Prologue

Par isaac

Prologue

 

            Selon l’Histoire des Patriarches d’Alexandrie, au jour de Ptiou, seize de Phamenoth de l’an neuf cent quatre-vingt-un de l'Ère des Martyrs[1], les chrétiens du Caire devaient tous disparaître, condamnés par le sultan mamelouk al-Zahir Baybars à mourir brûlés vifs. Ci-dessous les événements tels qu’ils sont rapportés par différentes sources arabes[2].

 

Ç’avait commencé comme souvent par un problème d’eau.

Parce que le soleil brûlant, impitoyable, était l’unique habitant d’un ciel bleu sans nuage, avare d’intempéries. Parce que le Nil était certes une bénédiction mais aussi un danger. De crainte d’être envahie par les eaux limoneuses, le Caire tenait ses habitations éloignées de la crue et donc de l’unique source d’eau. Des milliers de chameaux quotidiens étaient ainsi nécessaires pour fournir la ville assoiffée. L’eau douce se trouvait dans les puits creusés près du fleuve, mais certains marchands puisaient sans scrupules dans des mares puantes, beaucoup plus proches de la ville. Et la distribution de cette eau putride entrainait souvent différentes fièvres et des ulcères à l’estomac.

En ce début de Phamenoth, dans le quartier chrétien, la maladie emporta cette fois quelques nourrissons. Bientôt des chrétiens reprochèrent aux juifs d’avoir empoisonné les sources ; selon les livres de Sébéos[3], n'étaient-ils pas coutumiers de ces méthodes ? On saccagea donc les boutiques juives, quelques-uns profitant du tumulte pour s’attaquer aux échoppes des usuriers qui leur avaient refusé crédit.

            Cependant, contaminés aussi par l’eau croupie, des musulmans préférèrent accuser les chrétiens. Comme à l’habitude, la rumeur se propagea plus que rapidement, grossissant chaque fois de détails inventés sans aucune considération pour le vraisemblable. Le vendredi suivant, alors que les émirs se rendaient à la prière, des émeutes se déclenchèrent simultanément dans deux sections de la ville, al-Azhar et la Citadelle. Le gros des bataillons était fourni par la frange désœuvrée peuplant les bas-fonds du Caire. On les appelait harfouches. C’étaient les fumeurs du kif, les buveurs de vin, les mangeurs de pâte de chanvre et les gnostiques hallucinés ; c’étaient les hors-la-loi, les sans-logis, les mendiants professionnels, les prostituées, les chômeurs et les paysans ruinés. Toute la canaille, en somme. Sous la harangue d’oulémas fanatiques, on détruisit les églises avec haches et pioches, on en pilla les trésors et le mobilier, on en tua les occupants, jusqu’à l’intervention bien tardive de la garde.

            Munis de naphte et de soufre, des moines vengeurs incendièrent une mosquée en représailles. Sous la chaleur, les amphores d’huile d'un entrepôt voisin explosèrent, se dispersant en retombées qui embrasèrent derechef les alentours. Comme les livres formaient un combustible de choix, une bibliothèque devint principal foyer de l'incendie. Tandis qu'elle se consumait, des flammes rivalisant de hauteur, jusqu'à dépasser les minarets, atteignirent les toitures de palmes et de roseaux qui protégeaient les rues du soleil. Malgré le va-et-vient des habitants, qui arrosaient leurs demeures du peu d’eau disponible, le feu dévorant perdura sept jours encore. Une fois éteint, plusieurs quartiers – on disait soixante-trois maisons – étaient manquants ; les pierres et les colonnes qui les constituaient n’étaient plus que chaux, décombres et cendres ; bestiaux, maisons et personnes s’étaient volatilisés, emportés par le grand brasier de la déraison.

Le sultan Baybars revenait alors d'une campagne militaire menée contre les Francs. Son armée avait étroitement serré la place forte de Césarée avec des mangonneaux, des balistes et des tours montées sur roues. Assiégée et assaillie par une grêle continue de flèches, la ville n’avait pas tenu longtemps : elle était tombée en six jours. Pioche à la main, le sultan avait entamé en personne la démolition des fortifications, pour montrer l'exemple à ses troupes. Il fallait éradiquer, jusqu’au souvenir, la résistance franque à son empire.

            Baybars retrouvait donc un Caire en ébullition. La ville bourdonnait habituellement de rumeurs et de complots, mais cette fois-ci, comme dans une ruche ravagée par les antagonismes, abeilles besogneuses, gros frelons, guêpes chapardeuses et bourdons oisifs s'entrepiquaient à n'en plus finir de leurs dards respectifs. Contrairement aux émeutes ordinaires, qui s'apaisaient tôt ou tard, celle-ci ne finissait pas : chaque fois que la fureur semblait retomber, un attentat la rallumait, et les destructions reprenaient de plus belle.

            Les batailles et les voyages, la lassitude et la fatigue consécutives, son habitude despotique, tout inclinait Baybars à trancher rapidement, sans même essayer de débrouiller cette complexité de nœuds. Pour rendre justice, le sultan se fia à la rumeur publique, et celle-ci accusait les chrétiens d’avoir allumé l’incendie, non pas en réponse à l’attaque des églises, mais pour venger les défaites infligées aux Francs de Syrie.

            Par son ordre, on accumula une énorme quantité de bois et de roseaux, on les arrosa de naphte, puis on jeta le tout dans une vaste fosse, creusée pour l'occasion en contrebas de la Citadelle, dans une dépression jouxtant la forteresse.

            Comme la couleur des turbans coptes était prescrite par décret, la rafle des chrétiens était facile. Artisans, secrétaires, moines, moinillons, prêtres, diacres et acolytes, hommes et femmes, enfants aux bras, tous furent emmenés vers le lieu du supplice. On n'oublia pas de cueillir deux ermites stylites sur leurs colonnes.

            Le patriarche copte à sa tête, une longue théorie de turbans de la couleur bleue obligatoire se dirigeait lentement vers la Citadelle. Cette procession était escortée par les fiers soldats mamelouks. De leur calotte jaune réglementaire pendaient les cheveux en tresse ; et la bourse rouge qui en enveloppait l’extrémité leur tapotait la nuque au rythme de la marche. La déambulation se faisait le long de l'artère principale, puis le cortège passait par la grande place d'Entre-les-Deux-Palais, s'étirant en longueur dans les rues plus étroites.

            Cette apocalypse pour les chrétiens était concomitante d’une procession de triomphe, qui célébrait la victoire de Baybars contre les Francs. Tout le faste avait été prévu, sans omettre un détail de l'étiquette. Des cliques de tambours étaient disséminées en différents endroits du Caire, et chaque rue résonnait, comme en écho, du martèlement des peaux tendues. La ville était splendidement pavoisée : des étoffes colorées pendaient aux fenêtres, des cierges et candélabres, allumés en plein jour, étaient accrochés à la devanture des magasins, et des brûle-parfums répandaient partout des odeurs suaves.

            Les badauds s'étaient rangés sur le front des boutiques pour jouir au mieux du double spectacle. En tête du cortège sultanien, on pouvait distinguer les robes flottantes de laine blanche et les turbans de mousseline arborés par les religieux. Les plus importants d’entre eux étaient juchés sur des mulets avec lourdes rênes et selles peintes. Certains laissaient pendre sur leur épaule une touffe de cheveux assez longue pour toucher le bout de l'arçon – les sheikhs des confréries soufies lissaient celle-ci sur l'oreille gauche. On reconnaissait les grands cadis à leur voile énorme, qui entourait un turban de la sorte invisible[4].

            Paradaient également les seigneurs de l'épée, les commandants de mille mamelouks, les commandants de cent, ceux de dix et les émirs de timbalerie. Leurs chevaux, la nuque jaunie par des brocarts de soie, étaient harnachés de housses brodées et de caparaçons de guerre, équipés d’étriers et brides garnis d'argent, avec un gourdin impressionnant tenant à chaque selle par un anneau relié, sous le genou droit. Ces émirs portaient des calottes jaunes dépourvues de turban. À leur côté gauche pendait le sabre d’apparat, en or avec une poignée d’émeraude, à leur côté droit le sûluq[5] et le kizlik[6]. Parmi les tuniques doublées de satin rouge, certaines de soie noire étaient recouvertes de mots, que seul le premier rang du public pouvait déchiffrer, quand il n'était pas gêné par le miroitement du soleil sur les ceintures aux lamelles d’argent. Des gardes devaient frapper les gens qui s’approchaient de trop, car des serviteurs jetaient autour des pièces d’or. Suivaient les grands fonctionnaires civils, l'inspecteur de l'armée, le préfet du Caire et les grands eunuques, tous affublés d’écharpes de soie jaune. En fin de cortège, les prisonniers de guerre, qui portaient au cou la tête coupée d’un compagnon, ou bien les tambours de guerre ennemis dont avait crevé les peaux.

Ainsi faisaient les régnants. En frappant les yeux et les esprits du peuple, en exhibant les symboles de leur place dans la société, ils entendaient imposer à toute la hiérarchie des êtres un système plus ou moins cohérent d’attitudes.

            La rumeur s’étendait, grossissait, emplissait la ville, pour se transformer bientôt en terrible vacarme. Le cliquetis d'argent des éperons redoublait le tapage des sabots. Les tambours battaient toujours plus fort, prenant une tonalité martiale et autoritaire. Du haut des terrasses et des tourelles parvenaient des vivats et des hululements stridents de femmes. Pourtant, en comparaison des cérémonies habituelles, cette allégresse était toute relative, très certainement parce que le spectacle avait cette fois-ci un arrière-goût sinistre. Malgré le tumulte étourdissant de couleurs et de bruits, malgré la magnificence des habits et des montures, toute personne un tant soit peu douée de pitié devait être troublée, en son for intérieur, par l'énormité du massacre qui se profilait.

            Finalement, les deux cortèges se rejoignirent devant la Citadelle. Les notables gravirent l'escalier menant au bastion crénelé et franchirent le mur d'enceinte. Les chrétiens sortaient de l’enceinte du Caire par la Porte des Degrés, mais leur nombre et l'étroitesse de l'entrée rendait le temps nécessaire particulièrement long. Ils attendaient par centaines pour franchir la porte et atteindre leur supplice prochain en contrebas du fort.

            Soudain retentit le chant d'une trompette d'argent. Et l’on entendit en retour un hennissement à la note incroyablement juste. On aurait cru ce cheval doué de parole. Le sultan descendait de la Citadelle sur une jument blanche magnifique, toute caparaçonné de noir, et dont le front était marqué d'une tache en étoile. Chanfrein d'apparat en plaques d'acier incrusté de cuivre ; couvertures de selle brochées d'or, arçons incrustés de pierres précieuses ; étriers, brides, caveçons et chaînettes en or de Venise ; têtière et muserolle en soie, avec glands brochés d'or, pompons de corail et d'émeraude et franges en cornaline : tout resplendissait, tout étincelait dans ce harnachement de luxe suprême.

            Les sabots du pur-sang foulaient avec précision les coupons de soie rouges et jaunes que l'on avait placés sur le parcours. Vêtus d'une robe et d'un bonnet de satin jaune, deux pages roux sur chevaux blancs escortaient le sultan. Ils maintenaient en l’air des bandes d'étoffes d'or, dont les extrémités enveloppaient le prince et son cheval, afin que l'animal restât tranquille malgré la foule qui l'entourait.

            Le sultan était entouré de sa garde rapprochée d'eunuques noirs. Derrière suivaient quatre rangs de chevaux de main, devant marchaient deux cents pages revêtus de satin rouge et vert. Un musicien frappait un tambour de basque et chantait en langue turque l'histoire des anciens rois et les exploits de guerriers fameux. Des poètes alternaient en déclamant des vers, accompagnés de chœurs pour les refrains, de flûtes longues et de hérauts porteurs de couvertures soyeuses. Venaient également à pied quelques officiers de la garde, des huissiers, dix porte-haches, et le porte-encensoir, dont la cassolette fumante embaumait les alentours.

            Pour l'occasion, une estrade tapissée surélevée avait été construite devant la fosse. Baybars quitta sa monture pour un trône somptueux, piqué de drapeaux tissés d'or, avec touffes de poils à l’extrémité. La disposition des notables respectait toutes les proportions du rang. À sa gauche, le sultan était flanqué de l'armurier, qui présentait les poignards royaux placés côte à côte dans un même fourreau ; à sa droite, brandi par un colosse, tournoyait un énorme casse-tête à l'extrémité dorée hérissée de dents ; les yeux noirs de ce porte-massue étaient rivés à ceux du sultan, comme s’ils ne pouvaient s’en déprendre. Autour du souverain, se tenaient également, debout, le grand vizir, le porte-écritoire, le grand chambellan, l'officier du Trésor, l'émir des écuries, un préposé aux vêtements et des commandants de mille. Tous étaient ceinturés de pierres chatoyantes.

            Un héraut grimpa sur l’estrade pour déclamer la titulature royale : « Notre maître le sultan, le seigneur très illustre, le juste, le savant, l’assisté de Dieu, le victorieux, le triomphant, al-Malik aẓ-Ẓāhir Rukn ad-Dīn[7], sultan de l’Islam et des musulmans, héritier de la royauté, seigneur des rois et des sultans, vivificateur de la justice dans les mondes, combattant des infidèles et des associateurs, vainqueur des révoltés et des rebelles, sultan des pays de Dieu, défenseur des serviteurs de Dieu, maître du joug des nations, l’Alexandre du temps, né sous la conjonction des astres propices, qui ramène les égarés de l’islam, les arrache des mains des tyrans, roi des deux mers, serviteur des deux sanctuaires, celui qui fait prêter serment aux califes, rectitude des peuples, maître des pays, des climats et des régions habitées, le poliorcète, qui ravit les forteresses des mains infidèles, exterminateur des Mongols et des Francs, défenseur de la loi de Muḥammad (sur lui la paix), celui qui élève au plus haut l’étendard de la communauté musulmane, qui accomplit le djihad dans les deux mondes, Abū l-Fatḥ Baybars, associé de l’émir des croyants ! »

            Taille élevée et carrure athlétique, teint brun et barbe noire, Baybars avait en guise de rides le front barré d'anciennes cicatrices. Ses sourcils étaient rehaussés de traits rectilignes et horizontaux, qui accentuaient l'effrayant de son regard bleu, dont la prunelle gauche était recouverte d'une petite taie blanche. Il était entièrement vêtu de la couleur des califes abbassides : son turban noir arrondi se terminait par un appendice d'une coudée de longueur, qui pendait entre les omoplates ; sa robe de soie noire aux larges manches était tissée de fils d'or qui fulguraient comme des éclairs ; sur ses épaules, une tunique de draps de velours épais, noire, avec un félin brodé dessus ; une épée bédouine, attachée à un baudrier, prenait l'épaule droite et pendait sur son côté gauche. Au-dessus de la tête du sultan, flottait, tenu par l'atabek[8] des armées, un parasol jaune d'étoffe légère, couronné d'un oiseau d’argent doré, lequel surmontait une petite coupole de même matière.

            On alluma le feu. En peu de temps, de gigantesques flammes dardaient de la fosse, obscurcissant le ciel d'une fumée si épaisse que les oiseaux survolant la scène suffoquaient et chutaient d'emblée vers le sol. Les livres chrétiens jetés pour attiser le brasier embaumaient les alentours d'une odeur de pages racornies, qui s’associait à celles du bois, du roseau, et des résines de pin et de térébenthine. Le sultan, esthète cruel, humait ce mélange entêtant avec délice. Il déclara que le parfum de naphte rouge lui rappelait sa victoire contre Fransîs[9], lorsque les navires-brûlots égyptiens avaient incendié les bâtiments francs, avec en guise de brandon le feu grégeois.

            À l'imminence du trépas, les chrétiens se lamentaient avec beaucoup d'effets. Les femmes criaient, se donnaient des coups, déchiraient le collet de leur robe, laissant poitrine découverte. Les hommes jetaient et piétinaient leur turban, s'arrachaient cheveux et poils de barbe. Pour certains, c'étaient des sanglots de joie, un sourire béat, car ils étaient convaincus que le martyre leur assurerait bonne place au Royaume des Cieux.

Tandis que Baybars se délectait de la mélopée plaintive, l'atabek des armées déposa une requête visant à épargner les chrétiens. Elle fut refusée net par le sultan. Apparaissait aux coptes un lion inflexible, un animal farouche, dont la poitrine renfermait un cœur dur, à qui la peur et la pitié étaient étrangères. Implorer grâce était stérile, et les pleurs coulant en abondance ne parviendraient jamais à éteindre le feu injuste. Les lamentations cessèrent donc brusquement. À leur place, les mots grecs du trisagion[10] parcoururent la foule en chorale murmurée et répétitive : « Ô Dieu Saint, ô Saint Fort, ô Saint Immortel, né de la Vierge, aie pitié de nous.  Ô Dieu Saint, ô Saint Fort, ô Saint Immortel, crucifié pour nous, aie pitié de nous. Ô Dieu Saint, ô Saint Fort, ô Saint Immortel, ressuscité et monté au ciel, aie pitié de nous. »

            Les officiants attendaient le signal. Baybars leva sa main droite, dont l'index était lourdement bagué d'un anneau représentant les Pléiades. Selon une exacte symbolique, le sultan s'apprêtait d'un geste à dégringoler les étoiles sur les nuques coptes. La catastrophe était imminente, et pour les chrétiens et pour l’Égypte, à la mesure des ravages causés par Nabuchodonosor le Babylonien, ou même des massacres commis par l'empereur Dioclétien, ceux-là mêmes qui marquaient le début du calendrier copte.

            Soudain, des clameurs retentirent parmi les condamnés. Et des murmures suivirent parmi les émirs et les officiels. Alors que les flammes grandissaient encore, atteignant une hauteur inouïe, quelqu'un demandait audience. Le sultan, intrigué, accepta.

            Arriva un moine, caracolant sur une vieille mule. Ce soldat du Christ avait les reins ceints de sa tenue de combat : rabattue sur les omoplates, la cuculle de l'innocence, protectrice de la raison ; tenu par une ceinture de peau de chameau, le mortifiant cilice, rappelant qu'il est bon pour l'homme de ne point toucher la femme ; l'écharpe de lin, signe de la disponibilité au travail ; un manteau-voile couvrant, de draps douteux gris vineux, dépourvu de l'élégance de ce monde ; la peau de chèvre sur les épaules, signe de fermeté dans la vertu ; les chaussettes en tricot de laine, dépareillées brune et paille, avec l'encoche destinée à la lanière des sandales, qui rendaient les pieds disponibles pour la course spirituelle ; et bien sûr le scapulaire, forme de croix enlacée sur ses épaules. Il sauta de sa monture avec agilité, s'appuyant pour cela sur le bâton d'ermite, à la fois arbre de vie et ferme soutien.

            Le moine était de petite taille, amaigri, moyen d'âge, avec des tempes dégarnies qui encadraient un grand front. Sa barbe était l'arête d'une face losange et rayonnante, où pointaient, sous des sourcils joints, un œil moitié clos, l'autre brillant. Le sultan et le moine se dévisagèrent, s’examinèrent, regard braise bleue contre œil rieur. Baybars demanda au moine s'il était fatigué de vivre, puisque c’était une bien étrange idée de rejoindre ses coreligionnaires à pareille heure, si favorable à son trépas. Cette menace laissa le moine impavide. Se contentant de sourire, il proposa, en échange de la vie sauve pour les chrétiens, d’ajouter un tribut supplémentaire à leurs impôts déjà nombreux ; le paiement s’étalerait sur dix ans, chaque année pesant tout de même cinquante mille dinars d'or. À la stupéfaction générale, le moine déclara, toujours avec un ton aimable, qu’il assumerait la première échéance de cette rançon astronomique. Joignant le geste à la parole, il dégaina un calame, le trempa dans un encrier portatif, et rédigea une lettre de créance qui offrait paiement immédiat.

            Baybars releva un sourcil surpris, toisa son interlocuteur. Quel était donc cet effronté, qui, s’adressait à lui en ignorant le protocole, qui astreignait à baiser le sol à chaque phrase prononcée ? Les naseaux du sultan soufflèrent de dédain. On ne donnait pas cher de la peau du moine. Néanmoins, la proposition de cet homme, un nouvel impôt, n’était pas pour déplaire à Baybars, vu que les guerres syriennes avaient asséché les caisses royales. En seigneur cruel mais avisé, il fit mine de peser le pour et le contre, à savoir s'il était préférable de supplicier les chrétiens par le fisc ou par le feu, et se laissa convaincre en fin de compte.

            Ce moine avait pour nom Bulūs. Il était déjà réputé pour ses largesses. Malgré son surnom de Reclus, il ne s'était pas vraiment détaché du monde. Après une retraite dans la Montagne rouge, d’une durée indéterminée, il voyageait depuis quelque temps déjà. Sillonnant toute l’Égypte, il versait l'aumône, payait le pain des nécessiteux, les dettes des ruinés et les rançons des captifs, sans aucune considération pour leur obédience. Autour de sa fortune mystérieuse fleurissaient des légendes explicatives : on racontait par exemple qu’il avait découvert, dans une caverne, le trésor caché du calife dément al-Hakim. Certains avaient bien essayé de le suivre dans la Montagne rouge, mais il s’y mouvait trop rapidement, grimpait les rochers avec l’agilité d’un singe, de telle sorte que l’on perdait chaque fois sa trace dans les chemins accidentés.

 

 

[1] Jeudi 19 Mars 1265

[2] Maqrizi, Muffazal, Nuwayrî, Ibn Aş-Şuqāʿī.

[3] Sébéos l’Arménien, auteur d’Histoire d’Héraclius, ouvrage historique du VIIe s. ap. J.-C.

[4] tarha

[5] poche de cuir

[6] petit couteau ou dague

[7] Malik = roi ; rukn ad-dīn, soutien de la religion ; al-Bunduqdari, du persan, porteur de d'arbalète/fusil, arbalétrier.

[8] Commandant

[9] Saint-Louis

[10] Αγιος ο Θεός, Αγιος Ισχυρός, Αγιος Αθάνατος, ελέησον ημάς

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Yannick
Posté le 09/04/2020
C’est le genre d’histoire que j’adore lire, donc je m’y suis plongé volontiers. Je te donne des impressions qui sont bien sur toutes personnelles.

D’une manière générale, le texte est facile et agréable à lire. Par contre, je trouve que le vocabulaire est parfois complexe et pas forcément nécessaire.
Quelques exemples :
- une longue théorie de turbans
- était concomitante d’une procession
- comme s’ils ne pouvaient s’en déprendre
- pour déclamer la titulature royale
- se délectait de la mélopée plaintive
À mon sens, il existe des synonymes plus simples à comprendre pour la majorité des mortels (et donc des lecteurs) et qui exprimeraient les mêmes idées.
Par rapport à ce style justement, le « Ç’avait » de la première phrase surprend : « Ç’avait commencé comme souvent par un problème d’eau. » « Tout avait commencé, comme souvent, par un problème d’eau » (?)

Quelques phrases m’ont fait un peu accrocher aussi, par exemple :
« Paradaient également les seigneurs de l'épée, les commandants de mille mamelouks, les commandants de cent, ceux de dix et les émirs de timbalerie. »
« Les seigneurs de l'épée paradaient également, les commandants de mille mamelouks, ceux de cent, de dix ainsi que les émirs de timbalerie. (?)

« Que seul le premier rang du public pouvait déchiffrer »
 j’aurais imaginé que peu de personnes sachent lire parmi ce public, à cette époque, non ?

« Ou bien les tambours de guerre ennemis dont avait crevé les peaux »
 je supprimerais « de guerre » qui ne me parait pas nécessaire et qui se répète avec « prisonniers de guerre »

« une jument blanche magnifique, toute caparaçonné de noir »
 caparaçonnée (je n’ai pas cherché à repérer les fautes mais noté celle-là au passage)

Par rapport aux descriptions, elles sont minutieuses et parfois je m’y perd un peu dans cette ribambelle de couleurs, de sons, de tissus et d’animaux ! Lorsqu’une image commence à se dessiner dans ma tête, elle s’efface rapidement avec les descriptions suivantes.
Peut-être la création d’un personnage ou d’un groupe de personnages (pas forcément besoin de les faire réapparaitre plus tard dans l’histoire), qui déambuleraient dans cette foule colorée, aiderait à s’y retrouver.

J’attends la suite !