PHOTOPHOBIE

Notes de l’auteur : Neuvième chapitre

Cela va faire maintenant deux mois que je n’ai pas vu la lumière du jour. Je vis reclus dans mon studio. Je fais gaffe à tout, je sors la nuit, je rase les murs et je contourne les lampadaires, je passe mes commandes sur internet. J’ai dégommé toutes les ampoules de l’appart afin d’être sûr que je ne vais pas la matérialiser sans le faire exprès. Pour les lampes du couloir et du hall, c’est un peu plus compliqué, mais j’ai la technique. J’attends que le minuteur s’interrompe et je bondis dans le noir, dévalant les étages à l’aveugle. Pour en arriver là, il a fallu compter chaque marche, apprécier le nombre de foulée entre chaque palier et la distance du hall jusqu’à la porte d’entrée. Quand je suis en forme, j’avale les 3 étages en quinze secondes. Une fois dehors, je connais par cœur les lumières de la ville et je sais comment les éviter. Une ombre parmi les ombres. Bien entendu, je ne sors que si le besoin s’en fait sentir et il se fait de moins en moins fréquent. On finit par s’habituer à tout, même à l’impossible. Résultat des courses, je ne vois plus personne, je n’ai plus de boulot, j’arrive en fin de droits et ceux-ci ne seront pas renouvelés. La grosse merde, mais tout plutôt que de laisser cette saloperie s’emparer de nouveau de moi. Elle doit crever de rage d’être ainsi contenue. Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir tenir. Un jour où l’autre, je vais commettre une erreur, me faire surprendre par une source de lumière, je vais la rendre opaque et là… aucune idée de ce qui va se passer, mais j’ai la trouille. Alors quand on se met à frapper à ma porte je bondis comme un diable dans sa boite. Qui est-ce qui peut bien venir me voir ? C’est elle ! J’en suis sûr !! Attends une seconde. Non, ce n’est pas possible elle n’existe pas sans moi. Est-ce qu’elle a trouvé un moyen ? Non ! Impossible ! Une voix se fait pressante derrière la porte.

- Ouvre-moi, je sais que tu es là. Denis ! Ouvre cette porte !

C’est ma sœur.

- Denis, c’est moi, c’est Geneviève.

- Laisse-moi tranquille !

- Si tu n’ouvres pas cette putain de porte, je reviens avec un serrurier ou avec la police. Je vais l’enfoncer ! Tu me connais. Tu sais que je le ferai.

S’il y’a bien quelqu’un d’aussi opiniâtre et têtue que cette saloperie d’ombre, c’est ma sœur Geneviève. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’elle mettra ses menaces à exécution.

- Ecarte toi de la porte, lui dis-je, je vais t’ouvrir.

- On peut savoir ce que tu attends ?

Que la lumière s’éteigne, chère et obstinée petite sœur. Mais je ne peux pas t’expliquer pourquoi, tu ne comprendrais pas.

J’entends le petit clac significatif de la fin de la minuterie et la seconde d’après, j’ouvre la porte, empoigne ma sœur et la tire à l’intérieur de l’appartement.

- Je peux savoir ce qui se passe ? Ça rime à quoi tous ces mystères ? Et allume la lumière, on ne voit rien ici.

Elle enfonce l’interrupteur mais en vain.

- Ça ne marche pas. Tu n’as pas de lumière ? On t’a coupé l’électricité ?

- Oui, c’est ça ! Voilà. On m’a coupé l’électricité. Plus de jus.

- On n’y voit rien. Comment tu peux rester ici dans le noir ?

- Tout va bien je t’assure.

- Tu as besoin d’argent ?

- Non ! Enfin, oui, un peu. Je te rembourserai !

- Tu pourrais quand même tirer les rideaux.

Joignant le geste à la parole, ma sœur tire le rideau de façon énergique. Je fais un bond sur le côté vers le canapé. Le lampadaire de ma rue diffuse une lumière pâlotte, mais même si celle-ci n’atteint pas mon étage, je préfère tirer les rideaux par mesure de sécurité. Je me coule prudemment dans la noirceur du canapé.

- Qu’est-ce que tu veux, Geneviève ?

- Tu m’inquiètes, Denis. Pas que moi, tu inquiètes tout le monde. Papa, maman, la famille, tes amis. Mais bon Dieu qu’est-ce qui te prends ?

- Rien, j’ai besoin d’être seul.

- Ça fait des mois ! Je ne comprends pas. Tout marchait si bien pour toi. Ton boulot, ta vie, tout ! Tu as tout largué. Son regard se fit plus inquisiteur. Tu te drogues ?

- Mais non !

- Excuse-moi, mais ça en a tout l’air. Tu abandonnes tout, ton boulot, tes amis, ta famille, tu ne réponds plus au téléphone et tu t’enfermes dans le noir… tu… tu… Elle se mit à respirer bruyamment et par saccade …tu vis comme dans une prison. Tu peux tout me dire, Denis, tu le sais. Depuis qu’on est tout petit on se dit tout. Qu’est-ce qu’il y’a ? Qu’est-ce qui t’arrives ?

Je commence à perdre pied. J’ai envie de tout lui déballer, mais comment pourrait-elle me croire ? Si déjà elle pense que j’abuse de la drogue, à la fin de mon récit, elle va appeler les pompiers ou le SAMU. Je ne peux pas lui dire. Je ne peux le dire à personne.

- J’ai un problème de tolérance à la lumière.

- Quoi ?

- Je fais de la photophobie !

J’avais lu ça sur Internet et je m’étais dit qu’à l’occasion ça pourrait me servir.

- De la photocopie ?

- Phobie. Je ne supporte plus la lumière. Ne me demande pas pourquoi. C’est arrivé comme ça… Bordel, je m’enfonce. En tournant une scène pour mon film, j’ai pris un projecteur en pleine poire. Ça m’a aveuglé et… et voilà. Du coup, le théâtre, le cinéma, tout ça, ce n’est plus possible tu comprends ?

- Non. Je ne comprends rien de ce que tu me dis. Qu’est-ce que tu vas faire ? Tu as porté plainte ? Tu as été voir des spécialistes ?

- Oui, non. Ça va passer. Il faut que je me repose et ça va passer. J’en suis sûr. Je vais déjà mieux.

Il me faut broder encore une bonne heure avant d’apaiser les craintes de ma sœur. Je me doute qu’elle n’en croit pas un mot, mais elle a l’intelligence de ne pas me pousser dans mes retranchements. Je sais qu’elle va me surveiller de près. A peine est-elle sortie que je verrouille la porte, repousse le rideau et retourne me recroqueviller dans l’épaisseur de mes murs. L’argent que ma donné Geneviève durera ce qu’il durera et on verra ensuite.

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J’ai faim, j’ai soif et je n’ai plus une thune. Cela fait 6 mois maintenant que j’ai emprunté à ma sœur, puis à mes parents, puis aux quelques potes qui me restait et maintenant je suis criblé de dette et complètement à sec. Il fait nuit, je vais aller piquer un truc à manger.

L’épicerie du coin est illuminée comme une fête foraine. Si je me pointe là bas, mon ombre va se régaler. Et ça c’est hors de question. En même temps, les fruits et légumes semblent à portée de main. En courant vite, sans m’arrêter, je prends ce qui me tombe sur la main. Un poireau ou des pommes de terre, n’importe quoi. Je ne ferai pas la bégueule. Si je fais le coup dans plusieurs épiceries du quartier, je vais bien arriver à me choper de quoi me faire un pot au feu ou une belle soupe. Allez, c’est parti. Je fonce comme un taré, j’ai repéré des beaux poireaux qui dépassent de l’étal. Je vais me faire la botte complète. Je respire un bon coup et je pique un sprint. Arrivé aux abords de l’étalage, je tends le bras et referme la main sur l’objet de ma convoitise. J’ai la botte. Du coin de l’œil, je vois mon ombre qui se reflète légèrement sur les murs, mais je vais tellement vite que cette impression fugitive s’estompe presque immédiatement. Elle n’a pas eu le temps. Je l’ai baisée. Ce que je n’avais pas prévu, en revanche, c’est le propriétaire de l’épicerie qui, franchissant la porte, m’attrape par le bras et me stoppe net dans mon élan. Je glisse et m’étale de tout mon long sur le trottoir. L’aimable propriétaire me relève d’une poigne ferme et commence à me secouer ne m’invectivant. J’essaye de me dégager de son étreinte en balançant mes bras et mes jambes dans tous les sens. Un fou furieux qui rue dans les brancards. Aussitôt deux autres personnes sortent de l’épicerie et viennent prêter main forte à mon adversaire. Je crie, je balance des coups de pieds et des coups de poings, j’en prends aussi par la même occasion et finalement, ils arrivent à me maîtriser et me relever. J’apparais en pleine lumière. Je suis illuminé, irradié de lumière. J’ai le temps de voir mon reflet dans la vitrine graisseuse. J’ai la bouche en sang, la lèvre coupée et une arcade sourcilière qui me fait comme un deuxième sourcil rouge et sanguinolent. Mais le plus frappant, c’est cet immense sourire qui déforme mon visage.

Et là, changement radical. J’envoie valser mes « agresseurs » aux quatre coins de la rue. Je n’essaye plus de fuir. Un autre type apparu de je ne sais où, bloque mon chemin. Dommage pour lui. Quelques secondes plus tard il se roule par terre en geignant et en se tenant les côtes. Les autres se relèvent et fondent sur moi. Je me prends des sacrés coups, mais rien en comparaison de ce que je distribue. Les mecs s’en prennent plein la poire. D’autres types arrivent et viennent se mêler au flot grandissant des gens qui veulent me stopper. J’ai l’impression que tout le quartier s’est donné rendez vous pour me péter la gueule. Je n’arrive plus à compter le nombre de mes assaillants, mais vu l’intensité, je dirais qu’ils sont au moins dix. Un déluge de coups de pieds et de coups de poings s’abat sur moi, j’aperçois même le reflet bleuté d’une petite barre de fer, qui sert probablement à bloquer la porte du magasin, mais je ne sens plus rien. Ça gueule, ça insulte, ça vocifère, mais j’entends tout cela comme à travers un brouillard. Je bloque la plupart des coups et quand je riposte, ça fait très mal. Je vois un type mal rasé et qui pue l’alcool décoller d’au moins trois mètre et s’écraser contre une vitrine après que je lui ai balancé un méchant coup de pied en pleine poitrine. Un autre hurle en se tenant le poignet. Celui-ci fait un angle bizarre avec le bras, mais je regarde cela avec un incroyable détachement. Le propriétaire de l’épicerie se roule par terre et se tenant les testicules et un autre mec, un grand avec des cheveux longs, regarde en pleurant ma main gauche qui tient une bonne partie de sa tignasse. Tout le quartier est réveillé maintenant. Ça s’anime, ça crie, ça court dans tous les sens comme le jour où la France est devenue championne du monde. Un bordel monumental. Je détale, écartant vigoureusement toute personne qui aurait la velléité de s’opposer à moi. Mais je dois avec l’air d’un fou furieux, car tout le monde s’écarte sur mon passage. Il faut dire que je laisse derrière moi une longue trainée d’éclopés et de mecs en sang. On dirait la rue des martyrs. Un sentiment de panique m’envahit. Je suis en train de courir, mais je ne sais plus pourquoi je cours. Je sais seulement que je ne dois pas m’arrêter. C’est vital. Ma vie en dépend. Ne pas s’arrêter. J’ai les membres douloureux. Je pisse le sang. Je devrais faire une petite pause. Pas longtemps. Quelques secondes, histoire de reprendre mon souffle. Oui, c’est ça. Quelques secondes. C’est rien quelques secondes. Je vais m’asseoir, tiens. Je vais même m’allonger et fermer un peu les yeux. Un petit peu. Pas dans la lumière !

Hein ?

PAS DANS LA LUMIÈRE !!!

Et puis plus rien.

Plus rien !

Merde !!

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