Possédée

Par Unam

Liane n’avait que treize ans lorsqu’elle sut qu’elle ne craindrait jamais la mort. Elle le savait comme une évidence de la nature. Tel on vit, on meurt. La mort fait partie de la vie. Elle le savait dans sa chair. Elle n’était pas bien sûre pourquoi ni comment elle l’avait su. Elle n’avait pas de fascination ni de pensées morbides ou suicidaires. Elle avait juste accepté le fait, comme on accepte qu’un jour il pleuve et que le lendemain il fasse beau. C’est ce qui se passait avant la mort qui comptait, avant toute mort. De ça elle était encore plus sure.

A treize ans elle avait vu des jeunes membres du parti de la Patrie Rayonnante coller des affiches sur les murs du collège. Ils voulaient encourager les jeunes à descendre dans la rue et à rejoindre le Parti pour lutter contre l’invasion étrangère et préserver leurs futurs. Le père de Liane n’était pas d’ici, et Liane ne pouvait plus l’encadrer depuis quelque temps, ou depuis tout le temps, elle ne savait plus très bien ; ça n’avait d’ailleurs aucun rapport, mais elle était allée à une réunion du PR en cachette, car elle savait qu’il n’approuverait pas. C’était une erreur, mais parfois elle voulait se sentir plus d’ici, être comme sa mère, qui était originaire des Hauts-Plateaux depuis des générations et qu’on ne regardait jamais avec méfiance.

Lorsque Fidius lui avait demandé, en guise d’introduction, si elle connaissait Mither, tous les souvenirs qu’elle avait si bien réprimés étaient remontés à la surface. Ces souvenirs qui lui faisaient se sentir sale, comme si elle avait couché avec le diable, pas comme si elle avait eu une chance de réécrire l’histoire de l’humanité. Mais ce qu’était en train de lui dire son mari, qu’elle aimait tant, en qui elle avait tellement confiance, était totalement surréaliste. Cette affaire l’avait décidément beaucoup remué. Etos avait eu raison de lui et il lui semblait qu’elle l’avait maintenant perdu. Pour couronner le tout, elle se sentait maintenant blessée, vulnérable et honteuse, de ce qu’elle avait fait à celle qu’elle était vraiment. Elle pensait à son père, si sage, qu’elle avait perdu un an auparavant et dont l’absence avait creusé une tombe à ciel ouvert dans son coeur. Tout cela n’avait aucun sens. Elle se sentait comme une victime, pas comme un ange qui revient donner une chance aux hommes. 

***

— Monsieur le député ne reçoit que sur rendez-vous, madame.

— Dites-lui que je suis madame Liane Fidius et que j’ai à lui parler, au sujet de l’évasion ; mon mari ne lui a pas tout dit.

Liane avait changé d’avis. Dans le doute, elle se devait de rendre visite à Mither, ne serait-ce que pour se confronter à son ancien démon. Fidius était parti faire une battue dans le massif voisin pour retrouver Etos. Elle avait espéré du fond du cœur toute la matinée qu’ils le retrouvent. Alors qu’elle attendait dans le spacieux vestibule du treize rue Montorgueil, elle n’arrivait pas à croire qu’un délinquant des Hauts-Plateaux puisse maintenant habiter une si luxueuse demeure, et être député. En réalité, si, elle pouvait croire qu’un délinquant des Hauts-Plateaux puisse être un jour député et habiter un palace, mais pas lui, pas ce salaud de Mither. Elle n’attendit pas longtemps avant d’être conduite au petit salon qui surplombait le jardin.

***

Liane, ça n’est pas très commun comme prénom. Il n’en connaissait qu’une et son souvenir lui donnait la nausée ; non pas parce qu’elle le dégoûtait, mais parce qu’elle lui rappelait sa propre lâcheté. Pourtant elle le comprenait. C’était peut-être la seule personne à l’avoir jamais compris. Dehors le soleil brillait comme ce jour où il lui avait dit, assis sur une balançoire, au milieu d’une aire de jeu sans pelouse et entourée d’habitations en béton : « Moi j’en ai rien à foutre de devenir un élu d’extrême droite si c’est pour sortir de ce trou à rats. Ma vie à moi elle est extrême, la tienne aussi, là j’ai une chance de me faire la belle, alors j’la saisis. Et tu devrais faire comme moi avant qu’ils te traitent de parasite. Moi, j’vais pas leur laisser ce plaisir. » 

Sa vie de pacha il l’avait créée, il ne manquait de rien et était entouré d’une poignée de flagorneurs prêts à satisfaire ses moindres désirs ; mais il se détestait, encore plus qu’il ne détestait le monde. Au pays des hypocrites il était devenu roi, et il ne pouvait plus faire machine arrière, pas maintenant. 

Quand elle apparut dans l’encadrement de la porte son cœur se serra. Il voulut se lever mais faillit. Le garde du corps entra après Liane.

— Laissez-nous, ordonna Mither.

— Mais, monsieur, c’est contre le protocole, réagit Lanur. 

Mais le regard de Mither était expéditif. Elle se tint debout près du divan en velours vert émeraude de l’autre côté de la table basse en acajou et le fixa pendant quelques secondes qui lui parurent une éternité.  

— Que veux-tu de moi ? finit-il par lui demander.

Il avait beaucoup à encaisser ; donc elle était mariée, à ce Fidius, qui avait l’air aussi craintif que gauche. Elle lui causait toujours autant d’émoi, ou peut-être même plus, après tant d’années passées à se flageller pour son absence. Il ne s’attendait pas à l’aimer encore autant. Il se sentait coupable, de l’avoir humiliée, insultée et harcelée pour se faire bien voir de ses camarades de l’époque. Mais c’était elle ou lui. Elle en savait trop sur ses origines, qu’il avait si bien réussi à cacher jusque-là, par honte, par envie d’appartenance et par haine des siens et de leur manque de fierté. Personne ne veut être du côté de l’oppressé. Alors il avait choisi l’autre camp.

Il savait bien ce qu’elle était venue faire ici aujourd’hui. Elle avait bien essayé toutes ces années auparavant, de l’arrêter, de le convaincre que c’était un combat contre lui-même, un combat contre nous tous, et que le mal auquel il aspirait finirait par le consumer tout entier en emportant d’autres innocents dans sa course. Et pourquoi faire ? Cela, il le savait déjà. Toute sa vie il s’était senti poursuivi, et il sentait maintenant la battue se refermer sur lui. Ces dernières semaines il était même conscient de leur présence partout où il allait. C’est comme si on essayait de le prévenir que le moment était venu. Dans le grand miroir au cadre d’or posé au-dessus de la cheminée, le reflet de son visage marqué par les années de fuite témoignait de son épuisement. Elle était venue pour le sauver. Il ferait tout ce qu’elle voudrait.

***

Liane n’avait pas dit à son mari qu’elle connaissait Mither, dans cette vie. Elle savait bien que le rêve d’adulation de Mither n’avait d’égal que sa peur d’être vu, et c’était bien ce qui l’avait poussé à devenir l’homme qu’il était aujourd’hui. Tous les masques avaient payé, allant même jusqu’à se confondre avec lui. Elle se rappelait de sa haine d’alors, comme de picotements intenses enflammant la peau de toute sa joue après la claque violente. C’est pour cela qu’elle s’était dit qu’elle avait peu de chances de le convaincre de changer de cap. Alors elle avait pris une décision plus radicale. 

***

Si Mither et Liane s’étaient aimés dans une autre vie, Fidius risquait de la perdre à jamais. Mais si Liane était la seule à pouvoir mettre fin à une possible tragédie en cours d’écriture, il se devait de soutenir leur rencontre dans cette présente existence et espérer une fin moins sanglante. Etos lui avait dit que dans chaque vie on était maître de sa trajectoire, que celle-ci ait commencé aujourd’hui ou il y a des siècles de cela, comme chaque jour on peut décider de sa course. Liane s’était moquée de lui quand il lui avait répété tout ça. Maintenant au milieu des broussailles dans la forêt de pins qui entourait le comté, il regrettait d’avoir poussé cette porte cochère. Il avait l’impression de l’avoir déjà perdue.

***

C’était dans tous les medias. « L’épouse du gardien de prison connecté au fugitif ayant attenté à la vie d’Auguste Mither, a tué de sang-froid le député des Hauts-Plateaux ». Sa haine de lui l’avait emporté sur tout le reste. C’est une colère qu’elle n’avait jamais exprimée, et elle s’était déversée si facilement dans ce moment de lâcher-prise, de détente même, bercée par l’eau de la fontaine et les rayons de soleil dansant sur les murs du petit salon du treize rue Montorgueil cet après-midi de printemps. Il n’avait pas résisté. Elle s’était approchée de lui. Il avait senti son parfum. Elle avait posé une main sur son bras et de l’autre, tout en pressant son corps contre le sien, avait enfoncé la lame dans son estomac, une fois, puis deux, et enfin une dernière fois. Dans cette étreinte sanglante il avait versé ses dernières larmes d’amour pour elle, et s’était reposé dans ses bras. Elle l’avait rejoint, au clan des meurtriers.

Aujourd’hui, certains disent qu’elle était possédée par l’esprit d’Etos, et qu’il vit maintenant là dans cet hôtel particulier en ruines, embaumé par les fleurs fanées d’un jardin autrefois si vivant. 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez