Première partie

Notes de l’auteur : Je dédie cette nouvelle au "Pioneer Cabin Tree". Que son âme demeure dans toutes les racines de Redwood Park.

« Je déteste mon job ! »

Je ne peux pas m'empêcher de le penser, même sur la route, au volant de mon vieux tas de boue.

Métro, boulot, dodo. Voilà à quoi se résume ma vie en ce moment. Se lever à six heures pour être à la fac à huit heures, assister aux cours magistraux et aux travaux pratiques, travailler à la bibliothèque en attendant de prendre mon boulot au Johnny Rockets, puis rentrer dans mon studio miteux à vingt-deux heures. Et ça, ce cycle effréné, tous les jours depuis quatre ans. Si je veux devenir biologiste, il me reste encore six ans à tirer. Mais tout ça pour quoi ? Soyons honnêtes, le marché du travail n’est pas terrible en ce moment. Au mieux, à la fin de mes études, je pourrais espérer avoir un poste de larbin dans un labo, être chargée de nettoyer les éprouvettes.

Bloquée sur le périphérique de San Francisco, j'observe les autres conducteurs par la fenêtre. Toutes ces bagnoles qui vont dans la même direction, qui suivent un chemin prédéterminé. Non, mais sérieusement, qu'est-ce qu'on fout ici, ratatinés les uns sur les autres ? Combien d'entre nous sont là sans en avoir véritablement envie ? Pire encore : combien d'entre nous se sont trahis pour en arriver là ? Moi, par exemple, je suis végétarienne et je travaille dans un fast food pour pouvoir financer mes études.

Un fast food, bordel !

 

Mon esprit ne s'apaise que trois heures plus tard. Après être sortie de San José, direction Mill Creek.

Chez moi.

Pour y arriver, j'emprunte la Howland hill road, l'une des routes les plus emblématiques du parc national de Redwood. Mais il est déjà tard, donc je ne croise personne.

En cheminant entre les grands troncs des séquoias géants, je ne peux m'empêcher de sourire.

Pour moi, c'est là que tout a commencé... Enfin, presque. Maman avait toujours plein de livres sur les séquoias géants et je les adorais. Je savais déjà tout sur eux, avant de les voir de près : entre cinquante et quatre-vingt-cinq mètres de hauteur, un tronc qui peut atteindre trente mètres de circonférence, une masse de plus de deux mille tonnes. Quand on m'a emmené pour la première fois faire une randonnée ici, dans le parc d'état, j'étais loin d'imaginer tout le poids des trois mille ans d'espérance de vie de ces arbres.

Oui, je crois que c'est ce jour-là que j'ai décidé de devenir biologiste.

 

La route se fraye difficilement un passage entre ces arbres préhistoriques. J'essaie donc de me concentrer pleinement sur ma conduite. Ici, il suffit d'un virage raté pour planter sa bagnole. Il est presque vingt et une heures et, même au cœur de l'été, je n'y vois plus grand-chose. La canopée est assez épaisse dans cette partie de la forêt. La galère, quand même ! Les bouchons de Frisco et de San José m'ont épuisée, donc c'est difficile de rester éveillée. Si j'étais une jeune femme raisonnable, je devrais faire une petite pause... Mais je ne le suis pas, donc je continue de rouler en pensant à mes copains du lycée qui m'attendent pour descendre les rapides en canoë.

Je m'engage dans un virage sans fin. Les roues extérieures de ma bagnole quittent légèrement le sol, mais tout va bien, je maîtrise. Après être parvenue à mieux contrôler mon véhicule, j'accélère un petit peu. Que j'ai hâte de rentrer, bon sang !

Seulement voilà, je ne me souvenais pas qu'à la sortie du virage on entrait dans un tunnel de séquoia.

Il apparaît au dernier moment et cache toute la vue. Sans prendre garde, me voilà plongée dans l'obscurité de ce ventre creux. Mais je roule vite, bien trop vite ! Pas le temps d'allumer les phares de mon vieux tacot. CRAAAAASH ! Je me plante violemment dans la paroi de l'arbre. Mon vieil airbag ne se déclenche pas à temps et je m'assomme fortement contre le volant.

 

Merde... Combien de temps suis-je restée comme ça ? En tout cas, quand je me réveille, il fait encore nuit. Rien de cassé ? Non, je ne crois pas. J'essaie d'allumer mon téléphone, mais lui aussi a été bousillé par le choc. Pas le choix, il faut que je me détache et que je sorte de ce tronc tunnel à pied. Heureusement, j'ai une lampe de poche dans ma boîte à gant.

Quand je sors de ma voiture, j'appuie sur le bouton de la torche, mais rien ne se passe. Pas besoin d'être devin pour savoir qu'elle est foutue. Ah ! l'angoisse ! J'adore cette forêt, mais ce n'est pas vraiment le meilleur endroit pour tomber en panne. Maintenant, il va falloir que je progresse jusqu'à croiser un touriste ou un garde-forestier pour me sortir de là.

Hum... c'est drôle, quand je marche, je n'ai pas l'impression d'avoir du bitume sous mes bottes, mais plutôt de la terre bien tassée. Je sais que la route touristique est bien amochée, mais je ne pensais pas à ce point-là.

Ah ! Je vois enfin le bout du tunnel ! J'éteins ma lampe et accélère la cadence, pressée de retrouver l'extérieur.

Une fois dehors, la canopée des séquoias est de nouveau visible, ainsi que leurs grands troncs longilignes. Je perçois les étoiles dans un petit bout de ciel et je me laisse emporter par ce monde mystique : le hululement de la chouette tachetée, le chant des insectes et le brouillard persistant crée un paysage de conte de fées. Ça sent la fraîche, ici, comme je ne l'ai jamais sentie ailleurs. Tout ça m'apaise.

Seulement, il y a un gros problème.

Où est la route ?

 

De retour à la voiture, je troque mes chaussures de ville contre celles de marche. Bon sang, mais qu'est-ce qu'il se passe ici ? Est-ce qu'ils ont dévié la route ? Non, c'est sûrement moi qui me suis trompée à la dernière intersection. Autant faire demi-tour, dans ce cas.

Mais pas moyen de retrouver l'entrée du tunnel. Il faut croire qu'en plantant mon tacot dans le tronc, une partie de l'arbre creux s'est effondrée. Bref, l'ouverture est complètement bouchée, donc pas le choix : je dois sortir dans l'autre sens.

 

Hors du tunnel, je me fraye un chemin comme je peux entre les buissons et les fougères. Mais où aller ? Je ne reconnais rien, ici. Et comme si ce n'est pas suffisant, il faut qu'il se mette à pleuvoir... Enfin rien d'étonnant : il pleut toujours beaucoup, à Redwood.

Je ne sais pas combien de temps j'ai marché, mais le soleil est prêt à percer le feuillage quand je croise la route d'un énorme séquoia, juste au bord d'une rivière qui paraît ridicule en comparaison. Est-ce que ce ne serait pas... le plus grand séquoia de Redwood ? Pourtant, ce n'est pas le général Sherman... On nous aurait menti ? L'arbre le plus imposant du monde serait en fait caché, loin des routes touristiques ? Ce serait logique, après tout. Garder secrète cette information permet de conserver la flore des dégradations.

Je fais le tour de ce géant en effleurant son écorce du bout des doigts. Ses reliefs semblent me raconter une histoire. Un récit très ancien. Cela n'enlève en rien mon angoisse d'être perdue, bien sûr, mais je me sens un peu plus protégée qu'auparavant. Mon instinct me dit que je vais trouver quelque chose d'intéressant, derrière cet arbre...

Et c'est effectivement le cas. Une fois de l'autre côté du tronc, je découvre une petite clairière où se trouve une vieille, très, très vieille cabane, pas plus grande que ma chambre à Frisco. Je pousse un soupir de soulagement. Je n'ai peut-être pas retrouvé mon chemin, mais au moins, je ne dormirais pas sous les étoiles ce soir, à la merci des ours et des pumas.

Mais peut-être y a-t-il quelqu'un à l'intérieur ?

Je me dirige sur le perron et frappe à la porte. Pas de réponse. Doucement, je tourne la poignée. Quelle chance ! Elle n'est pas verrouillée.

En fait, je crois que personne ne vit dedans. À l'intérieur, tout semble vieux et délaissé, mais je peux facilement deviner que c'est un garde forestier qui vivait là. Meublée seulement d'un lit, d'une armoire et d'un bureau, elle ne contient que des outils de jardinage : pelle, pioche, râteau. Dans un coin, il y a aussi une carabine avec ses munitions, sûrement pour chasser quand c'est nécessaire. Sur le bureau, quelques feuilles de papier et un crayon usagé.

Puis mon regard est attiré par la plus grosse surprise de cet endroit.

Une radio.

J'essaie de la faire fonctionner, mais quand je tourne le bouton de fréquence, pas un seul grésillement ne retentit. Je suis donc le fil d'alimentation des yeux, qui finit par passer à travers le mur. Je sors pour aller voir où il va et tombe sur un générateur d'électricité. Oh ! Par pitié, faites qu'il fonctionne ! Mais quand je l'examine, pas de doute possible : ça fait bien longtemps qu'il est bousillé.

 

De retour de la masure, je fouille tous les tiroirs. Pitié, faites que je trouve quelque chose qui m'aide, n'importe quoi !

Mais il n'y a rien, rien de rien...

 

 

Le lendemain, je me réveille avec des yeux bouffis. J'ai pleuré toute la nuit.

Je me reprends quand même et décide d'explorer les environs. Par chance, je trouve une petite boussole juste avant de partir. Elle a l'air de fonctionner correctement, donc je la prends avec moi dans l'espoir qu'elle m'aide à retrouver mon chemin.

Mill Creek se situe normalement au sud-est.

J’empaquette mes affaires et je marche, toujours sud-est, toujours tout droit. Maman a dû s'apercevoir que je n'étais pas rentrée. Bordel! Je ne préfère pas imaginer dans quel état elle doit être.

Je continue dans cette direction pendant des heures. Sur le sentier – enfin, si on peut appeler ça comme ça! - je m'arrête pour cueillir des mûres et des framboises sauvages. Je les mange tout en pressant le pas, puis il se met de nouveau à pleuvoir. Franchement, j'avance plutôt bien. Il va falloir quand même que je trouve un petit abri pour la nuit, car il me faudra bien une ou deux journées pour arriver à Mill Creek à cette allure. Enfin, ça, c'est si tout va bien...

Soudain, je me fige.

Ça se présente mal, on dirait.

Sans m'en rendre compte, j'ai retrouvé la rivière puis l'énorme séquoia. Je fais le tour et retrouve la cabane de la veille. Un coup d’œil à la boussole : elle indique toujours le sud-est. Impossible... Comment ai-je pu revenir sur mes pas sans m'en rendre compte ? Je n'ai pourtant pas arrêté de longer la rivière et à aucun moment elle n’avait l'air de faire demi-tour !

Je jette la boussole dans l'eau. « Merde, merde, merde ! » Qu'est-ce que je dois faire maintenant ? Même si les secours me cherchent en hélico, ils ne verront rien avec l'épaisseur de la canopée et le brouillard. Ça va leur prendre des jours, des semaines...

D'ici là, je serai morte.

À cette pensée, mon cœur s'accélère. Je me précipite à l'intérieur de la cabane et me recroqueville dans un coin, prise d'angoisse.

Qui aurait cru qu'un jour cette forêt me ficherait autant la trouille?

 

Cette nuit-là, je n'ai pas fermé l’œil. Quand les premiers rayons du soleil sont passés à travers la fenêtre, je me suis redressée et j'ai inspiré profondément.

Bon.

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Samuel D.
Posté le 21/08/2023
Un début très entraînant et qui me donne envie de poursuivre. On a tout de suite l'impression d'entrer dans un autre univers, presque féérique, sans qu'il y ait besoin d'introduire d'éléments surnaturels.
Le choix d'un langage oral est plutôt judicieux. Attention, toutefois, à ne pas abuser des connecteurs et interjections qui alourdissent le texte. Je pense tout particulièrement aux "donc", qui sont répétés 3 fois dans un seul paragraphe.
Sinon, qu'est-ce que tu veux dire par "Ça sent la fraiche" ?
M. de Mont-Tombe
Posté le 21/08/2023
Hello Sam!
Je prends en compte tes remarques sur connecteurs et les interjections. Je me cherche encore beaucoup sur l'expression du langage oral en narration.
Pour l'expression "ça sent la fraîche", le fait que tu m'en parles m’interpelle un peu, je me demande si elle n'est pas maladroite. Par cette expression, j'entendais "ça sent l'humidité et le froid comme lors de la première brise du matin", en gros. "La fraîche", dans l'idée, prend le même sens que dans l'expression "pêcher à la fraîche", autrement dit "aller pêcher au moment le plus frais du matin." Mais j'admets que c'est peut-être un peu tordu, surtout vu le contexte.
Emilie-Rose
Posté le 22/07/2023
Bonjour M. de Mont-Tombe,

J'ai été immédiatement captivée par ton texte dès les premières lignes ! Le style est simple, fluide et j'ai lu le chapitre d'une traite sans m'en rendre compte. La protagoniste est bien téméraire, entre sa vitesse au volant, s'aventurer directement en pleine forêt sans ressources, et le fait de frapper à la porte d'une cabane perdue au milieu de nulle part ! (Personnellement, j'aurais préféré la belle étoile, haha).

Ton écriture est très bonne, ton personnage a de la profondeur, et je trouve ça dur surtout à la première personne !

Si je devais prodiguer un conseil d'amélioration du texte, peut-être pourrais tu développer un peu plus le passage à la fin sur ses pensées et ses sentiments, surtout lorsqu'elle se rend compte qu'elle tourne en rond. Ça doit être très perturbant et angoissant pour elle, et je pense que ça pourrait enrichir ton récit et marquer un temps fort à cette fin qui donne envie de connaitre la suite ! Cela dit, je ne suis qu'une amatrice qui n'y connaît pas grand-chose, haha, et j’aime déjà ton récit !

Je suis aussi intriguée par ta dédicace. Pourrais tu me dire d'où t'est venue l'inspiration pour ce texte ?
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