu'est-ce qui nous dit que vous avez pas prévenu la Milice ? insista l'enfant.

    Avec un sourire triste, Julien releva la manche de sa veste pour lui révéler son avant-bras. De l'index, il désigna une cicatrice blanche que le temps avait atténuée sans pourtant parvenir à faire disparaître. 

- Ça, c'est ce que la Milice m’a fait le jour où ils ont mis la main sur moi, leur apprit-il. Parce que j’avais utilisé mes pouvoirs. Tu crois vraiment que je pourrais être de leur côté après ça, Paco’ ?

    L'adolescent observa la marque un instant, puis Maxime en se demandant s'il était réellement digne de confiance. Finalement, il haussa les épaules et fourra les mains dans ses poches, une façon de donner son assentiment. 

    La petite fille étendit soudain la main et toucha le bras de Julien, là où la peau avait été marquée. 

- Ça fait mal ? osa-t-elle demander. 

Julien haussa un sourcil. Elle, qui n’était qu’une enfant, semblait bien plus concernée par ce qu’il avait vécu que par sa propre sécurité. 

- Non, souffla-t-il. Plus maintenant. Ne t'en fais pas. 

- Et qu’est-ce qui nous dit que vous valez mieux ? insista Pacôme. On sait ce que vaut la Milice, mais de vous on ne sait rien ! Vous pensez vraiment que vous pourrez nous protéger ?

- Mais évidemment ! se moqua Maxime. Gérude est du côté des Sorciers !

    Julien le fusilla du regard pour le faire taire. Cet imbécile était en train de foutre en l’air des semaines de négociations ! Convaincre Pacôme, c’était convaincre une bonne partie des enfants perdus de Grand’Ronces ! 

- Il a raison, insista néanmoins Julien. Gérude est de notre côté. Tout ce qu’il veut, c’est nous aider. C’est bien pour ça qu’il nous envoie. 

    Et il pensait chacun de ses mots. Toute sa vie, il avait grandi dans la peur. Celle des Ombres d'abord, puis celle de la Milice et de tous ceux qui méprisaient les gens qui étaient doués de capacités extraordinaires, comme lui. Gérude lui avait donné l'occasion de devenir autre chose. D'être celui qui inspirait la peur. D'être libre d'utiliser ses pouvoirs. D'être lui-même. 

-Ça va, soupira Pacôme. On vous suit.

    Avec beaucoup de tendresse, Pacôme prit alors la main de la petite et leur emboîta le pas. Mais ils n’avaient pas fait trente mètres que des silhouettes toutes de noir harnachées apparurent au détour d’une voie escarpée. 

    Le cœur de Julien manqua un battement. Ces hommes et femmes qui leur faisaient face, empêtrés dans leurs protections, lourdement armés, il pourrait les reconnaître entre mille. Ils appartenaient à la Milice. Ils étaient de ceux qui l’avaient torturé parce qu’il était né Sorcier. 

- Il est là ! hurla l’une des femmes en désignant Pacôme. C'est lui ! 

- On dégage ! ordonna Maxime. 

    Sans plus se poser de questions, Julien tourna les talons, prêt à fuir avec les enfants. D'un geste inconscient, certainement une réminiscence du temps où son âge lui avait imposé le devoir de veiller sur ses cadets, il avait saisi la main de la petite fille et la traînait derrière lui. Elle n'émit aucune protestation, et même, resserra sa prise entre ses doigts pour ne pas le perdre. Osant un regard en arrière, il se figea, horrifié. Pacôme n'avait pas bougé, et faisait face à ces hommes qui le chargeaient.

- MAIS QU'EST-CE QUE TU FICHES ? s'affola Julien. BARRE-TOI DE LÀ !

- EMMÈNE-LES À L'ABRI ! contra Pacôme sans même le regarder.

    Le jeune garçon ouvrit les bras en orante et ferma les yeux, un sourire apaisé sur les lèvres. Le sang de Julien ne fit qu'un tour. Il n'eut que le temps de s'accroupir pour protéger la petite fille de son corps, avant qu’un bruit terrible ne se fasse entendre.

    Le corps de Pacôme fut parcouru de tremblements incontrôlables. Entre ses mains, de puissants arcs électriques se formèrent, semblant danser d'une paume à l'autre, pour se libérer brusquement de toute contrainte. Ils frappèrent l'un des Miliciens qui s'effondra, lourde masse inerte. 

    Les éclairs fous ricochèrent sur les murs, frappèrent le sol dans un grondement terrible avant de heurter de plein fouet les câbles qui quadrillaient le ciel de Bois-aux-Roses. La foudre heurta un transformateur qui cracha une pluie d'étincelles. Elles mirent feu aux draperies qui séchaient dans le vent.  

    N'écoutant que son instinct, Julien se releva d'un bond en soulevant la fillette. Il la déposa dans une grande artère où la foule, inconsciente de ce qui était en train de se jouer à quelques mètres de là, flânait joyeusement. 

- COURS ! rugit-il.

- Mais… et toi ? hésita l'enfant.

- COURS JE TE DIS ! VAS-T'EN ! 

    Effrayée, la petite s'enfuit sans demander son reste. Satisfait, Julien retourna sur ses pas, mais il était déjà trop tard. 

    Les Miliciens s’étaient repliés en traînant derrière eux le corps inerte de leur camarade et déjà, des cris s’élevaient pour alerter les secours tandis que le feu se propageait. Et au milieu de ce désastre, Pacôme demeurait tétanisé. 

— Qu’est-ce que j’ai fais ? souffla-t-il. 

— Viens ! ordonna Julien en lui prenant la main d’autorité. Il faut qu’on s’en aille ! Tout de suite ! 

 

 

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MarineB
Posté le 23/12/2022
J'aime beaucoup ce prologue et surtout le personnage de Julien que je trouve très charismatique ! Comme j'ai pu le lire en dessous, la description de la ville est magique et je me projette vraiment dans le lieu, bravo ! Idem pour la description de la première utilisation des pouvoirs de Julien qui est très visuelle !
Je me perdais un peu dans le prologue à force de détails et de noms (ombres, pouvoirs, sorcier + description riche). Peut-être faudrait il commencer le prologue par la présentation de deux personnages maximum + de la Milice ?
Je m'empresse de lire la suite de ce pas :)
Maric
Posté le 17/06/2022
Bonjour,
Je découvre ton univers avec plaisir. Un chapitre plein d'action avec de belles descriptions.
La scène finale est très belle avec Pacôme qui comprend que son pouvoir lui a échappé.
A bientôt
akasdraawr
Posté le 27/05/2022
Coucou Céline !

Je commence enfin Allégeance et j'étais trop contente de le trouver sur PA pour pouvoir le lire hihi <3

Pour mes retours, grossièrement :
- Tes descriptions sont incroyables, je les trouve sublimes, et cette phrase là en particulier, je l'ai adorée : "Une forêt de câbles se déployait au-delà des toits de tôle…" La métaphore de la forêt fonctionne suuuuper bien, c'est hyper visuel, j'adore !!
- Je sais pas si c'est seulement moi ou pas, mais je suis assez confuse au niveau des personnages ;; comme on a aucun moyen de les différencier soit physiquement soit psychologiquement pour le moment, j'ai eu du mal à savoir qui était Julien et qui était Maxime et je me suis beaucoup embrouillée T-T Mais quand j'ai relu ça allait mieux, je me suis plus concentrée sur les prénoms !
- Quand Paco utilise ses pouvoirs électriques là PFIOUUUU J'ADORE grr. Et c'est encore mieux qu'on sache à la fin qu'il n'a absolument pas contrôlé tout ça alors qu'il avait l'air si sûr de lui hihi
- Au niveau des dialogues, je suis pas fan des majuscules pour les cris mais ça c'est juste très subjectif <3 Mais je pense que le point important (pou moi), c'est que ça pourrait gagner en authenticité, surtout au niveau des dialogues, si tu les rendais plus oraux : du style "T'en fais pas" au lieu de "Ne t'en fais pas". Je pense que c'est surtout très flagrant pour Paco, un ado, qui à la fois dit "C'est qui, lui", mais aussi "mais de vous on ne sait rien" qui ne sonne pas très oral pour le coup.

Dans les détails :
- Je trouve que cette phrase là "Ils étaient de ceux qui l’avaient torturé parce qu’il était né Sorcier. " n'est peut-être pas nécessaire, ou en tout cas pas encore parce que on comprend déjà tout de suite avec ce qui se dit avec Paco que la Milice l'a torturé etc., peut-être que ça peut être plus centré sur sa réaction du style : son souffle est coincé au fond de sa gorge, ses membres se paralysent ou qq chose comme ça (mais c'est déjà présent avec le fait que son cœur rate un battement) ?
- Quand Paco demande : "c'est qui lui", je pense que ça peut être bien de préciser qu'il demande qui est Maxime tout de suite, du style "en désignant Maxime du menton", ou qq chose comme ça. Parce que après, comme Julien estime son âge et sa manière d'être, on comprend qu'il ne le connait pas et ça porte à confusion, parce qu'on ne sait pas s'ils se connaissent ou pas, on a l'impression que oui mais Julien nous dit que non :((

En bref, je trouve que c'était un prologue qui donne bien les bases de ton univers. <3 On a tout de suite beaucoup d'empathie pour Paco et la petite fille, un peu moins pour les deux autres, mais c'est prenant, les descriptions sont sublimes, et j'ai hâte de voir ce que nous réserve Bois-aux-Roses <3
Karl-Forterre
Posté le 04/08/2021
Les dialogues sont fluides et ça se lit bien. Il y a juste l'usage de lettres capitales qui se substituent aux points d'exclamations pour quelques échanges qui me laissent dubitatif. Bravo en tout cas pour ce prologue fort sympathique.
ClineNana
Posté le 05/08/2021
Merci beaucoup pour ces encouragements :) Je note la remarque sur les Caps Lock ;)
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