Premier chapitre

Par Ess
Notes de l’auteur : Je me lance ! Premier chapitre d'une histoire qui en compte, pour le moment, cinquante-trois et qui ne devrait pas en contenir plus de soixante. Bien qu'un peu effrayée, je suis ravie de pouvoir partager cette histoire qui, je l'espère, saura vous toucher, peu importe comment elle le fait !

Comme tout noble qui se respecte la famille Likanader, forte de ses quatre membres, avait passé la saison hivernale dans son domaine à la campagne. Le climat les avait forcé à descendre vers le sud où le froid était bien moins mordant qu’à la Capitale, Yenne, qui était proche des montagnes. Ce n’était pourtant pas la seule raison de leur départ ; nul noble n’aurait passé la saison fraîche à la Capitale qui se vidait de tous ses habitants dignes d’intérêt. Dans l’État libre de Ménavaure — et plus précisément dans son aristocratie — la retraite hivernale était un sujet de première importance, c’était dans la culture, les moeurs et des mois durant la question était dans toutes les bouches : « Où allez-vous passer votre hiver ? ». De la réponse découlait souvent des promesses d’invitations à quelques bals, soupers ou sorties en campagne, et bien souvent la vie en hiver était aussi effervescente que celle en été, en automne ou au printemps, même loin de la Capitale. Malgré cela, les nobles et riches qui pouvaient se permettre cette folie ne cessaient de répéter qu’ils s’éloignaient de Yenne pour prendre le temps de souffler, de se reposer, de prendre un peu de distance avec le jeu des relations publiques — encore un belle preuve d’hypocrisie.

Quera Likanader était tout aussi hypocrite que les autres. Si à l’automne elle annonçait avec force que l’hiver la verrait se reposer dans son domaine à la campagne et ne rien faire, cela n’arrivait jamais et elle passait son temps à visiter les voisins, à répondre à des invitations ou tout simplement à se rendre à la ville la plus proche. Pour Quera, la retraite hivernale était sacrée. Non pas qu’elle appréciait particulièrement se retirer dans une campagne austère des mois durant, mais elle attendait avec hâte qu’arrive le final grandiose de chaque hiver : le printemps. 

Ce matin-là, Quera Likanader se leva avec le sourire. De fait, ce jour était le dernier avant que ne commence la grande fête du printemps, la Fête des Magnolias. Le lendemain, l’hiver serait enfin derrière elle et elle pourrait se draper de la belle robe achetée à la ville pour éblouir tous les autres invités. Elle avait en tête la coiffure que sa femme de chambre, Laya, lui ferait. Sa chevelure noire serait ramenée sur sa tête en un joli bouquet dans lequel elle planterait des fleurs rose du magnolia qui poussait sous sa fenêtre. Quelques traits noirs suffiraient pour faire briller son regard d’obsidienne et son visage ferait le reste. Elle avait conscience de son charme naturel et son statut de fille de Haute-Noble suffisait à attirer les regards.

Dans sa tête se dessinait une image très précise d’elle-même. Il faut dire qu’elle avait passé les dernières semaines à imaginer la tenue qu’elle porterait, la coiffure qui l’embellirait et elle avait même songé à l’air qui sierait le mieux à son visage — elle s’était entraîné devant la glace, empruntant tantôt un air mystérieux tantôt un air distant et s’était décidée sur le second, décidant que la distance attisait la convoitise ; elle se voyait déjà entourée d’une nuée de jeunes personnes bien décidées à la dérider. Ce serait fantastique ! Quera était dévorée par la hâte, elle voulait sentir les regards sur elle quand elle arriverait drapée de sa magnifique robe. 

Le plus gros désavantage de la retraite hivernale, si l’on voulait bien croire Quera, était de voir son cercle social se retreindre. Elle voyait les mêmes personnes à longueur de journée, la campagne souffrant d’un puissant manque de variété. La fête du printemps attirait toujours d’iminentes personnalités ; l’occasion rêvée pour se montrer à de nouvelles têtes, voilà qui ne pouvait que réjouir la jeune femme. 

C’est le coeur léger qu’elle sortit de sa chambre quand elle eut, à l’aide de Laya, enfilée une tenue adéquate. Elle avait des images plein la tête en traversant les longs et larges couloirs du manoir. La fête du lendemain aurait lieu sur le domaine de Dame Dalla. La femme détenait la plus magnifique roseraie de l’État de Ménavaure. Tous les ans, elle organisait une splendide fête pour célébrer l’arrivée du printemps et la floraison des magnolias. Ces célébrations n’avaient rien à envier à celles que l’on organisait dans la belle cité de Dooho, au contraire. La roseraie attirait de nombreux nobles venus pour l’occasion ou se déplaçant, comme la famille Likanader, directement de leur résidence d’hiver. L'occasion pour Quera de retrouver ses amis qu'elle n'avait pu côtoyer depuis un certain moment. Elle fomentait notamment l’espoir d’amener le jeune Daly Hellever se promener le long des chemins entourant la roseraie, elle était certaine de pouvoir obtenir l’accord de l’un de ses parents. Et son frère se chargera avec plaisir de jouer au chaperon — il n’avait de toute manière aucune damoiselle ou demoiseau pour l’attendre puisque monsieur prenait un malin plaisir à patienter dans son coin le temps que passent les heures à chaque fête à laquelle il participait. Parfois, Quera se prenait à penser qu’il avait déjà reçu les faveurs d’une jeune et noble personne à la Capitale, cela expliquerait son manque d’intérêt pour les personnes qu’il avait rencontré ces derniers temps. Mais dans ce cas, pourquoi lui cachait-il cette information ? 

Bien décidée à ne pas s’encombrer les pensées avec son étrange frère, Quera pris la direction de la salle à manger dans laquelle était servit tous les matins le petit-déjeuner. Elle se devait d’être à l’heure et comme tous les jours, elle arriva à l’instant précis où elle devait arriver, tout comme son frère, Fort, qu’elle croisa en passant les portes. Elle offrit un sourire poli à ce dernier qui le lui rendit et c’est ensemble qu’ils s’installèrent à table. 

À la droite de Quera, leur mère, Haute-Noble de Ménavaure. Raone Likanader était l’une des huit personnalités les plus influentes et les plus respectables du pays. Grande et sèche, aux coiffures alambiquées et à l’air concentré. A la plus grande surprise de sa fille, elle leva la tête à leur arrivée et les salua d’un sourire. Si habituellement Mère, bien que présente aux repas, était plongée dans la lecture de quelques missives de première importance, ce matin-là il n’y avait qu’un courrier posé près d’elle et elle ne lui jeta pas même un regard. Peut-être l’avait-elle déjà lu ? Cela n’importait guère à Quera ; la politique était l’affaire de l’Héritier et de la Haute-Noble. Elle, elle avait bien assez à penser avec la fête de floraison du lendemain. 

À la gauche de Quera, son père. Bell Douliman les salua avec plus de retenu. Il était grand et grisonnant. Il avait donné ses yeux bleus à son fils. Les deux se ressemblaient énormément, tout comme elle ressemblait à sa mère. 

La table étant au complet, une jeune servante sonna la cloche et l’on déposa bientôt quelques plats sur la table. 

Certains jours n’étaient pas fait pour être vécus. On pourrait croire que l’on sentait arriver les événements qui bouleversaient notre vie et que l’on se préparait ainsi à les affronter, mais Quera n’avait jamais réussi une telle prouesse. Ainsi, elle mangea comme si de rien n’était, écoutant d’une oreille les nouvelles que s’échangeaient Fort et leur mère, l’esprit tourné vers la fête du lendemain. Et quand la Haute-Noble, au détour d’une conversation, s’adressa à la tablée, elle ne s’en ému pas plus que cela. 

« Nous avons reçu un courrier nous parvenant de la Capitale, ce matin. »

Par nous, elle entendait je. Ses enfants lui jetèrent un regard consterné. 

« Qu’annoncait-il ? s’enquit Fort d’un ton poli. 

— Une nouvelle bien déplaisante. Kom Gandenaen aurait contracté le mal d’hiver. »

Elle annonçait cela comme elle parlerait du beau temps. 

« Le Haut-Noble Gandenaen ? J’ai toujours pensé que cet homme était robuste comme les pierres, » s’étonna Quera pour dire quelque chose.

 Le fait était qu’elle n’en avait que faire de l’état de santé du Haut-Noble, tant que sa vie n’était pas en danger. 

« Est-il bien soigné ? »

Le ton de Fort était inquiet, mais au regard qu’il lança à sa soeur, cette dernière compris qu’il n’était pas plus alerté que cela. 

« Evidemment. Les meilleurs médecins de la Capitale ont été dépêchés auprès de lui. Il n’y a aucune inquiétude à avoir. 

— Dick Dafester doit être à son chevet, intervint Bell. Nous pouvons faire confiance en sa connaissance pour soigner le Haut-Noble Gandenaen. »

Dafester étant un bon ami de son père, Quera savait qu’il était très bon médecin. Elle se souvenait de lui comme un homme discret mais pas moins aimable. 

« Me voilà rassuré, répondit Fort, un sourire de convenance sur les lèvres.

— Il me semble avoir vu le plus jeune des enfants du Haut-Noble Gandenaen à Dooho à Dooho, la semaine passée. » Quera trempa les lèvres dans son gobelet de vin et se tourna vers sa mère. « Le fils aurait-il donc rejoint la résidence familiale sans son père ? » 

— Sa mère l’accompagne, informa Raone. Ils ont laissé l’Héritier Saver à la Capitale pour qu’il puisse s’occuper du siège Décisionnaire de Kom en son absence. La maladie l’a cloué au lit il y a peu, mais il présentait des signes du mal d’hiver depuis quelques semaines. »

Quera hocha la tête. Voilà une nouvelle fort peu reluisante.. Elle avait eu le vague espoir d’apercevoir l’Héritier, Saver, à la Fête des Magnolias de la roseraie. C’était un jeune homme intéressant et les conversations qu’ils avaient eu par le passé s’étaient toujours révélées intéressantes. 

La jeune femme jeta un coup d’oeil à Fort. Elle savait que son frère était plus proche de Saver qu’elle, l’âge les rapprochant. Ce dernier ne laissait cependant rien voir sur son visage. Comme souvent, il était impossible de deviner ses pensées. Il se contentait de manger, ses gestes lents toujours plein de grâce. Quand il leva son regard azur sur elle, elle détourna les yeux.

« C’est fort déplaisant, conclut la jeune femme en mimant une grimace affligée. Je vous prie, veuillez lui souhaiter bon rétablissement de notre part dans votre courrier de retour, Mère.

— Je n’écrirai pas de courrier de retour. »

Le regard étonné de Quera trouva son reflet sur le visage de son frère. L’oeillade que s’échangèrent leurs parents ne leur échappa pas. 

« Comment ça ? Mieux vaudrait leur répondre, si je puis me permettre, Mère. 

— Effectivement, renchérit Quera, plus directe que son frère. C’est incorrect de laisser un courrier sans ré… »

Le regard acéré de la Haute-Noble Raone lui fit ravaler ses mots. 

« Je connais mes devoirs. »

Quera baissa les yeux, humble. 

« Vous n’êtes pas sans savoir, reprit Raone en déposant ses couverts, que c’était cette année au tour du Haut-Noble Kom Gandanean de visiter Sa Seigneurie Frenk 1er d’Estral dans son Royaume, en Pentiko. »

Quera avait oublié cette information. Tous les deux ans, Ménavaure dépêchait l’un des huit Décisionnaires gouvernant le pays dans le royaume voisin, au-delà de la Grande Mer Intérieure, bien plus à l’est. Cela permettait de renforcer l’amitié entre les deux pays ; la relation la moins conflictuelle que Ménavaure entretenait avec les autres États Libres d’Ikkranion. Cette amitié durait depuis nombreux siècles et il était important de la maintenir. L’année durant laquelle aucun ambassadeur était envoyé, la capitale de Ménavaure, Yenne, accueillait des visiteurs venant de Pentiko. Une année, le roi s’était déplacé en personne. Quera se rappelait des festivités qui avaient duré des mois durant. Elle était jeune à l’époque, mais elle se souvenait de Frenk d’Estral comme un personnage étrangement avenant et souriant — ce qui contrastait fortement avec l’image qu’elle s’était faite de lui avant de le rencontrer en personne. 

« Cela m’était sorti de l’esprit, avoua Fort sur un ton penaud. Il devait partir à l’aube du printemps, si je me souviens bien. » Et il avait tout intérêt à s’en souvenir puisqu’il était l’Héritier de leur mère, mais Quera ne fit aucun commentaire. « Le cercle des Décisionnaires choisira-t-il un autre ambassadeur ? A moins que l’Héritier Saver n’y aille à sa place ? Il est, ma foi, assez âgé pour une telle mission. 

— Assez âgé, mais il n’a pas l’expérience pour un voyage d’une telle importance, intervint leur père en secouant la tête. Le pays doit être représenté comme il se doit. 

— Effectivement, renchérit Roane. C’était d’ailleurs le sujet du courrier que j’ai reçu ce matin. » 

Elle attrapa ledit courrier qui était resté près d’elle tout du long du repas et le fit passer à son Héritier de fils.

Un sentiment tout à fait particulier s’empara de Quera. Elle en posa ses couverts et observa son frère parcourir le courrier, les sourcils froncés. Une chose dans les paroles de sa mère l’alertait mais elle ne parvenait pas à savoir quoi. Régnait dans son coeur une sorte d’appréhension désagréable. Tout à coup, elle fut persuadée que ce qui allait se dire à la table ne lui plairait pas du tout. 

Incapable de se retenir, elle se pencha en avant : 

« Et bien ? En quoi cela nous concerne-t-il ? Mère, vous ne devez vous rendre en Pentiko que dans deux ans. 

— Aux grands maux, les grands remèdes. »

Cela ne voulait rien dire. Quera regarda son père, puis sa mère. 

« Que cela signifie-t-il ? »

Elle craignait de comprendre. 

« Le Cercle propose que notre famille soit ambassadrice cette année et que le Haut-Noble Gandanean prenne notre place dans deux ans. » Fort posa le courrier près de son assiette. « Ce qui est la meilleure solution, il me semble. »

Il paraissait plus pâle que précédemment. 

« Effectivement. » Roane offrit un sourire à son fils avant de se tourner vers son compagnon. « Ce n’est d’ailleurs pas seulement une proposition. C’est mon devoir et je vais le remplir.

— Je comprends…, commença Quera en retenant son souffle. Mais le départ n’est-il pas prévu pour bientôt ? »

Les années précédentes, le Haut-Noble ambassadeur quittait Yenne à l’aube du printemps pour se rendre à Ganifel, plus grand port de Ménavaure, où un bâtiment le transportait lui et sa suite jusqu’aux portes du Royaume de Pentiko. Il fallait de nombreux jours de voyage pour atteindre la côte est de Ménavaure, et plus encore pour traverser la Grande Mer Intérieure. 

« Le départ sera donc différé, conclut Quera. Mais après tout, le roi Frenk Ier peut bien recevoir notre délégation avec quelques jours de retard. »

C’était une pensée rassurante. Pendant quelques secondes, elle avait cru que sa famille devait rentrer plus tôt à Yenne pour remplir son devoir d’ambassadeur pour sa mère, et son devoir d’Héritier pour Fort qui devrait prendre sa place durant son absence. 

Rassurée, elle attrapa ses couverts pour continuer son repas. Le regard troublé de son frère, cependant, lui fit lever la tête.

« Aucun retard ne sera accepté, Quera, dit-il, surtout lorsque celui-ci peut être évité. 

— Comment cela, évité ? Yenne est à plusieurs jours de voyage d’ici, réunir l’entourage de Mère prendra des jours et le voyage vers Ganifel plus encore. C’est impossible qu’elle arrive en temps et en heure à Pentiko, surtout que nous ne devons pas rentrer à la Capitale avant une semaine. » Elle laissa un sourire ironique danser sur ses lèvres : « Et la Fête des Magnolias commence demain. »

Evidemment, la fête de floraison commençait demain. Sa famille ne pouvait pas partir avant qu’elle n’ait lieu. 

« Nous plions bagage dès ce soir, annonça Mère, et nous partirons demain. Vous, en direction de la Capitale. Fort doit être de retour au plus vite pour me remplacer. Il a encore tant à apprendre auprès de mes assistants et plus vite il apprendra, plus vite je serais rassurée à l’idée de lui laisser mon siège pour plusieurs mois. »

Bouche bée, Quera observa sa mère sans réagir. 

C’était la première fois que Fort remplacerait la Haute-Noble. Mais cela n’avait rien d’étonnant, il avait l’âge et c’était son rôle. Il était grand temps qu’il prenne fonction, même si leur mère ne lui laisserait pas officiellement son siège avant des années. Ce qui était davantage étonnant, c’est que sa mère sous-entende qu’ils partaient le lendemain. Elle se moquait d’elle, n’est-ce pas ? 

Mais Raone Likanader ne riait que rarement et surtout lorsque cela concernait sa noble fonction de Haute-Noble Décisionnaire de Ménavaure. 

« Mère, la fête de floraison commence demain, répéta Quera d’une voix lente. 

— Et nous n’y assisterons pas. As-tu entendu ce que j’ai dit ? Fort doit rentrer à la Capitale et je dois me mettre en chemin sans attendre. Ma suite quittera Yenne dans les jours qui suivent et nous nous retrouverons à Ganifel pour partir en direction de Pentiko. 

— Fort peut bien rentrer seul s’il le désire ! s’emporta la jeune femme. Et père restera avec moi ici pour assister à la fête du printemps. N’est-ce pas, Père ? »

L’homme la regardait avec sévérité. 

« Je pars avec votre mère. 

— Vraiment ? s’enquit Fort en sortant tout à coup de son mutisme. C’est une première ! Comme cela se fait-il ? »

Pour Quera, rien n’avait plus d’importance que la fête du printemps, elle se fichait de pourquoi son père partait en Pentiko. Comme elle sentait sur elle le regard d'avertissement de sa mère, elle tint sa langue — elle en avait déjà bien trop dit. Une personne convenable, surtout de son âge, n’avait pas à contester ses parents. 

« Nous pensons, nous autres Décisionnaires, renseigna leur mère, qu’il serait fort avisé d’échanger quelques connaissances culturelles avec Pentiko. Nous devions organiser cela pour l’année où notre famille devait être ambassadrice, mais nous avons là l’occasion rêvée. Il est inutile d’attendre. 

— J’ai d’ores et déjà une liste bien fournie d’ouvrages dont je voudrais faire présent au roi de Pentiko, indiqua Bell, les yeux brillants de sa passion. Des scribes se chargeront de les reproduire sur place. »

Bell Douliman, en sa qualité de Grand Maître de la Bibliothèque de Ménavaure, l’une des plus riches des États libres d’Ikkranion, se réjouissait à l’idée de rentrer au pays dans quelques mois avec dans ses bagages des ouvrages uniques de Pentiko qu’il pourrait étudier de tout son saoul. 

« Vous comprenez donc, ma fille, reprit-il, qu’il me faut accompagner votre mère. Je suis excité à l’idée de voir de mes propres yeux ce pays. Paraîtrait-il qu’ils sont riches d’histoires et de légendes ! »

Quera observa la joie de son père d’un air consterné. Elle semblait la seule ici à s’en faire pour la fête de printemps. Et elle ne pouvait pas compter sur l’appui de Fort ; son frère, passif comme il l’était, n’allait jamais à l’encontre des décisions parentales. 

Elle devait tout donner pour faire entendre raison à ses parents. 

Il était hors de question qu’elle ne se rende pas à la fête de printemps et qu’elle manque les réjouissances de Dame Dalla. Absolument hors de question. Elle attendait ce jour depuis le début de l’hiver. C’était bien le seul événement de la saison qui était digne d’intérêt. 

Elle dressa le menton et s'efforça de garder son calme. Paraître a plus d’importance qu’être, se rappela-t-elle. C’était une leçon qu’elle avait appris dès le plus jeune âge. 

« Je comprends tout à fait. » 

Elle offrit un sourire à son père et se tourna vers sa mère, ignorant Fort qui posait sur elle un regard insistant ; le jeune homme connaissait assez sa soeur pour savoir qu’elle allait dépasser les limites.  

« Fort partira pour la Capitale, et Père et toi en direction de Ganifel. C’est la meilleure chose à faire. De mon côté, peut-être ne pourrais-je rentrer à Yenne qu’à la date prévue ? Ma chère institutrice, Dame Lena, restera près de moi avec plaisir, je n’en doute pas, et m’accompagnera à la Fête des Magnolias. » Il était inconcevable qu’elle s’y rende seule, elle en avait conscience. « Ainsi, je pourrais prendre le temps nécessaire pour boucler nos affaires ici. Et présenter mes amitiés à Dame Dalla et à son frère, Sieur Kadrig. »

Un silence pesant s’installa autour de la table. Le coeur de Quera battait fort dans sa poitrine et elle s’efforcait de ne rien laisser paraître de sa peur. 

Tous ses amis se rendraient à la Fête des Magnolias et elle s’était faite faire une robe sur mesure pour l’occasion. Il y aurait tout le gratin de Yenne, tous les nobles se déplaçaient pour l’occasion ; ce serait réellement affligeant que seule la famille Likanader n’y soit pas représentée. 

Voilà un bon argument. 

« Il ne faudrait pas que la famille soit absente d’un tel événement, continua-t-elle malgré la grimace colérique que portait sa mère. Je pourrais nous représenter et approcher certains nobles pour nous réserver leur faveur. »

Certaines famille de Haut-Noble mal vues dans la société souffrait de leur manque de relation. La famille Likanader avait toujours veillé à soigner ses relations — au cas où. Quera pensa très fort au jeune Hallister Wi. La honte de son Haut-Noble de père. Le gamin passait en effet ses journées à courir dans les rues du Soufre, le quartier malfamé de Yenne, à traîner avec des souillons et à magouiller. Il fichait des règles de la société et du regard que l’on posait sur lui. 

Roane Likanader se leva soudainement, arrachant Quera à ses réflexions. Fort sursauta, mais sa soeur sut rester humble. Elle soutint difficilement le regard noir de sa mère. Ainsi debout, elle paraissait plus grande que jamais — et plus intimidante. Quera comprit qu’elle avait dépassé les limites. Le coeur lourd de rancoeur, elle serra les poings sous la table. 

« Quera Likanader, êtes-vous en train de me dire que vous contestez mes décisions ? »

Quera n’était plus une enfant, pourtant ce jour-là elle trembla face à sa mère comme elle le faisait quand elle avait dix ans de moins et que la femme lui reprochait son tempérament passionné. Vos désirs passent après les besoins familiaux, lui répétait souvent sa mère. 

Quera prenait trop grand plaisir à l’oublier.  

« Quera..., commença Fort qui se tortillait sur sa chaise, gêné.

— Je ne les conteste pas, l’interrompit sa soeur en dressant bravement le menton. Je pense seulement qu’il est dans notre intérêt que je me rende à la fête de floraison. 

— Suffit ! » La voix de sa mère claqua dans la salle silencieuse. « Vos désirs passent après les besoins familiaux !

— Ce ne sont pas là mes désirs, se défendit la jeune fille, mais ceux de la famille ! Je fais cela pour… 

— Osez seulement me mentir, ma fille, et vous le regretterez amèrement, » souffla la femme d’une voix dangereusement basse. 

Quera savait combien sa mère pouvait être sévère. Son dos, et celui de son frère, ne se rappelait que trop bien des coups de ceinturon. Donnés par une autre main que celle de leur mère, bien entendu — une Haute-Noble ne se salissait pas les mains. Tous les jeunes nobles devaient subir des punitions semblables, lui souffla son esprit. Mais cela n’apaisait en rien sa fierté malmenée : désormais âgée de seize ans, il était très humiliant pour elle de se faire menacer comme une gamine. 

Quera baissa la tête. Elle perdait la bataille. Elle contrôla la grimace qui voulait s’afficher sur ses traits et se força à retrouver une respiration convenable. 

De l’autre côté de la table, son père se leva, les mains en avant apaiser la situation. 

« Allons, allons, fit-il. Nul besoin d’en arriver là. Je pense que Quera a compris que son comportement était incorrect. N’est-ce pas, Quera ? »

Sous la table, le pied de Fort trouva le sien. Il le lui écrasa sans remord. Elle lui jeta un regard las ; elle avait compris le message : ose seulement contester et ce n’est pas cinq, mais dix coups que tu te recevras. Il lui disait cela quand, petits, ils se faisaient réprimander et que Quera tentait de marchander leur punition. Lui acceptait tout sans ne rien dire.

« Oui, Père, » souffla-t-elle du bout des lèvres. 

La jeune fille enferma sa fierté dans le secret de son coeur en se tournant vers sa mère. Elle croisa son regard et s’y accrocha. 

« Veuillez m’excuser. Je n’avais pas toute ma tête. »

Respire. Respire. 

Elle sourit pour apaiser sa mère et s'efforça d’oublier combien la situation la mettait hors d’elle. Quelques secondes passèrent sans que Raone ne réagisse, puis enfin elle se rassit, acceptant les excuses de sa fille d’un geste de la tête. 

« Fort et toi devaient être unis, souffla Mère. Il est hors de question qu’il rentre sans toi. De plus, ce serait tout à fait inconvenant que tu assistes seule à des festivités d’une telle ampleur. Vous profiterez, Fort et toi, de notre absence pour apparaître dans le monde sans nous, mais cela ne doit pas se faire sans l’un de vous deux. Est-ce clair ? Nous n'apparaîtront pas comme une famille désunie. »

Elle comprenait tout cela, bien entendu qu’elle comprenait. Et elle avait toujours eu à coeur de respecter les valeurs familiales. D’ailleurs, cela ne l’avait jamais dérangé d’accompagner Fort aux événements dédiés aux Héritiers afin de prouver qu’elle était à ses côtés, dans la bonne entente familiale — c’est d’ailleurs une chose dont on avait toujours félicité ses parents : il était important que l’Héritier soit bien entouré. Mais elle ne pensait pas devoir elle aussi se faire accompagner de son frère en permanence. 

Elle avait été idiote, voilà tout. Idiote de penser que sa mère pourrait entendre son opinion. 

Le déjeuner reprit comme si rien ne s’était passé. Les preuves du bouleversement que venait d’éviter la famille Likanader pouvaient cependant se retrouver sur les visages des deux plus jeunes : Fort était livide et Quera étonnamment silencieuse. Si elle n’avait pas été pas aussi préoccupée, elle aurait remarqué que son frère présentait de nombreux signes d’angoisse.

Pendant que Quera se forçait à avaler une nourriture qui ne lui faisait plus envie, Raone expliqua à son Héritier de fils toutes les fonctions qui lui incomberaient durant son absence. 

« Mes assistants seront présents pour t’épauler, tu connais la plupart d’entre eux. Mais c’est toi et toi seul qui est l’Héritier. Tu prends les décisions et tu donnes les  ordres. Il te faudra te rendre tous les jours au Dôme pour t’occuper des affaires quotidiennes et tu assisteras aux réunions du Cercle. Il pourrait même arriver que tu en présides quelques-unes. Il te faudra faire sensation, mon fils, il n’est pas question que mes honorables partenaires de pouvoir pensent que mon Héritier n’est pas à la hauteur. »

Les mots glissaient contre les oreilles de Quera sans pour autant s’y accrocher. La tête droite et cachant habilement sa rancoeur, elle avait pourtant l’air d’écouter avec beaucoup d’attention ce qu’il se disait autour d’elle. 

Un mensonge, encore un.

Elle ne cessait de lister dans sa tête toutes les conséquences de cet inattendu départ. La première et la plus terrible étant bien entendu cette fête de printemps à laquelle elle ne pourrait assister. S’il importait peu à son frère de se rendre ou non à cet événement — Quera savait combien il détestait les mondanités, bien qu’elle n’en comprenne pas les raisons —, sa soeur en était sincèrement affligée. Tout à coup, c’est comme si plus rien n’avait réellement d’intérêt. Elle se sentait vide, le voilà le problème. Que lui restait-il désormais ? Elle allait rentrer à Yenne qui serait inoccupée de ses habitants les plus intéressants pendant encore quelques semaines — qui donc rentrait aussi tôt à la Capitale ? Personne. Ses amis les plus proches seraient dans leur résidence d’hiver et elle devrait reprendre ses ennuyantes études comme si de rien n’était. 

Son frère, lui, passerait tout son temps au Dôme, siège du pouvoir Ménavaurien. Elle n’enviait jamais Fort, préférant amplement être libre de tous les devoirs qui incombaient au premier né des familles de Haut-Noble. Pourtant, ce jour-là elle sentait dans son coeur la pointe douloureuse de la jalousie. 

Fort était le centre de l’attention de leur mère — qui ne se tourna vers elle à aucun moment jusqu’à la fin du repas. Et il avait tant à faire qu’il pouvait bien se ficher de se rendre à une fête. Mais elle n’avait que cela, les fêtes. Si Fort avait osé parler en sa faveur, Mère aurait très certainement accepté de la laisser là. Mais Fort ne disait jamais rien.  

Le repas prit fin avec des ordres clairs de leur mère : la journée se passerait comme elle aurait dû se passer, à la différence qu’elle-même se rendrait aussitôt à Dooho, la plus grande cité des environs, pour faire dépêcher le coursier le plus rapide en direction de la Capitale. Leurs affaires à Yenne devaient être emballées le plus rapidement possible, notamment les livres dont aurait besoin Bell pour son voyage, pour ensuite leur être envoyés à Ganifel. Dans une semaine tout au plus, leur bâteau devrait prendre la mer en direction d’Arym, le plus grand port du Royaume de Pentiko. Les temps seraient très serrés, mais rien n’était impossible lorsque l’on était un Likanader. 

Sa mère, qui avait prononcé ces mots, semblait si joyeuse qu’elle en coupa l’appétit de sa fille. Cette dernière quitta la table à la suite de son frère en délaissant son assiette à moitié remplie. 

Derrière elle, elle laissait également sa joie et son enthousiasme. 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
MarionVigier
Posté le 10/09/2021
Bonjour !

Voici mes remarques sur ce début d'histoire ^^

Je trouve ton style d'écriture très agréable à lire, mais il y a peut-être quelques petites choses à améliorer :

Une petite faute :
"le repas pris" ⇒ prit

Les répétitions :

"La femme détenait la plus magnifique roseraie de l’État de Ménavaure. Tous les ans, la femme organisait" ⇒ 2 fois "femme"
"Il avait donné ses yeux bleus à son fils. Le père et le fils se ressemblaient énormément" ⇒ 2 fois "fils"
"Elle dressa le menton et s’efforça de paraître calme. Paraître a plus d’importance qu’être, se rappela-t-elle" ⇒ 2 fois "paraître"

Quelques concordances de temps :

"sera enfin derrière elle et elle pourra" ⇒ je crois qu'il faudrait un autre temps que le futur, car tu utilises une narration au passé simple / imparfait.
Par exemple : "De fait, ce jour était le dernier avant que ne commence la grande fête du printemps, la Fête des Magnolias. Le lendemain, l’hiver SERAIT enfin derrière elle et elle POURRAIT se draper de la belle robe achetée à la ville
Laya, lui FERAIT".

Pareil pour ces passages :
"sera ramenée sur sa tête" ⇒ serait
"elle plantera des fleurs roses" ⇒ planterait
"Ce sera fantastique !"⇒ serait
"laissera pas officiellement son siège avant des années" ⇒ laisserait

Pourtant, il me semble que certaines phrases respectent bien les temps, comme celle-ci :
"suffiront pour faire briller son regard d’obsidienne et son visage ferait" ⇒ ferait, pour moi, est ici au bon temps.

Une formulation maladroite dans cette phrase :

"Aucun retard ne sera accepté, Quera, dit-il, surtout lorsque celui peut-être évité" ⇒ celui-ci peut être évité ?

Enfin, les noms de personnages et de lieux rendent ce chapitre extrêmement dense, à tel point que le lecteur se perd un peu dans le flot d'informations. Peut-être faudrait-il parsemer tout cela au cours des prochains chapitres ?

Je ne sais pas ce que tu en penses, donc n'hésite pas à me contredire sur ces points ^^
MarionVigier
Posté le 10/09/2021
PS : je trouve les dialogues extrêmement bien écrits !
Ess
Posté le 13/09/2021
Bonjour !

Ton commentaire m'a fait plaisir, je te remercie d'avoir pris ce temps-là pour me lire. Tes remarques sont intéressantes ! J'ai toujours un peu de mal avec l'alternance des temps, je prends donc tes conseils à coeur ahah ! Quant aux répétitions... Argh, c'est une horreur pour moi, je suis très contente que tu me les aies signalé !

J'avais un peu de mal à me rendre compte que le nombre de noms des personnages et des lieux rendait le chapitre trop dense. Merci pour ton retour, c'est important : je parsèmerai ces noms dans les autres chapitres, je pense que c'est un bon conseil.

Merci une nouvelle fois pour ce retour. J'espère que les dialogues continueront à te plaire (moi qui n'ai jamais été trop à l'aise eux, je prends ton compliment avec beaucoup de plaisir).

À bientôt !
H.Monthéraut
Posté le 07/09/2021
Bonjour,

Voici mes quelques remarques et impressions :)

Je pense qu'il y a trop de virgules dans la première phrase, ça casse le rythme.

La phrase : La roseraie attirait de nombreux nobles venus de la capitale. Mais tu expliques qu'il n'y a presque plus personne à la Capitale.

La phrase : Une enfant convenable . Et quelques paragraphes plus loin il y a une contradiction : Quera n'était plus une enfant

Les phrases : Si elle n’avait pas été pas aussi préoccupée, elle aurait remarqué que son frère présentait de nombreux signes d’angoisse. Mais elle ne remarqua rien.  La dernière phrase est inutile.

Le plus gros problème me semble être les noms des personnes et lieux. Il y en a trop, ils sont trop compliqués. Je me suis perdue facilement. D'ailleurs, Bitouim et Saver sont les mêmes personnes ? Par contre, il n'y a pas de nom de lieux pour leur retraite d'hiver.

J'ai trouvé le dialogue bon. Il sonne juste et il introduit bien le caractère des personnages.
Ess
Posté le 13/09/2021
Bonjour !

Je te remercie sincèrement d'avoir pris le temps de lire ce chapitre et de m'avoir fait un retour. J'ai noté toutes tes remarques pour pouvoir reprendre mon chapitre dès que je le pourrais. C'est intéressant d'avoir ce retour parce que je n'avais pas fait attention à la moitié des choses que tu m'as dites. Alors merci beaucoup !

Oh, concernant le nom des personnes et des lieux, je comprends que ça fasse un peu lourd pour un premier chapitre. J'en enlèverai quelques uns pour les insérer à la suite, ça permettra peut-être de rentrer plus facilement dans l'histoire.
Ess
Posté le 13/09/2021
PS : j'ai oublié quelque chose : Bitouim est le petit frère de Saver ! Je ferais mieux de le préciser plus explicitement dans mon texte, ou tout simplement de laisser cette information pour plus tard ! Merci d'avoir relevé ça !
Quant à leur lieu de retraite hivernale, le domaine n'a pas de nom mais se situe dans une plaine nommée "Akna" — ils prénomment donc l'endroit : "le domaine d'Akna".
Vous lisez