Point du suspension

Plus l’ascenseur arrive près du but, moins je crois à ce que nous faisons. Tout mon corps me hurle d’appuyer sur le bouton zéro et de partir d’ici. Je déglutis à plusieurs reprises pour faire redescendre cette mauvaise sensation et me colle à Mag. Elle passe son bras autour de mes épaules et me sourit.

— Ça va le faire. Et si cette saleté de Clara est là, je m’en charge.

Le poids des doutes s’accumule dans chacun de mes pas et c’est quasiment en traînant des pieds que nous arrivons devant la porte de l’appartement. Des bribes de discussion me parviennent de l’autre côté et me confirment la présence de Simon. Son regard préoccupé et la manière dont il m’a quitté rapidement tout à l’heure me reviennent à l’esprit. D’un ton presque suppliant, je m’adresse à Mag.

— Je ne le sens pas… On ferait mieux de partir.

J’attrape son bras et commence à me diriger vers l’ascenseur quand la voix de Clara répondant à Simon me frappe en plein cœur. Le couloir se vide de tout oxygène me laissant semblable à un poisson échoué sur une berge, les branchies asphyxiées. Immobile, je fixe sans réagir Mag qui toque à la porte. Chaque coup résonne dans mon corps et le morcelle.

Une cascade de cheveux blonds surgit dans l’encadrement derrière laquelle se cache une moue interrogative. Clara utilise son regard laser. Celui qui balaie un interlocuteur du sommet du crâne à la pointe de ses chaussures. Celui qui déstabilise n’importe qui, et recroqueville la confiance en soi.

Pourtant Mag ne bronche pas. Elle bombe la poitrine, avance d’un pas. Du haut de ses talons, elle surplombe Clara d’une demi-tête. Avec un sourire qui dévoile bien trop de dents, elle engage la conversation.

— On vient voir Simon.

— Et c’est qui… on ?

— Flo et moi.

Clara lance un regard de part et d’autre du couloir qui finit par atterrir sur moi. Mes genoux fondent sous la pression et d’une main, je m’appuie contre le mur. Je cligne des yeux en guise de bonjour, incapable de prononcer un mot. Clara se désintéresse de moi pour revenir vers Mag. Des éclairs invisibles fusent d’un camp à l’autre et l’électricité ambiante fourmille au bout de mes doigts.

Entre les couches de gloss de la bouche de mon amie, le tranchant des phrases sort enveloppé de miel.

— On va pas dormir dans le couloir… Tu viens, Flo ?

Le bras de Clara se tend pour faire barrage.

— Vous feriez mieux de rentrer, Simon veut la visite de personne.

Le rire crispé de Mag ne présage rien de bon et mes orteils se recroquevillent pour ne pas voir ce qui va se passer.

— Si toi t’es là, je vois pas pourquoi on ne serait pas les bienvenues.

D’un mouvement d’épaule, elle pousse Clara et entre dans l’appartement. Un instant, j’hésite avant de baisser la tête et de la suivre sous le regard désapprobateur de Clara. Arrivée à sa hauteur, les mots sifflent entre ses dents.

— T’as choisi le bon moment pour débarquer.

Je rejoins Mag dans le salon. Simon se trouve à ses côtés, les poings serrés et la mâchoire crispée. Ses yeux brillent d’un bleu polaire qui me rappelle les colères de ma mère.

— Je peux savoir ce que tu fais là ? Et elle, c’est qui ?

Il termine sa phrase en désignant Mag d’un mouvement de menton. Je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche qu’elle avance vers lui avec un grand sourire.

— Moi, c’est Mag. On s’est déjà croisé une fois chez Flo. Tu te souviens pas ?

Il ignore sa question et ses sourcils froncés m’accusent silencieusement. Clara se glisse derrière lui et sa main attrape la sienne. Mon estomac se liquéfie et menace de sortir d’entre mes lèvres pincées. Avec douceur, Clara pose sa tête au creux de son épaule.

— Désolée, Simon. J’ai essayé de les empêcher de rentrer, mais j’ai pas réussi.

Du bout des doigts, il caresse la pointe de ses cheveux.

— Tu n’as pas à t’excuser. C’est déjà génial que tu sois avec moi.

Il ne m’a pas lâché du regard une seule seconde. Il s’interrompt un instant et sa pomme d’Adam monte et descend à plusieurs reprises avant qu’il ne reprenne la parole.

— Flo, tu devrais t’en aller. Maintenant.

Je hais la satisfaction qui transpire du visage de Clara. Du coin de l’œil, la silhouette de Mag m’encourage silencieusement. Je réunis ce qu’il me reste de bravoure et balbutie quelques mots.

— Je… t’as pas répondu à mon… j’étais inquiète, t’es parti tellement vite et… je…

— Tu dois t’en aller.

— Je suis désolée, Simon. Je…

Un grognement sourd provenant de la pièce d’à côté me stoppe brusquement. Un vent de panique froisse les traits délicats du visage de Clara et les muscles de la mâchoire de Simon se crispent. Il se fige l’instant d’un regard vers moi avant de se diriger vers l’origine du bruit. Il n’a pas le temps de parvenir à la porte de la chambre qu’une silhouette emmitouflée dans une couette en sort. Mes poumons se vident de tout air quand Simon prend la femme dans les bras avec une douceur incroyable.

— Retourne te coucher, tu dois rester allongée…

Elle lui répond d’un rire mutin qui tranche avec les nombreuses rides qui parcourent le contour de ses yeux. Ses yeux… d’un bleu que je ne connais que chez une seule autre personne…

Le sourire de la maman de Simon s’élargit en se posant sur Clara.

— Tu vas me donner de beaux petits enfants… oh oui, ils seront beaux, mes petits enfants.

— Tu dis n’importe quoi, maman. Tu sais bien que Clara est mon amie. Allez, tu dois aller te coucher. Papa ne va pas tarder à revenir…

Un silence plein de remords et de reproches s’installe dans le salon pendant que Simon disparaît en soutenant sa mère pour l’aider à regagner la chambre. Mag fixe la pointe de ses chaussures, je l’imite. Le grincement de la porte et les bruits de pas m’informent du retour de Simon. Le sommet de son ombre s’allonge jusqu’à moi pour finir par m’engloutir. D’une main ferme, il me saisit le bras et m’entraîne sur le balcon en prenant soin de fermer la baie vitrée derrière nous. Le vent s’est levé et les feuilles d’une plante oubliée dans un coin volent sur le sol.

La culpabilité se transforme en lame de rasoir qui m’entaille la trachée à chaque mot que j’articule.

— Simon… je suis tellement… je ne savais pas qu’elle… que ta mère… j’étais inquiète et j’ai pas vraiment réfléchi.

Il fixe l’horizon et ses mains se resserrent contre les barreaux de la balustrade. Je déteste la distance qui se crée entre nous. Je pourrais attirer son attention en tapotant son épaule de mon index hésitant, mais je retiens le geste. Je me dégoûte d’être ici, intruse et importune. J’ai placé mon inquiétude au centre de mes actions et de leurs décisions sans jamais me soucier réellement de Simon. Les muscles de ma gorge tremblent pour faire barrage à mes sanglots. Les mots en sortent comme un miaulement plaintif et désespéré.

— Simon…

Il se retourne enfin. Il n’y a rien sur son visage auquel je puisse accrocher une étincelle d’optimisme. Il se mure derrière une façade de politesse, les yeux vides, la voix terne.

— Tu n’aurais pas dû venir.

— Simon…

— … je t’avais dit que je te rappellerais. Tu n’as rien à faire ici.

Une partie de moi s’écroule, tombe en poussière et part voltiger avec les feuilles sur le sol, tandis qu’une autre se redresse piquée dans son ego. J’ose lever le menton pour faire face à Simon.

— Clara est bien là, elle.

Un éclat métallique brille au coin de son regard, dur et froid. Sa réponse fuse teintée de raillerie et d’exaspération.

— Tu ne vas pas recommencer avec ça, quand même ? Oui, Clara est là parce que je lui ai demandé. Parce qu’elle est mon amie. Tu n’arrives pas à comprendre ça ? C’est peut-être un sujet que tu devrais aborder avec la psychiatre, non ?

Je recule sous ce coup bas qu’il vient de me porter. Je parviens tout juste à ouvrir la bouche sans qu’aucun son n’en sorte. Il continue son assaut, pas encore rassasié de la douleur qui émerge sur mon visage. Je connais cette réaction, je me comportais de manière identique avec mes parents quand je voulais qu’ils souffrent autant que moi. Je mérite ce qu’il m’arrive, je baisse la garde et encaisse chaque coup qu’il me porte.

— Flo la jalouse… Flo qui a besoin d’aide… Flo qui se taille les bras… Flo qui fume des joints pour ne pas affronter la réalité… Flo qui traîne avec des losers pour se sentir moins minable…

— Alors pourquoi… pourquoi tu restes avec moi, Simon ? Si c’est ce que tu penses de moi ? Pourquoi tu ne me laisses pas tomber ? Je ne t’ai rien demandé… rien.

La dureté dans son regard choit comme un bouclier devenu trop lourd après une bataille. Un battement au fond de mon cœur espère que le Simon tant de fois présent dans mes rêves refasse surface. Celui qui trouve toujours les bons mots, les bons gestes pour me réconforter. Mais c’est un Simon perdu et déstabilisé qui me fixe.

— Je ne sais pas.

Il répète cette phrase à plusieurs reprises, de moins en moins fort jusqu’à ce que sa bouche s’ouvre et se ferme dans un silence qui ne prend de sens que pour lui. Il dit ne pas comprendre et pourtant la vérité je la connais. Cette vérité qui me poignarde le corps de part en part et me rend exsangue.

— Je ne veux pas être juste une bonne action pour toi. Le lot de consolation parce que tu te penses coupable de ce qui arrive à ta mère. C’est pas de ta faute ce qu’il se passe, Simon. Tu fais ce que tu peux et…

— … et si ça ne suffit pas ? Si faire de mon mieux ce n’est pas assez ?

— Je crois que… que ça veut dire qu’il n’y aura rien à regretter.

Une larme s’échappe des yeux de Simon rapidement suivis par plusieurs autres.

— Ça fait huit mois que je n’étais pas allé la voir. Je voulais oublier son existence, faire comme si tout était normal. Et puis… Mon père m’a appelé tout à l’heure pour me dire qu’elle était sortie de l’hôpital et qu’il devait se procurer un traitement. Ma mère ne peut pas rester toute seule et se promener en ville c’est trop stressant pour elle. La suite, tu la connais.

Je devrais me contenter de poser une main sur son épaule, de chercher les mots qui réconfortent et rassurent, mais un petit démon se cache entre mes lèvres pour y glisser une question qui me taraude.

— Et la présence de Clara ?

Un rire nerveux et triste s’intercale entre deux larmes avant que Simon ne me réponde.

— Clara… avec elle je n’ai pas honte. Elle a déjà vu ma mère et dans des états bien plus… bref. Quand elle est avec moi, je me sens mieux. C’est tout.

L’évidence de ses propos me transperce. Il y a des expériences, des partages qui lient les âmes entre elles. Je pourrais déployer toute l’énergie que je veux, jamais je ne parviendrais à séparer Simon de Clara. Dans une autre vie, c’est auprès de moi que Simon trouverait refuge, mais dans cette existence, nos chemins se sont éloignés. Trop de fois, j’ai refusé d’accepter la réalité. Trop de fois, je me suis enfermé dans des rêves mensongers. Je n’y parviens plus.

— T’as raison, je n’aurais jamais dû venir.

— Flo, s’il te plaît…

— Ne passe pas ton temps à chercher à sauver des âmes. Profite des personnes qui sont là pour toi. T’as beaucoup de chance d’avoir quelqu’un comme Clara, pour toi.

Je quitte le balcon sans attendre de réaction de sa part. Parce qu’il n’y a plus rien à attendre. Je ne pleure même pas. D’un mouvement de tête, j’indique à Mag qu’il est temps pour nous de partir. En passant devant Clara, je ne peux m’empêcher de l’envier une dernière fois. Pas seulement pour son joli minois ou sa silhouette de magazine. Mais aussi pour ce cœur d’or qu’elle cache et réserve aux personnes qu’elle aime.

Parce que je ne trouve rien d’adéquat ou d’intelligent à sortir, je balance une phrase sans aucun sens.

— Prends soin de lui.

Elle n’a pas attendu mon conseil pour le faire et elle le sait. Mag et moi partons sous son regard méprisant. Ce n’est que lorsque nous arrivons à l’ascenseur que je réalise que je viens de faire mes adieux à Simon.

 

 

 

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_HP_
Posté le 23/04/2021
Hey !

Oww Simooon 🥺
Ce chapitre m'a fait de la peine, autant pour Simon que pour Flo :(
J'aime beaucoup toute la réflexion autour des âmes liées, et tout, c'est super poétique ! ^^
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