Premier interlude

Par Fenkys

Le retour de Deirane et Ehlrine interrompit le récit de Vespef. Les deux sœurs se tenaient par la taille, étroitement enlacées, ce qui rendait leur démarche bancale tout en suggérant une complicité qui n’avait jamais existé quand elles étaient enfants. Mais après avoir été séparée pendant vingt ans, aucune des deux n’avait la force ou le désir, de lâcher l’autre. De son autre main, Elhrine tenait le poignet de Hester, ce neveu dont elle venait d’apprendre l’existence.

D’un rapide coup d’œil, Deirane engloba toute la scène : Vespef assise sur un banc, une jeune femme blottie contre elle, une main nichée dans son décolletée sans que celle-ci ne s’en offusque et toute une bande d’enfants qu’on aurait bien imaginé chahuter, mais qui pour l’instant restaient sagement assis sur les genoux des deux femmes et à leurs côtés.

— Tes enfants ? demanda Deirane.

— Tes neveux et nièces, confirma Elhrine.

— Je vois que tu as fait une nouvelle rencontre, dit-elle à Vespef, tu nous présentes ?

Deirane se demandait où elle avait bien pu dégotter cette jeune femme, très mignonne au demeurant. La ferme la plus proche était trop loin pour qu’elle ait eu le temps d’y aller et d’en revenir tout en séduisant au passage une belle paysanne. Deirane devait lui faire de l’effet cependant puisque cette inconnue ne la quittait pas des yeux. Était-ce à cause de ses bijoux, sa renommée ou parce qu’elle lui plaisait.

Elle n’eut pas le temps d’approfondir la question. Elhrine lâcha sa sœur et se plaça devant elle.

— C’est à moi de le faire ! s’écria-t-elle.

La véhémence de sa cadette la fit sourire.

— Tu es sûre ? Pourtant c’est de Vespef qu’elle est l’amante.

Mais elle n’alla pas plus loin. Le visage de cette inconnue avait des traits qu’elle reconnaissait. Des traits qui ressemblaient beaucoup à ce qu’elle voyait tous les matins dans son miroir quand elle se maquillait et qu’elle partageait avec ses sœurs : les mêmes yeux bleus, le même nez, le même menton. Elle était de sa famille. Elle était cependant trop âgée pour être la fille d’Elhrine. Donc…

— Tu es ma nièce, la fille de Cleriance, conclut-elle.

— Ratée, répondit Teriante, mais tu n’es pas tombée loin. Cleriance et moi partageons la même mère.

Devant ce que cette réponse impliquait, Deirane resta muette de saisissement.

— Teriante est ta sœur, confirma Jensen. Elle est née deux ans après que tu sois partie.

Deirane dévisagea cette inconnue. Elle avait une sœur dont elle ignorait l’existence. Elle avança de quelques pas avant de s’arrêter, incapable d’aller plus loin. Teriante avait repoussé avec douceur la fillette juchée sur ses genoux, retiré sa main du nid douillet qui l’accueillait puis se leva. Elle aussi fut incapable d’avancer.

— Tu étais plus entreprenante avec moi ce matin, plaisanta Vespef. Que t’arrive-t-il ?

— J’ignorais encore qui tu étais, répondit machinalement Teriante.

Elle ressentit une violente poussée dans son dos qui l’amena jusque devant sa sœur. Vespef, trop loin, avait dû user d’un peu de magie.

Deirane hésita un instant. Elle posa sa main à la base du cou et remonta le long de la joue. Elle suivit du pouce le contour de la bouche, l’arête du nez, la pommette. Elle était troublée, elle sentait les larmes lui venir aux yeux. Elle n’avait pas compris à l’époque ce que Mericia avait ressenti. Maintenant elle savait. Et pourtant, un calsishon encore, elle ignorait l’existence de cette sœur.

— Tu es encore plus belle que ce qu’on m’avait raconté, murmura Teriante.

Deirane n’hésita plus. Elle attira Teriante contre elle et l’enlaça. La jeune femme lui rendit son étreinte. Elles restèrent longuement serrées l’une contre l’autre. Elhrine hésita avant de se joindre à l’étreinte. De sa place, Jensen regardait d’un air satisfait sa famille réunie.

Vespef se glissa à côté du vieillard sans déposer la fillette qu’elle portait.

— Vous devez être heureux, dit-elle.

— Cela fait vingt ans que j’attends ce moment.

— Des regrets ?

— Bien sûr. C’est une petite fille qui a quitté la maison. Je ne l’ai pas vue grandir, devenir une femme, rencontrer son premier garçon que j’aurai eu plaisir à mettre dehors tout en espérant qu’il ait assez de courage pour persévérer. Je n’étais pas là quand elle a eu besoin de moi. J’espère qu’elle a pu trouver quelqu’un pour tenir le rôle que je n’ai pas pu jouer.

— C’était un esclave. Il s’appelait Ard et venait de la Nayt. Il s’est occupé d’elle comme de sa fille.

— Qu’est-il devenu ?

— Il était déjà vieux quand elle l’a connu. Plus que vous aujourd’hui.

Elle n’eut pas besoin de plus d’explication. Il avait compris.

— Il a pu voir ses enfants naître et grandir ?

— L’un d’eux oui. Son deuxième.

— Alors il est plus chanceux que moi.

— Patience, votre tour arrive.

Jensen porta son regard acéré sur la Pentarque.

— Vous savez quelque chose ?

— Elle est enceinte. Elle l’ignore encore, mais elle attend un enfant.

— Mais comment ? Elle était prisonnière chez les bawcks depuis plus d’un an.

— Elle n’était pas cloîtrée chez eux. Il y a des hommes dans leurs camps. Et puis, pour venir de chez eux, elle a traversé beaucoup de terres peuplées d’humains. J’ai du mal à croire qu’elle n’a pas cédé aux avances de l’un d’eux.

— Vous avez une idée du père ?

— J’imagine bien Deirane en train de s’oublier entre les bras d’un Sangären grand et musclé en plein désert.

Jensen sourit devant cette image. Mais il imaginait Vespef à la place de Deirane.

— Fantasme ou réalité.

— Un peu de fantasmes, j’avoue.

— Et ce fantasme a un nom ?

La stoltzin baissa les yeux comme si elle éprouvait de la gêne, mais quand elle releva la tête, le vieux paysan n’y trouva aucune trace de trouble. Au contraire, son regard brillait d’un éclat qu’il n’avait encore jamais vu chez elle.

— Mudjin, dit-elle enfin.

— Le chef de guerre des Sangärens de l’ouest ? Il est trop âgé pour Deirane. Il sévissait déjà quand elle n’était qu’un bébé.

— Pour Deirane peut-être. Pour moi non.

— Ainsi le plus grand ennemi de l’Yrian est l’amant de la pentarque prime d’Helaria. Qu’en pense le roi ?

— Cinq rencontres en vingt ans. On est loin d’une relation régulière. Et puis Mudjin n’est pas ennemi de l’Yrian, juste de la dynastie Rheza. Et j’avoue que je partage un peu son avis. Osez me dire que vous n’êtes pas d’accord avec moi. Vos deux derniers rois ont quand même été surnommés « le fou » et « le régicide ». Il vous faudrait rapidement un roi qui redore le blason familial.

— Laissons une chance au nouveau. Il pourrait vous surprendre.

— Je l’espère.

C’est le moment que Deirane et Teriante choisirent de les déranger. Elle n’avait pas lâché la main de cette sœur dont elle venait de découvrir l’existence, comme s’il lui répugnait de mettre fin au contact physique. Elles rejoignirent leur père et son invitée.

— Je parle peu, mais j’ai une bonne oreille. Et j’ai entendu ce que vous disiez sur moi.

— Quoi en particulier ? demanda Vespef.

— Vous avez bien dit que j’étais enceinte.

— En effet, je l’ai dit.

Le sourire qui éclaira la future mère transforma son visage bien qu’avec les années elle ait appris à peu exprimer ses sentiments. Teriante, en revanche, ne s’en priva pas, les manifestant pour deux.

— Mais c’est merveilleux ! s’écria-t-elle. Vespef, tu as entendu ? Je vais avoir un nouveau neveu. Et celui-là, je pourrais le pouponner. Quand je suis devenue assez grande, Cleriance a cessé d’en avoir. Et Elhrine habite trop loin. Je les voyais rarement.

— Et Telet ?

— Sa femme ne m’aime pas. Elle juge mon mode de vie contre nature.

— Un jour, tu auras le tien, fit remarquer Vespef.

— En ne couchant qu’avec des filles ? J’en doute.

— Il n’y a aucune chance que tu trouves un homme qui…

— Aucune, l’interrompit Teriante. Le fait que l’un d’eux me touche me répugne.

— Je comprends ce que tu ressens, intervint Deirane. J’ai moi-même été confrontée à ça. On se sent salie après.

— Mais toi, tu aimes les hommes, objecta Teriante.

— Mais pas les femmes. C’est avec l’une d’elles que j’ai fait l’amour pourtant. Elle comptait beaucoup pour moi, et elle était amoureuse de moi. Comme en plus j’avais éloigné son amante, ce qui l’avait laissée seule, je me suis sentie obligée de céder à ses avances. Comme je ne voulais pas la blesser, j’ai essayé de garder contenance. J’ai même réussi à faire semblant d’apprécier. Ça a été horrible, d’autant plus qu’elle y prenait du plaisir et que je me sentais coupable de gâcher le sien.

Deirane ne put réprimer un frisson.

— Ça a dû vous marquer si vous réagissez ainsi après tout ce temps, constata Vespef.

Elle se contenta de hocher la tête. Teriante tenta d’enlacer sa sœur, mais elle s’écarta.

— Et le père ? intervint Jensen. Le connaîtra-t-on un jour ?

— À mon avis, ça ne saurait tarder, répondit Deirane. Même s’il a perdu ma trace, cela ne durera pas.

— Tu n’as donc aucun doute sur son identité, constata Vespef.

— Non. Le temps où l’on pouvait disposer de moi est révolu. Je ne laisserai plus jamais personne me toucher contre mon gré sans conséquence pour lui.

— Cela n’a jamais été le cas, j’ai pu constater que ceux qui avaient abusé de toi ne survivaient pas très longtemps.

Deirane renvoya un sourire à la pentarque. Au cours des années, elle avait soigneusement vengé de tous ceux qui avaient détruit sa vie. Seul Aldower restait en vie. Envoyé en Helaria par un des deux croiseurs d’escorte de la pentarque, il devait certainement avoir déjà atteint l’Helaria pour y croupir dans une prison en attente de son jugement.

— Pour cet enfant, je me suis donnée volontairement au père, affirma-t-elle. Et je suis parfaitement sûre de son identité.

Se tournant vers son père, elle l’ajouta :

— Et quand tu le connaîtras, tu l’adoreras.

Cependant, Jensen n’avait pas relevé la dernière remarque de Deirane. Son attention s’était reportée sur Elhrine. Elle n’avait pas bougé depuis un moment. Elle était comme figée.

— Qu’arrive-t-il à votre sœur ? demanda-t-il.

Son ton inquiet incita tous les regards à converger vers elle.

— Vous allez bien ? s’enquit Vespef.

Elhrine tourna la tête vers Teriante.

— Cette stoltzin, tu l’as bien appelée Vespef ?

— Oui ! Pourquoi ?

— Oh la la !

Elle se précipita vers Vespef et s’agenouilla devant elle.

— Je vous prie de m’excuser votre majesté, j’ignorais qui vous étiez.

Elle se releva et tenta de reprendre sa fille, ce qui serait arrivé si cette dernière ne s’était pas enfoncée davantage dans le giron de la stoltzin. Cette vision provoqua une bouffée de désir chez Teriante. Que n’aurait-elle pas donné pour que ce fût sa tête qui reposa contre ce sein si doux et si ferme.

— Elhrine ! s’écria Jensen. Calme-toi !

Un bref instant, il avait retrouvé l’autorité avec laquelle il avait élevé ses enfants. Elhrine, par habitude certainement, obéit. Elle recula d’un pas.

— Si dame Vespef ne s’est pas formalisé des actes de Teriante, ce n’est certainement pas un enfant qui grimpe sur ses genoux qui va le faire.

— Mais c’est une impératrice et je lui ai confié mes enfants comme à une simple fille de ferme.

— Je ne suis pas une impératrice, je suis une pentarque. Ce n’est pas la première fois que je garde les enfants d’une autre.

L’interruption de Vespef laissa Elhrine coite un moment.

— Quelle différence ? demanda-t-elle enfin.

— Il y en a une, commença Teriante.

Puis elle rougit en se souvenant de la manière dont Vespef lui avait prodigué ses explications.

— Mais je ne te la donnerai pas, compléta-t-elle.

Elhrine connaissait sa sœur. Elle n’eut aucun mal à deviner la nature des arguments utilisés par la pentarque.

— Maintenant, reprit Jensen, tu vas t’asseoir et laisser dame Vespef nous raconter la suite de son histoire.

— Il y a peut-être mieux à faire que d’écouter des histoires, protesta Elhrine.

— Celle-là m’intéresse, la rabroua-t-il.

Elhrine, une fois de plus, se montra obéissante. Elle s’assit sur le banc, à l’extrémité la plus éloignée de Vespef. Cela laissa la place libre à Teriante qui put se blottir contre son amante en lui passant un bras autour des épaules.

— Pendant que vous écoutez Vespef, je vais aller tenir compagnie à maman, dit Deirane.

— Reste, lui conseilla Jensen, l’histoire va t’intéresser.

— Saalyn est une des héroïnes de l’histoire, et il y a une femme qui porte le même nom que maman, expliqua Teriante.

— C’est un nom relativement répandu en Oscard, fit remarquer Deirane, si l’histoire se déroule là-bas, cela n’a rien d’étonnant.

— Elle a commencé là-bas en effet.

— En fait, il s’agit bien de ta mère, signala Jensen.

Sous l’étonnement, Teriante ouvrit de grands yeux. Étonnement qui alla croissant quand elle constata qu’à l’inverse d’elle et d’Elhrine, Deirane n’avait pas l’air surprise. Quand elle prit la parole, on pouvait ressentir ses hésitations dans sa voix.

— Maman est une réfugiée osgardienne ? demanda-t-elle.

— En effet.

— Et c’est donc Saalyn qui l’a ramenée en Yrian ?

— Saalyn ne m’en a-t-elle jamais parlé. Je suppose que c’est parce que quand nous nous sommes rencontrées, elle n’était pas au mieux de sa forme. Elle sortait juste des pattes de Jergo le jeune. Et je me suis rendu compte après coup que je ne‘avais jamais évoqué ma famille. Je n’ai jamais prononcé le nom de ma mère devant elle, expliqua Deirane. Je ne saurais cependant l’affirmer à coup sûr, cela remonte à si longtemps.

Puis elle s’adressa à son père.

— Tu fais partie de l’histoire toi aussi ?

— Non, répondit le vieil homme. J’ai connu ta mère bien après. Et à ce moment, Saalyn était sortie de sa vie puisque son visage m’était inconnu jusqu’à il y quelques jours. En revanche, Ksaten et Dercros faisaient partie de son entourage, d’une certaine manière. Elle ne les aimait pas, mais ils avaient des relations en communs. Toutefois, c’est bien plus tard, après ta naissance, qu’elle a éprouvé des sentiments très négatifs contre les stoltzt.

Deirane n’hésita plus. Elle poussa ses sœurs, ce qui augmenta le contact entre Vespef et Teriante, pour le plus grand plaisir de cette dernière, prête à écouter la suite de l’histoire.

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Fleur de Marie
Posté le 23/12/2023
'Mais après avoir été séparée pendant vingt ans, aucune des deux n’avait la force ou le désir, de lâcher l’autre.' ponctuation : 'Mais après avoir été séparée pendant vingt ans, aucune des deux n’avait la force ou le désir de lâcher l’autre.'.
'de Hester' à corriger en 'd'Hester'.
'une main nichée dans son décolletée' orthographe : 'une main nichée dans son décolleté'. De plus, même en hétéro, ça ne se fait pas en Yrian devant les enfants.
Fleur de Marie
Posté le 25/12/2023
De plus, tu avais déjà utilisé l'expression 'une main nichée dans son décolletée' dans la paysanne, avec Muy. Tu peux suggérer l'amour de façon plus discrète, des mains croisées, posées sur une cuisse, le regard énamouré. Ça correspond mieux au caractère féminin, moins 'viandeux', plus suggestif.
Fleur de Marie
Posté le 25/12/2023
'Était-ce à cause de ses bijoux, sa renommée ou parce qu’elle lui plaisait.' ponctuation : 'Était-ce à cause de ses bijoux, sa renommée ou parce qu’elle lui plaisait ?'.
'— C’est à moi de le faire ! s’écria-t-elle.' je n'arrive pas à suivre ce qui la choqué ni faire quoi.
La discussion sur le père de l'enfant de Deirane est confuse, j'ai dû mal à la suivre. Qui parle, quel est son but. Ça part un peu trop dans tous les sens
' je ne‘avais jamais évoqué' à corriger en : ' je n‘avais jamais évoqué'
Fleur de Marie
Posté le 25/12/2023
'— Il y a peut-être mieux à faire que d’écouter des histoires, protesta Elhrine.' essaie de rendre l'attrait pour ton histoire plus naturelle. La tu suggères au lecteur qu'il a mieux lui aussi à faire que de lire. Raccourcis le dialogue et indique que Dairusen est bien là mater familias plus tôt
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