Première partie : 13 mars 2031

Par Lewis

5:19 pm.

La circulation avance doucement dans les grandes avenues de Baltimore. Les gens sont énervés, pressés de rentrer chez eux. Quelques klaxons sont distribués, un cycliste a grillé un feu et presque provoqué un accident. Au milieu de toute cette agitation, je suis installée à l’arrière d’un taxi. Coincée dans ces embouteillages, je passe mon temps en collant les photos d’un long voyage dans un carnet. Je souris tristement en me voyant sur la dernière image, près des ruines de Machu Picchu.

Il me rappelle également comment ce voyage a été abrégé.

Perdue dans mes pensées, je ne m’aperçois pas tout de suite que le véhicule s’est arrêté. Alors que je suis partie depuis des mois, Baltimore ne semble pas avoir changé en apparence. Les mêmes rues, le même tramway, la même circulation dense… Et pourtant, avec un peu plus d’attention, on remarque des boutiques fermées et des parcs qui se dépérissent.

Je reviens à la réalité lorsque le chauffeur tousse.

— Nous sommes arrivés, mademoiselle, déclare-t-il.

Je jette un coup d’œil par la vitre. Devant moi, je découvre mon immeuble aux briques ocre.

Et mes deux meilleures amies, accompagnées de leur plus beau sourire.

 

Une fois mes affaires sorties du taxi, je fonce dans les bras que me tendent Sarah et Lucy. Avec l’entrain, nous trébuchons de quelques pas et évitons de justesse une chute. Nous rions ; les passants nous regardent comme si nous étions folles, mais nous n’en tenons pas rigueur. Je presse mes amies contre moi, heureuse de les revoir. Les cheveux bouclés de Sarah me chatouillent le visage tandis que mes narines hument le doux parfum de Lucy.

— Vous m’aviez tant manqué, c’est si bon de vous retrouver.

— Serre-nous moins fort, s’amuse Sarah, ou je vais mourir étouffée.

Je me dégage de leurs étreintes et prends le temps d’observer ces filles qui ont grandi à mes côtés. Sarah semble être restée la même, aussi débordante d’énergie. Sa chevelure de feu a doublé de volume et lui donne un aspect sauvage assez plaisant. Lucy, de son côté, est au moins deux fois plus belle qu’elle ne l’était quand je les ai quittées, ce qui parait inconcevable tant elle était déjà magnifique. Elle a gagné quelques traits hispaniques et ressemble davantage à sa mère.   

— Tu as tellement changé ! lance cette dernière avant que je ne puisse en faire autant.

Je balaye la main pour m’y opposer, moi qui ne me sens pas si différente, mais Sarah et Lucy insistent et nous rentrons dans le hall de mon immeuble pour faire face à un miroir. Pour la première fois depuis un moment, je vois mon reflet dans sa totalité et je comprends ce qu’a voulu dire Lucy. Mes cheveux noirs comme le charbon ont bien poussé et glissent le long de mon dos. Les légères rondeurs de mon adolescence ont disparu au profit de courbes ni trop ni pas assez avantageuses. Mais c’est sur mon visage que je perçois le plus de changements et une maturité qui me fait gagner quelques années de plus. Qui pourrait avancer que ces trois jeunes filles n’ont que dix-neuf ans ?

— Ces nanas-là vont faire un malheur dans quelques années, si vous voulez mon avis.

La remarque, qui pourrait sembler anodine et amusante, amène au contraire une gêne entre nous. À la joie des retrouvailles se succède une certaine peine. Où serons-nous dans quelques années ? pensons-nous sans doute en même temps.

Sarah quitte le reflet du miroir pour m’attraper les mains et me regarder directement dans les yeux.

— À ce propos… Tu avais raison, Jennie. On comprend tout à fait pourquoi tu as voulu partir, et pas uniquement concernant l’accident de ta mère. J’ai… (Sarah jette un coup d’œil à Lucy) Nous avons tout pris à la légère, on s’en rend bien compte maintenant que le monde part en vrilles. Et j’ai l’impression que personne ne semble savoir ce qui se passe réellement…

Elle soupire et fixe le sol, gênée. Je saisis alors la main qu’elle laisse tomber. Elle m’observe, muette d’émotion. Je ne prononce pas un mot, mais l’essentiel de ce que je ressens passe par mon regard et, une fois de plus, j’étreins mes deux amies contre moi.

 

Lorsque je parviens sur le palier du troisième étage, essoufflée par le poids de ma valise, je m’immobilise durant un court instant devant la porte d’entrée. Après cinq mois d’absence, suis-je bien prête pour retourner dans cet appartement vide ?

— Voilà, on y est, murmuré-je pour moi-même.

Lucy, qui semble m’avoir entendue, pose une main réconfortante sur mon épaule. J’enfonce la clé dans la serrure et, la seconde d’après, je reviens quelques mois en arrière.

L’appartement apparaît tel que je l’ai laissé. Le portemanteau supporte le fardeau de vestes ayant appartenu à maman et moi. Les meubles n’ont pas bougé et ont accumulé la poussière. Une odeur de renfermé s’est installée dans les pièces durant mon absence et nous nous empressons d’ouvrir toutes les fenêtres pour nous en débarrasser au plus vite.

Comme si nous revenions de cours, prêtes à passer le week-end ensemble, nous nous rendons dans ma chambre. Les affiches de vieux films sont toujours accrochées aux murs, mon bureau est noyé sous des tonnes de classeurs et de cahiers, mon lit est soigneusement fait. Comme si je n’étais jamais partie.

Tandis que je déballe ma valise, Sarah et Lucy me posent d’innombrables questions sur mon voyage, souhaitant connaître tous les détails. Je sens bien que si elles m’interrogent autant, c’est pour éviter le sujet de maman. Si elles sont venues m’accueillir devant mon immeuble, ce n’est pas uniquement pour le plaisir des retrouvailles, mais parce qu’elle voulait m’empêcher de me confronter seule à cet appartement inoccupé. Et simplement pour cette légère attention, je leur en suis tant reconnaissante.

Je m’entreprends alors dans la description des monuments que j’ai pu visiter, les panoramas stupéfiants que j’ai admirés et les quelques rencontres intéressantes. Malheureusement, plus j’avance dans mon récit et plus ces anecdotes disparaissent au profil de paysages sans couleur, d’actes de violence et de peur.

— Ici, ça n’a pas autant dégénéré, m’informe Sarah avant de se corriger : Bien que… Il y a eu beaucoup de manifestations ces dernières semaines ; la plupart d’entre elles bloquent les trafics routiers et ferroviaires. À cause de ça, nous ne sommes pas allées à l’université depuis deux semaines.

— Les gens manifestent à cause de la crise alimentaire ?

— Oui, ça a entraîné une hausse des prix affolante. Ça devient un luxe de se payer un bon repas et la population n’est pas contente.

— Ah, et évite aussi de sortir en pleine nuit, ajoute Lucy. Il y a eu plusieurs braquages récemment et les rues ne sont plus sûres… La police est débordée de travail.

— Vous êtes en train de décrire les derniers mois de mon voyage, les filles. Tout ça, je l’ai vécu en direct. Je pensais que seuls les pays pauvres étaient touchés, mais ça n’est plus le cas visiblement.

Un silence de plomb s’installe et je regrette presque d’avoir parlé. Je sors quelques souvenirs supplémentaires de ma valise avant de la ranger dans un coin de la chambre.

Lucy, qui consulte sa montre à cet instant, lâche soudain :

— Oh, je n’avais pas vu l’heure. Je devrais rentrer, mes parents vont m’attendre pour dîner !

— Pareil pour moi. Est-ce que tu veux te joindre à nous, Jennie ? Ce sera toujours mieux que de rester seule ici.

Je prends le temps de réfléchir à la question de Sarah. Une légère migraine au fond de mon crâne me rappelle les sept heures de vol qui ont constitué ma journée. Mes jambes sont lourdes et je ne sais pas si je pourrais supporter une longue soirée.

— C’est gentil, mais je suis exténuée. J’ai juste besoin d’une bonne douche et de sommeil. Demain ?

Sarah hoche vigoureusement la tête.

— Très bien ! Vous êtes toutes les deux invitées à la maison, ça fait trop longtemps que je rêve de passer une soirée avec vous comme avant.

Je ramène les filles à ma porte. Une dernière embrassade, et le silence retombe dans l’appartement.

Je regarde quelques secondes les murs blancs et sans vie qui ressemblent désormais davantage à ceux d’un hôpital. Je retourne dans ma chambre et m’allonge sur mon lit, accompagnée d’une quantité folle de pensées. À la joie d’avoir retrouvé mes amies se mélange la tension des précédents jours, ceux qui ont clôturé mon tour du monde, et je m’inquiète de l’allure que prennent certains événements dans notre pays.

Exténuée par mon vol, je m’assoupis heureusement avant que mes réflexions ne tournent à l’obsession.

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