Peut-être que cela n'est que dans ma tête...

Par Imana
Notes de l’auteur : Salut lecteur.ice, c'est la première histoire que je donne à lire à plus de trois personnes, j'espère donc qu'elle pourra plaire à quelques personnes. Il s'agit d'une sorte de nouvelle un peu étrange. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez (titre, registre de langage, le contenu etc.). Bonne lecture !

Il fait nuit. Dehors rien ne bouge. Je regarde une dernière fois dans la rue, un chat gris disparaît dans un chemin de traverse. Je ferme la fenêtre et m’en vais me coucher…

 

Et puis, j’étais dans un tableau… un beau et grave tableau de la Renaissance… une rue du XVIe siècle, sale, boueuse, brune avec bizarrement un trottoir du XXIe siècle, triste, poussiéreux, gris – qui me semblait naturel sur le moment, comme le sont beaucoup de choses dans les rêves, mais qu’après je pris l’habitude de voir sans cet élément dérangeant, le laissant de côté en manipulant mes propres images comme je ne cesse de me manipuler moi-même, choisissant la voie du logique à celle de l’extraordinaire… peut-être que je devrais faire avec – ce qui en tout cas m’a le plus frappé dans cette vision, cette fin tragique de romans à catastrophes, fut ces traits de pinceau, ces traits qu’un grand artiste a déposé sur une toile de manière à représenter une scène avec beaucoup de réalisme, une scène si réelle, si vivante qu’on peine à croire qu’il ne s’agisse que de pigments et d’huile sur une surface plane jusqu’à ce qu’on s’approche, en visite dans un musée quelconque, qu’on se penche et qu’on aperçoit les traits, par endroit plus étalés, par endroit plus empâtés, avec de subtiles variations de couleurs, et qu’on se demande comment il a bien pu faire cela, créer cette œuvre de sa propre main, suspendre par le geste un moment de vie terrestre sur une toile plane, et là, juste avant de me réveiller, j’étais le créateur, le personnage principal et le visiteur de ce tableau inconnu de tous, je regardais de haut cette peinture sans en voir le cadre ce qui rendait le tout encore plus réel

Je Voyais

la rue, entourée de maisons en pierre et en bois, les rares personnes aux fenêtres, une femme en tablier et en robe brune assise sur les marches, le linge suspendu aux balcons, au loin la fumée de quelques cheminés perdue dans le bleu-gris du ciel, et au milieu, au milieu juste dans la rue boueuse avec son faux trottoir aux bords, au milieu Je me Voyais moi, ou plutôt Je le Voyais lui, un jeune homme tout juste sorti de l’adolescence, mais qui semblait avoir vécu des siècles, ses cheveux d’un brun presque gris, épars et sales, lui tombaient par mèche isolée sur les yeux qu’il avait baissés sur ses pieds nus, il marchait d’un pas lent et traînant à travers la boue l’air de n’avoir plus aucune force à revendre, d’avoir tout abandonné, de se laisser aller à la dérive, sans aucun chemin à suivre, sans vouloir aller nulle part, juste marcher, marcher, marcher jusqu’à s’écrouler de fatigue, jusqu’à se laisser mourir dans la bise, sans personne à ses côtés, sans personne pour veiller sur lui, plus personne… des traces de sang étaient visibles sur les loques, bruns de saleté, qui le couvraient tant bien que mal

Je Voyais

son visage blafard presque gris, les traits tirés, le regard absent, il avait l’air d’un vieillard, d’un homme qui avait tout vu et n’en pouvait supporter plus, il marchait et je savais que c’était la fin, j’étais lui et Je le Voyais d’en haut – le narrateur omniprésent peut-être – j’étais lui et Je Voyais ses pensées, le cauchemar avait pris fin et tout était à recommencer – y arriverais-je ? – j’avais tout perdu mais j’étais là, vivant, j’avais pitié de lui, pour nous, à cause de toute cette histoire, qui n’avait pas commencé dans un tableau de la Renaissance mais dans notre maison ou plutôt la maison familiale, moderne et confortable avec une table ronde qui trônait dans la petite cuisine aux murs couverts de carrelages et de photographies de moments inoubliables, XXIe siècle.

 

Nous étions assis toute la famille à attendre autour du petit-déjeuner je crois ; l’atmosphère était fuyante, j’étais une jeune fille, je me regardais d’en haut et je n’en pensais pas moins, on rigolait ensemble et sur le moment cela me paraissait vraiment réel, presque sincère, mais ce n’était pas moi et l’atmosphère en restait insaisissable… c’est alors que nos invités vinrent, une famille eux aussi, des amis de nos parents, ils s’assirent à notre table, autour du petit-déjeuner je crois, l’atmosphère se défilait, leur fille aînée allait se marier aujourd’hui, elle avait un peu près le même âge que moi et ce jour devait lui rester mémorable, on était invité à la cérémonie et tout le monde plaisantait de bonne humeur, si bien que je ne vis pas à travers leur masque et que je crus presque au mien tellement je m’efforçais à faire preuve d’une cordialité hypocrite mais ceci n’était pas moi et pourtant la mascarade continuait

autour de cette table autour de moi

comme un rite comme un refrain

comme une rengaine

éternelle

Personne ne comprit sinon peut-être que tout aurait pu être évité.

 

Un flou plus tard et nous étions tous assis dans la chapelle; elle était plutôt petite avec une discrète rosace au-dessus de l’autel et quelques minces fenêtres sur les côtés mais qui laissaient néanmoins entrer assez de lumière pour que le bâtiment ait l’air de luire, en effet, ce qui me laissa une profonde impression fut que cette chapelle, complètement insignifiante, se trouvait être très claire, extrêmement claire, blanches et bleues les pierres s’alternaient renforçant encore cette impression d’éclat et la mariée, blanche elle aussi, semblait flotter dans toute cette lumière de telle sorte que je ne vis pas son visage, trop blanc pour que je puisse distinguer quoique ce soit, et la chapelle était si pure, la lueur si vive que je crois bien que c’est pour cela que le futur mari, dans son costume noir la coutume l’exigeant, avait disparu des yeux et des esprits de tous à peine avait-il fait un pas dans la maison de Dieu, en tout cas durant toute la cérémonie je ne le vis pas, pas plus que les autres ne le virent, seul un léger assombrissement témoignait peut-être de sa piètre présence mais cela ne changeait pas grand-chose à l’affaire… les bancs étaient d’un brun clair et les invités indescriptibles, je me trouvais plutôt à l’avant je ne sais pas vraiment pourquoi et derrière moi la mère de la mariée, grande, sombre – je me demande maintenant pourquoi est-ce qu’elle n’est pas demeurée invisible comme l’autre inutile, peut-être était-ce à cause du rouge qu’elle portait sur sa longue robe noire – je parlais avec ma sœur, on rigolait, on commentait la scène, la mariée qui s’avance, l’orgue qui retentit, l’autel qui s’approche et soudain surgissant derrière nous une main agrippée à mon épaule, ferme et glaciale, suivie d’un reproche sec, taisez-vous ! il s’agit d’un moment important pour ma fille ! au même instant la mariée atteignit l’autel, gravit les marches et se retrouva devant le prêtre qui leva les mains, comme un corbeau qui s’aprête à s’envoler, mais, avant qu’il ne puisse prononcer une parole, la rosace se brisa dans un grand fracas et une lumière éclatante se répandit dans toute la chapelle, engloutit l’autel et les trois piètres figures sur le podium, puis tout le reste disparut.

 

Notre maison la nuit, ce n’était plus vraiment la même, la cuisine avec la table ronde ne se trouvait nulle part et la disposition des chambres n’avait aucun sens, même il semblait y avoir plus de pièces que la bâtisse ne pouvait en contenir – mais tout cela ne me vint pas à l’esprit et je reconnus ma maison comme si cela l’avait toujours été – ma mère et ma sœur étaient absentes je ne sais plus trop pourquoi quelque chose me disait vaguement que c’était à cause du mariage qui avait eu lieu plus tôt mais je ne pouvais le préciser, il ne restait donc que mon père, mon frère aîné et moi ; nous nous trouvions au premier étage dans le couloir où étaient superposés des lits en bois clairs avec des couvertures de toutes les couleurs, le couloir d’ailleurs était très grand, presque une pièce : en retrait, mon frère, assis sur un des lits, en hauteur, balançant ses pieds dans le vide, il avait de longs cheveux blonds et je le trouvais très beau, un peu du style hippie, calme et compréhensif, qui fume des joints en écoutant du reggae ; mon père, grand homme assez costaud contrairement à mon frère, les cheveux très courts d’un brun presque noir, se tenait près de la cage d’escalier, s’appuyant d’un bras assuré sur la balustrade ; et moi, entre les deux, moi, j’étais devenu un être humain de genre masculin et ça ne m’étonnait pas vraiment même si j’étais conscient que pendant le mariage je relevais plutôt de la catégorie dite du deuxième sexe, les cheveux longs, une apparence légèrement différente, des courbes désormais cachées et l’impression aussi d’avoir gagné quelque chose, ou peut-être perdu, là mes cheveux étaient relativement courts avec quelques mèches qui me tombaient sur les yeux, du même brun clair, mais mon sexe n’avait à ce moment-là pas de réelle définition, pas de réelle substance – je me voyais tout en entier mais sans me sentir et plus tard j’allais me demander comment tout cela avait été possible, mais pour l’instant c’était là mon existence et la question ne se posa pas – ; ce furent sans doute les premiers bruits à l’entrée qui me firent remarquer la nuit profonde autour de notre demeure, l’absence de véritable éclairage – seules quelques lampes brillaient timidement au premier étage alors que le rez-de-chaussée était plongé dans la pénombre – ainsi que la pesante atmosphère qui semblait étouffer chaque son en écho à l’extrême solitude dans laquelle nous nous trouvions, dans mon oreille ces bruits inhabituels n’en résonnèrent que plus, Qu’est-ce que c’est ? mon frère me regarda d’un air interrogateur en descendant du lit et je pus lire sur son visage une ombre d’inquiétude, je haussai les épaules et me tournai vers mon père qui s’était approché des escaliers en bois clair le corps tendu, le visage impassible ; à nouveau des bruits se firent entendre accompagnés cette fois-ci par des éclats de voix qui semblaient se déplacer vers la cuisine; nous nous regardâmes étonnés et, alors que les voix résonnèrent une deuxième fois, des voix caverneuses qui me paraissaient dépourvues d’intelligence, mon père chuchota qu’il allait descendre, il ne s’agit probablement que de clochards ou de petits voleurs qui ont profité de l’occasion croyant notre maison vide, j’aurai vite réglé cela ; il nous fit un signe de la tête, pris une batte de baseball qui trainait dans un coin, je vis mon frère faire un pas en avant, puis, hésitant, s’arrêter douloureusement sur place, le visage crispé, pour finir par baisser la tête, ses longs cheveux blonds cachant son regard, mon père entamait déjà la descente et fut bientôt avalé par la pénombre et le silence ; ce n’est pas de ta faute, lui dis-je une main sur l’épaule, je suis faible, me répondit-il, las, je baissais les yeux ne sachant que dire, il avait l’âge, il aurait dû descendre avec mon père, moi je n’étais pas encore prêt, pas encore dans l’âge adulte, mon corps devait grandir, trouver sa force, se concrétiser, devenir homme, ma place était là, en retrait, mais la sienne aurait dû être sur le champ de bataille, en pleine action comme le père, c’était attendu, c’était là son rôle social, son fardeau – et cela allait bientôt être le mien – … je ne lui en voulais pas, ce n’était pas fait pour lui, il avait d’autres points forts, il était beau, calme, intelligent, ses cheveux blonds, son amulette autour de sa nuque lisse, sa fragilité… si j’avais pu je serais allé à sa place… soudain un lourd bruit de métal retentit dans l’atmosphère écrasante, mon cœur se serra comme pris dans un étau de fer, ses yeux s’agrandirent de peur, un cri s’éleva, puis des voix, des bruits d’objets renversés, un lourd coup et je sus, je sus que quelque chose n’allait pas, pourtant il avait dit que ce n’était que de simples vagabonds, que nous n’avions rien à craindre, que tout s’arrangerait ! alors que j’essayais frénétiquement de me rassurer de me dire que je n’avais aucune preuve que ce n’était que de la paranoïa, une vision presque un flash me traversa l’esprit et JE VIS : le coup de couteau dans le dos de mon père, le sang dans les ténèbres illuminées, les assassins tapis dans une affreuse illusion, le corps de mon père gisant par terre et nous deux reculant dans les plis des draps qui s’ouvraient sur un couloir auxiliaire atrocement éclairé par notre certitude, il était mort.

 

La peur, glaçant notre sang elle était là, sans nous laisser le temps de réaliser, rongeant nos os de son acide douloureux, tuant chaque neurone sur son passage, nous laissant immobile nos traits atrocement déformés, alors qu’en bas le silence était revenu, plus pesant encore ; ils vont monter ! mon frère était le premier à parler, le visage livide il cherchait autour de lui, je l’imaginais un bref instant une barre de fer entre les mains, surmontant sa nature craintive pour venger cet être qui lui était cher, mon cœur était si douleureusement lacéré d’angoisse que je faillis le lui demander mais je savais que cela ne pouvait pas être, ne sera jamais… soudain il se tourna vers moi, me prit par les épaules, alors qu’en bas des bruits de pas, et me souffla, cours ! les rideaux s’abattaient sur moi, les objets passaient sans n’avoir plus aucune véritable forme, l’atmosphère bleuissait et la lumière, où se détachait une dernière fois la silhouette sombre de mon frère, se confondant l’instant d’après avec les plis d’un draps, rapetissait rapidement comme dans un songe, et moi je courais ; les ténèbres de ma propre maison m’enveloppèrent bientôt et le seul bruit qui retentissait fut celui de ma respiration haletante perdue dans le silence alors que je cherchais désespérément un coin sûr au milieu de tous ces tissus qui filaient à la périphérie de mon regard jusqu’à déboucher dans la dernière chambre, la plus haute et la plus vaste de toutes, le brouillard bleu était maintenant total et pourtant je distinguais chaque détail, c’était une chambre d’enfant mais sans lit juste les jouets, rangés dans les étagères de telle sorte que la pièce paraissait vide et en son milieu je manquai de m’effondrer le cœur battant la peau parcellée de milliers d’aiguilles les poumons en flammes je tournais sur moi-même à la recherche d’une cachette sachant très bien que je ne pouvais plus reculer j’ignorais s’ils me poursuivaient le sang bourdonnait dans mes oreilles je n’entendais rien,  absolument rien… j’aperçus en face de moi une toute petit pièce, à moitié dissimulée par un rideau où s’empilaient les costumes et les caisses à jouets d’un enfant – je crois bien qu’il était mort – éclairée par une petite ampoule qui diffusait une lumière crue sans qu’elle pût néanmoins traverser le brouillard opaque de ces eaux profondes qui emplissaient toute la chambre, c’était peut-être pour cela que je ne l’avais pas tout de suite repéré à mon arrivée ; je m’avançais, crus subitement percevoir des bruits qui s’approchaient, parcourus les derniers mètres en courant et tirai le rideau derrière moi : le silence du sourd, il apaise puis attise la peur, transforme chaque illusion en une bruyante réalité et tourmente sa victime en la plongeant dans un doute constant pendant que l’angoisse ronge ses entrailles que la paranoïa perçoit le danger en chaque endroit harcèle sa proie de ses innombrables persiflages sans laisser aucune trêve sans laisser aucune échappatoire alors que la roue de la fortune tourne tourne tourne depuis la nuit des temps muette quant au sort du malheureux étendu à ses pieds des élancements de douleur traversant ses muscles crispés qui ne peut qu’espérer son salut, croire en sa bonne étoile lorsque l’imprévu le guette ; moi aussi j’espérais, accroupi entre les caisses je priais presque, les yeux grands ouverts et la peur au ventre j’écoutais le silence sans percevoir un seul son, caché à l’endroit le plus clair qui tentait d’illuminer la pénombre, je levai la tête et vis l’ampoule au-dessus de moi qui répandait son faisceau dans tout le débarras sans laisser un seul recoin d’ombre, l’idée ne me vint pas que cette clarté crue pouvait être vue depuis la vaste chambre, transperçant le brouillard bleuté et trahissant ma cachette, peut-être que ce n’était qu’une illusion de ma part mais j’avais malgré cette sensation de malheur imminent l’espoir de passer inaperçu, mon frère s’était caché et moi aussi tout s’arrangerait forcément, j’y croyais avec tellement de force tellement de haine jusqu’à ce que des bruits de pas suivis des mêmes voix graves et caverneuses résonnèrent dans la pièce ; je retins mon souffle, un flux de lave brûlante traversa mes membres, pendant un moment les sons s’estompèrent et dans mon agonie redoutant que le rideau se lève je crus encore ou plutôt je souhaitai passer inaperçu, je le souhaitais si fortement et le désir obsessif de me rassurer avait une si grande emprise sur moi que je me mis à concentrer toute mon énergie cérébrale sur une seule phrase : qu’ils partent, qu’ils partent… comme si la seule puissance de ma pensée suffisait pour changer le cours des choses, pour faire marche arrière ou du moins suffisait à nier la réalité crue dans la quelle je me trouvais, à sauvegarder cette illusion à laquelle je m’accrochais – ce qui n’est certainement pas absurde au beau milieu d’un rêve, d’un monde issu de mon imagination dont je devrais logiquement détenir le contrôle mais qui étrangement m’impose des barrières, des limites fixées par ma propre inconscience, des monstres émergeant de la pénombre de mes songes, dans quel but ? par esprit de vengeance ? – mes jours sont ponctués par le désir brûlant de m’ouvrir les veines ou le torse ou le ventre qu’importe tant que le sang coule que ma peau s’ouvre pour mieux me permettre de voir ma propre pourriture pour mieux m’apporter ma dose d’adrénaline de sérotonine de dopamine que cette fade réalité grise comme ce putain de bîtume qui recouvre les rues de Paris me refuse constamment pour mieux pouvoir me détruire je suis en manque –  ne suis-je pas mon pire ennemi ? ou peut-être était-ce ce que j’avais voulu, moi, le narrateur de cette drôle d’histoire, au fin fond de moi-même, à la jonction entre moi et je, là où je me dissocie de moi-même, où je n’est plus qu’un personnage de ma fantaisie que moi peut torturer à sa guise alors même que je désire ardemment le contraire que toutes mes souffrances prennent fin que je puisse enfin respirer librement sans contrainte sans angoisse que tout s’arrange – que tout s’arrange ! et le rideau s’ouvrit.

 

Je levai la tête alors que mon monde venait de s’effondrer, incapable de penser, de réagir je n’avais qu’une certitude que j’allais mourir : prenant tout mon champ de vision ainsi que l’unique voie de sortie deux gaillards se penchaient au-dessus de moi, un large sourire grimaçant dans la brutalité de leurs visages, je m’attendais à recevoir le coup fatal d’un couteau en plein cœur lorsqu’une voix que j’entendis pour la première fois résonna sèchement dans la vaste salle, Écartez-vous ! je veux le voir… lentement les deux brutes se retirèrent laissant libre champ à mon regard, ils se postèrent des deux côtés de la sortie comme des soldats assurant la sécurité d’une personne de haute importance, plus loin il y en avait deux autres aussi larges et stupides que leurs compagnons, alignés eux aussi comme des militaires de telle sorte qu’ils formaient un couloir allant droit vers le fond de la salle qui ne paraissait plus du tout si vaste que cela, les murs s’étaient étrangement rapprochés et le brouillard s’était évaporé rendant le tout bien plus visible et clair; au fond de ce couloir de vigils se tenait une silhouette sur un fauteuil qui ressemblait étrangement à un trône ; au début j’eus du mal à la reconnaître, peut-être à cause de son visage qui semblait avoir changé, elle trônait là, une reine démoniaque, vêtue de sa robe de mariée blanche, son voile avait été ôté découvrant ses longs cheveux noirs qui lui tombaient droit sur les épaules entourant son visage qui n’était plus calme et fermé comme lors de la cérémonie mais haineux et froid, cruel même ce qui la rendait plus belle et plus âgée, ses lèvres étaient si pâles que j’avais l’impression que tout son sang avait quitté son corps tant la tension de son être était forte et destructrice, son masque avait finalement été ôté, la mascarade avait pris fin : cette femme me détestait.

 

Enfin on se retrouve face à face, n’est-ce pas ? ses yeux perçant me fixaient avec une telle sournoiserie que je compris soudainement pourquoi mon père avait succombé : contre les quatre brutes il aurait peut-être eu une chance mais c’était elle qui dirigeait les opérations avec son intelligence alimentée par sa haine, mon père croyait avoir à faire à quelques vagabonds, quelques voyous mais il ne s’attendait pas à un tel coup monté, elle avait tout fait pour cacher sa présence, pas une fois sa voix ne s’était faite entendre, tout cela n’était qu’un vaste complot pour nous détruire… j’espérais qu’elle n’avait pas trouvé mon frère… tu ne sais pas pendant combien de temps j’ai attendu cette vengeance, ce moment… j’en ai même rêvé ! la dernière syllabe se perdit dans un rire aigu et glacé qui m’emplit d’un frisson de dégoût, Toi et ta détestable famille, je n’ai jamais pu vous sentir et on s’appelait des amis ? Quelle dérision ! Mais c’est surtout toi qui me hantais, toi et ton air méprisant, toi qui respires l’insouciance alors que je me consumais à tes pieds, toi qui te crois tout permis alors que je suis en cage, toi qui allais vivre libre de jouir alors que je devais continuer à saigner, à me torde, à courir la peur au ventre dans les rues sombres des la ville, à redouter jusqu’à la vie ! À pleurer de rage devant moi-même alors qu’en fait c’est toi ! C’est toi le problème ! Et ton rire sournois pendant mon mariage, mon mariage ! Mais t’inquiète je ne me laisse plus faire, mon mari fait à ton effigie je l’ai égorgé lors de notre lune de miel alors qu’il sortait déjà sa bite pour me transpercer, pour me forcer à avaler votre domination ! Ta domination ! hahaha mais tu n’es qu’un petit garçon, un petit garçon tout seul, sans personne, tu veux que je te dise la joie que j’ai éprouvé lorsque j’ai enfoncé ce poignard dans le dos de ton père, j’en ai joui ! Oh oui ! À mon tour maintenant de vous violer ! Et ne parlons même pas de ton frère, ce lâche qui croyait avoir réussi à se cacher, mais non je savais exactement où le trouver, terré sous un tas de couvertures, tellement appétissant avec sa gorge blanche, vierge, que j’ai tranché comme une poulette à point, c’est à peine si sa tête tient encore, elle pendouille dans le vide avec une expression de terreur infinie ce qui le rend beaucoup moins beau, ton pauvre chéri ! sa voix se déforma dans un rire atroce qui s’enfonçait dans mon cœur telle une lame tranchante, je le voyais devant moi arrivant à peine à y croire, ne voulant pas y croire, la douleur déchirait mon être à tel point que je n’avais qu’une envie qu’elle mette fin à ce supplice ! qu’elle me tue ! elle avait raison !mon corps se déformait sous sa voix aiguisée sous ces paroles qu’elle enfonçait en moi pire qu’une blessure physique

j’étais seul

elle les avait tous tués

plus que moi

me tortillant sous sa cruauté gémissant comme une chienne battue perdant lentement la raison, n’attendant que la fin de cette vie de merde… Tu attends certainement ton tour ? Le couteau qui pénétrera dans ta chair et qui mettra fin à ta vie et à ma vengeance ? Mais ce serait trop simple, je veux te voir souffrir, je veux savoir que la douleur te ronge jusqu’aux os, te détruise de l’intérieur, te fasse perdre toute humanité et alors lorsque tu te consumeras à mes pieds, lorsque tu me supplieras en rampant, je te tuerai vieillard que tu seras devenu, et je pourrai assouvir ma haine dans tes yeux morts, dans ton sang pourri sachant que tout ceci était mon œuvre, mon rêve, mon délire ! accroupi à ses pieds, j’enfonçais mes ongles dans ma chair jusqu’à en faire jaillir le sang, je me tordais sous les coups invisibles, je pleurais, je hurlais ! mais alors que son rire cruel résonna une dernière fois dans tout mon corps, le silence retomba souligné par mes cris restés inaudibles.

 

***

 

La nuit brûlait. Haut dans le ciel noir sans lueur les deux tours, presque aussi sombres que l’atmosphère autour d’elles, ne se distinguaient que par les flammes d’un orange rougeoyant qui léchaient la pierre de leurs langues de braises. La cathédrale était en feu et tout le reste reflétait sa douleur rouge. J’étais assis à ses pieds, sur le parvis qui conduisait à l’entrée, les pieds balançant dans le vide, la tête levée, je regardais l’incendie de mon œil vide… je n’étais jamais entré dans cette cathédrale, elle était apparue pendant qu’on remontait le temps avec ses gargouilles grimaçantes qui me fixaient de leurs yeux de pierre et son portail central où la Passion du Christ sculptées sur le tympan et éclairée par l’ombre des flammes semblait prendre vie sous mon regard, quelques silhouettes, des vagabonds de minuit aussi noirs que cette nuit sans étoiles ni lune, marchaient au loin sur la place et seul le crépitement de l’incendie résonnait comme un lever de soleil alors que l’édifice se consumait lentement craquant sous le poids de la chaleur. Je ne pensais à rien. Seul ce sentiment langoureux d’un vide profond m’habitait tout entier, l’unique solution pour conserver ce qui me restait de raison, l’unique solution pour oublier que j’étais seul. La brûlure de mes plaies se faisait sentir tout au fond de moi et me rongeait en harmonie avec le gigantesque incendie qui dévorait le noir du ciel, au loin des bruits de motos, je continuais à fixer ce brasier comme happé par cette lueur trop rouge trop dense. Bientôt un groupe de motards apparut sur la place et dans mon champ de vision, se dispersant dans tous les sens ils prirent possession des lieux, le rugissement de leurs bolides sombres et imposants se mêlait aux paroles des flammes qui sifflaient et emplissaient l’atmosphère. Tout habillés de cuir noir les membres de ce qui me paraissait être les Hells Angels portaient des casques, le reflet de leur visière leur donnait un air vaguement métallique presque robotique, ils étaient armés de lourdes mitraillettes avec lesquelles ils tiraient sur les passants, la nuit déjà sanglante s’emplissait des cris de leurs victimes et des brefs coups de leurs balles. Je levai les yeux, le ciel n’était plus qu’un vaste braisier enflammé alors que le noir de la place rougissait à son tour. Un crissement de pneus tout près de moi me fit tourner la tête, au pied du promontoire où je me trouvais s’était arrêtée une imposante moto arborant des ailes de feu sur ses flancs, son conducteur tourna sa visière vers moi, sa mitraillette en bandoulière sur ses épaules, et d’un geste lent se découvrit. De longs cheveux blonds se répandirent sur sa combinaison et je reconnus ma sœur. Sa fine silhouette soulignée par l’étroit cuir noir m’apparut alors pendant qu’elle descendait de son bolide en y accrochant son casque, la mitraillette néanmoins pendait toujours le long de son corps frêle. Le menton légèrement levé elle me tendit un visage fermé d’où un regard froid m’auscultait, je n’avais pas bougé. Je fixais ce spectre qui était apparu sans avertissement, je l’avais crue morte, mais elle se tenait là, juste devant moi la mort dans les yeux ; je pensais un moment qu’elle allait tirer, s’armer de sa mitraillette et m’abattre, ce qui aurait ironiquement complété la série de tortures inventée par la mariée blanche pour me faire souffrir, profondément, dans ma chair et dans mon cœur, que ma propre sœur me tue aurait pu être le bouquet final, j’en étais arrivé à un tel état de corruption, de pensées perverses que cette vision me laissa de marbre, je n’aurais même pas ressenti de la stupeur lorsque la balle se serait logée dans ma poitrine – la pourriture souinte de partout, des jointures, des pierres, des réverbères, elle occupe tout mon champ de vision, verdâtre, je suis corrompu – mais elle n’en fit rien et je crus voir les traits de son visage s’adoucir légèrement, ils sont morts, dis-je en serrant les poings malgré le fait que je ne ressentais rien, juste ce vide, un bref étonnement agrandit ses yeux puis elle repris son masque d’indifférence, je sais. Assis l’un à côté de l’autre nous regardâmes la nuit, la rougeur des flammes se reflétait sur nos visages, elle avait changé, je la reconnaissais à peine, mais d’un autre côté peut-être qu’elle aussi me reconnaissait à peine… Elle ne me demanda pas comment ils étaient morts et je ne lui demandai pas ce qui était arrivé à notre mère. Un silence nous enveloppait. Je ne cherchai pas à savoir si c’était Elle qui était leur chef, je le savais au fond de moi-même, peut-être qu’elle avait été envoyée pour me narguer, peut-être que cela lui était égal qu’ils soient morts, peut-être que cela lui était égal que je meure… et puis je sus, elle n’était plus ma sœur… j’avais finalement perdu la raison.

 

L’aube se levait alors que je trébuchais à travers des rues qui s’étaient depuis longtemps transformées en chemins boueux, XVIe siècle, seul un trottoir gris contemporain semblait me narguer – peut-être que tout cela n’était que dans ma tête – mes habits pendaient le long de mon corps amaigri ne me protégeant plus du froid des levers de soleil, grelottant je titubais m’enfonçant dans la vase le dos plié les membres pris de tremblements incontrôlables et chaque pensée semblait prendre des siècles avant d’être formulée dans mon esprit brumeux et chaque sensation paraîssait se dérober à mon corps endormi et pourtant le temps ne passait pas, il s’enlisait et je pleurais, mon regard se perdait dans le vague, aveugle pour tout ce qui l’entourait, je perdais l’équilibre ; je tombai à plusieurs reprises, mes genoux et mes mains s’enfonçaient dans la boue alors que chaque tentative pour me relever devenait de plus en plus veine, je ne voulais plus me relever. Mes doigts enfoncés profondément dans mon cuir chevelu je me roulais à terre, je me crispais dans la saleté, tout devenait flou, sanglots entrecoupés de cris aigus qui s’échappaient de mes lèvres sèches, une seule pensée tournait inlassablement dans ma tête avec une extrême lenteur :

je suis seul

je suis seul

je suis seul

Les visages de ceux qui m’entouraient autrefois me revenaient à l’esprit dans un grand désordre où je n’étais plus capable ni de les nommer ni de les différencier, je ne savais plus qu’une chose, j’étais seul. S’entremêlant à la douleur un sentiment soudain de mépris fit surface d’entre les nuages brumeux de mon cerveau, si fort, si pénétrant que je me redressai d’un coup alors que devant mes yeux je voyais le poignard maculé de sang, la bouche béante d’une gorge tranchée, les balles sifflantes des mitraillettes, puis j’entendis leurs bruits tranchant, claquant dans tout mon corps avec une telle puissance que je me mis à hurler, que je me frappai la tête contre le sol, que j’essayai de m’arracher les oreilles, que je ne voulais plus, que je n’en pouvais plus, que cela devait s’arrêter, que je voulais mourir, oui mourir ! Mourir !

MOURIR !

 

Un grand calme s’abattit sur moi.

 

Dans ma tête les paroles sourdes d’une chanson :

 

Wake me up before I change again

Remind me that I won’t get insane

Tell me why it’s always the same

Explain me the reason why I’m so much in pain

 

Haletant je me redressai péniblement, un goût métallique de sang sur la langue, et vis pendant un bref moment mon reflet dans une flaque d’eau, visage sale et pâle entouré de cheveux presque gris, yeux sombres et vaporeux, pupille dilatée, injectés de sang, cernes noires, lèvres exsangues, impossible de me reconnaître, je détournai rapidement le regard et me remis incertain en marche, mes membres prises d’une soudaine lassitude. Ce n’est qu’à ce moment que leurs silhouettes grisâtres et trainantes se reflétèrent dans mes yeux, il y en avait partout autour de moi, des êtres en loques d’un brun sale, frôlant les murs d’un pas lent le dos courbé, la plupart étaient des femmes, vieilles et frêles leurs cheveux gris sortaient en quelques mèches de l’étoffe qu’elles tenaient serrée de leurs mains osseuses, d’autres se trouvaient être tellement difforme qu’il était impossible de savoir s’il s’agissait d’enfants, vieillis par la faim et la maladie, ou bien d’adultes de très petite taille, tous marchaient du même pas, pliés par la misère et comme hypnotisés vers une seule et unique destination, il en arrivait de partout, telles des âmes errantes ils apparaissaient sortant d’un coin sombre pour se mêler au cortège silencieux, la tête baissée, le visage dans l’ombre ; et bientôt je me vis entraîner avec eux.

 

Je percevais un sentiment semblable planer au-dessus de ces misérables qui faisait étrangement écho à mon propre état d’âme, une sorte d’abattement, de vide, une sorte d’indifférence à ce que la vie peut encore donner… ou prendre ; je marchais parmi eux avec la même lenteur et à chaque pas je sentais mon esprit se vider, mon corps devenir léthargique, chaque émotion me quitter jusqu’à ce que je n’arrivais plus à me souvenir de mon passé, jusqu’à ce que je ne comprenne plus ce que je faisais là, jusqu’à m’oublier moi-même, la seule chose dont j’étais encore conscient n’était plus que l’ombre de ma misère qui se mêlait aux autres destins, perdant toute individualité, se généralisant à tel point que je me mis à considérer le monde dans sa totalité même, la figure de l’injustice, le fardeau qui nous détruisait, qui niait notre envie de vivre, l’ombre dans le coin de notre pensée, l’araignée au plafond, la cicatrice blanche sur la peau brune… ce qui restait à faire était de se remettre entre les mains de cette entité qui nous englobait, de se laisser faire puisque rien ne pouvait être entrepris comme la proie finit par se donner à son violeur, pourquoi lutter puisqu’il s’en sortira de toute façon ? le fil allait être coupé de cette longue patte velue qu’on se débatte ou non et alors nous cesserons de respirer ; je partageais ces pensées, leurs pensées et leurs fardeaux, les rebuts de l’humanité, ceux qui sont toujours laissés en marge, naissant dans la crasse et mourant dans la crasse, je faisais partie d’eux, j’étais eux ; voilà ce que je pensais lorsque je reconnus brutalement la bâtisse devant laquelle nous débouchâmes, il s’agissait de la chapelle. Dans un grand silence elle se dressait devant nous, ses pierres blanches avaient bruni de saleté ce qui la rendait fade et triste, une épave, un cadavre, elle gisait dans une rue boueuse et puante et avait l’air aussi délabrée que ces pauvres âmes qui se dirigeaient en trance vers son entrée béante et sombre, on aurait dit qu’elle les avalait et qu’ils allaient devenir briques, fusionner avec ce gigantesque corps, l’agrandir encore, monstre minotaure insatiable – mythe revisité ou mythe éternel ? – en tout cas il n’y avait plus aucune ressemblance avec la chapelle que j’avais quittée il y avait à peine un jour, temps qui me semblait avoir pris des siècles, je la revis blanche et éclatante perdue au milieu de nulle part moi aussi le cœur léger, je me rappelais son éclat vif, hygiénique et sa pureté, une étincelle de nostalgie me fit tressaillir ; nous passâmes le portique et nous nous retrouvâmes dans l’atmosphère sombre et pesante de ses entrailles, le corps de la bâtisse était beaucoup plus grand que dans mes souvenirs, ce n’était plus une chapelle, c’était une cathédrale – peut-être son fantôme – les voûtes en ogive croisée s’étendaient haut au-dessus de nos têtes, les colonnes se perdaient dans un brouillard opaque par endroit éclairé de quelques rayons lumineux qui traversaient les vitraux teintés de rouge, une atmosphère brunâtre, une forêt sombre de pins taillés par la main de l’homme, les sculptures qui ornaient sa façade s’étiraient dans le vide avec leurs membres déformés, leurs gueules étaient grandes ouvertes hérissées de crocs, leurs yeux écarquillés fixaient le néant, sur un bas-relief le diable montrait ses fesses alors qu’à côté Jésus expirait sur la croix – une mauvaise blague sans doute – au croisement de la nef et du transept se tenait une figure sombre à tête de corbeau, aux premiers coups de cloches qui marquaient midi, alors que très certainement à l’extérieur les colombes sur le clocher s’envolaient blanches vers le ciel, cette apparition mi-humaine mi-corneille se tourna et me fit face me fixant de ses yeux creux puis déploya ses grandes ailes noires et pris son envolée pour disparaître dans les profondeurs des voûtes… les bancs en bois brun clair avaient disparu forçant la foule à rester debout ; il y en avait beaucoup, les silhouettes, aussi sales que l’intérieur de la chapelle, avançaient la tête baissée et leurs bras décharnés étaient tendus vers quelque chose qui se trouvait plutôt au fond à l’emplacement de l’autel mais que je ne pouvais distinguer à cause de ce lourd brouillard qui émanait de grosses bougies accrochées à la façade, le flot de corps humains en trance me poussait lentement vers son centre alors qu’une plainte monosyllabique s’élevait comme une sorte de prière au-dessus des têtes voilées faisant vibrer une longue consonne sourde à travers le vide de l’édifice, l’encens qui alourdissait l’air altérait mon champs de vision me donnant l’impression de me mouvoir au ralenti,

 

un trouble passait

l’aile du corbeau

je ne sentais plus mon corps

je planais

 

autour de moi mes compagnons d’infortune écarquillaient leurs yeux aux pupilles dilatées, la tête renversée découvrant leur cou noueux ils entonnaient le chant hypnotique les lèvres entrouvertes sur le noir de leurs dents.

 

Au milieu de cette foule en délire je titubais.

 

Je suais, ma poitrine s’élevait péniblement à la recherche d’un peu d’oxygène, leurs corps me serraient de près, je sentais leur pourriture, l’air vibrait au-dessus de ma tête, les ombres statuaires se métamorphosaient en songe

 

je délirais

 

et lorsque j’aperçus ce qui remplaçait l’autel une étrange fascination, un tiraillement dans mes membres engourdis par ces lourdes vapeurs qui se faisaient plus denses encore, me poussa à m’avancer. C’était une lugubre sculpture qui ressemblait un peu à une fontaine, un muret fait de grosses pierres brutes entourait un monolithe de basalte d’un rouge presque noir, l’eau sombre et stagnante semblait fumer autour de cet obélisque et sa vapeur s’étendait dans tout le corps, l’équilibre me manquait le réel se faisait irréel, je fis encore quelques pas en chancelant tout en me retenant aux épaules décharnées de ces êtres qui m’entouraient et je vis les têtes accrochées, presqu’enfoncées dans la roche, leur peau n’était plus qu’un cuir noir et ridé alors que leurs yeux troués fixaient obstinément le vide, ce vide… je me passai une main tremblante sur mon front moite, mais je ne pouvais réprimer une envie pressante de les toucher, je me penchai tout en me tenant au muret au-dessus de l’eau visqueuse et étendit un bras lorsqu’un rire strident rompit notre état de transe. Près de l’entrée, au fin fond des brumes, elle se trouvait dans sa robe de mariée blanche, ses cheveux noires lui tombaient en bataille sur ses minces épaules, et à ses côtés sa mère, une grande silhouette sombre avec ces taches rouges qui désormais me firent penser à du sang, me regardait les bras croisés, à leur vue mon esprit se glaça ; eh bien tu as des affinités avec les chiens galleux maintenant ? je ne sais pas si tu t’es déjà regardé mais tu as l’air miséreux, un vrai fou…comme moi ; à ces mots sa mère sortit de son immobilité, secoua sévèrement la tête et gratifia sa fille d’un air méprisant avant de s’adresser à moi, pour une fois ma fille à raison, elle est complètement folle et même détestable, elle n’est pas capable de mesure, elle pousse son entourage jusqu’à l’usure, elle ne vit que par démesure, elle ira même jusqu’à se détruire elle-même, toute cette mascarade… d’un large geste elle me désigna… je n’aurais jamais agi comme cela mais le serpent a tendance à mordre sa propre queue, on a tous tendance à mordre notre propre queue, en cercle ça tourne et ça retourne et te voilà, toi, tu lui ressembles désormais, ce qui est fait est fait, n’est-ce pas ?… l’heure a sonné mon cher, tu as entendu son tintement ? ding dong ding dong haha ça te reste dans la tête pas vrai ? on ne peut plus l’oublier après, c’est comme une danse macabre, en cercle ça tourne et ça retourne, ça retourne mais moi ça ne m’amuse plus de te voir danser sur la pointe de ma lame, je crois bien qu’il va falloir y mettre un terme… je m’excuse donc à l’avance pour ce que cette bête va faire, j’aurais dû peut-être m’y prendre autrement quand j’en avais encore le pouvoir mais de toute façon elle n’a jamais été ma fille, je ne l’ai jamais voulue, ce n’était qu’un corps étranger en moi, une tumeur qui a gravé à jamais son sang en moi, c’est en moi qu’elle s’est nourrie, en moi puis je l’ai donnée au monde et je n’ai pas compris comment, peut-être que j’aurais dû la tuer… alors bats-toi si tu en as encore le courage ou meurs c’est comme cela que les choses sont… Toutes les deux parlaient en même temps, sourde l’une pour l’autre, avec la même froideur, le même sarcasme avec la même haine qui m’emplissait de ses accents douloureux sans que j’en ressente les coupures ni même en comprenne le sens ; leurs paroles s’entrecroisaient et résonnaient dans le vide de la chapelle et c’est là que je  pris conscience du silence soudain qui m’entourait, les plaintes déformées s’étaient tues. Et tous me regardaient.

 

***

 

De leurs visages décharnés, presque squelettiques, leurs yeux vagues me fixaient obstinément sans avoir l’air de percevoir ce qu’ils voyaient, ils me firent penser aux têtes enfoncées dans la roche, dénuées de toute expression et de toute volonté comme des zombies ou des somnambules poussés par une entité au-dessus de la leur, contrôlés par un sur-moi qui n’était plus le leur… un frisson me parcourut qui me sortit lentement de ma léthargie alors que je commençais à comprendre : ils avaient formés un cercle, un cercle autour de l’obélisque dont j’étais le centre. Je parcourus les pierres du regard, il n’y avait plus d’issues, tous ces spectres étaient tournés vers moi debout serrés l’un à côté de l’autre, le corps un peu redressé, résolus, comme un chien l’est pour son maître, je compris qu’ils n’allaient pas me laisser passer. L’entrée se trouvait grande ouverte, un éclat de lumière brillait sur les dalles et quelques bruits de la rue me parvenaient comme une musique lointaine, un souffle de vie désespéré m’emplit, dans une aspiration haletante ma poitrine s’ouvrit douloureusement, je me souvins soudan très clairement des visages des morts et ils tracèrent en moi un vide profond, tout mon être se révolta alors contre ce néant d’inconscience, mon cœur qui cessera de battre sans plus aucune douleur, mes pensées arrêtées dans leur danse macabre, la sensation d’être évaporée dans la nuit noire, évanouissement total… alors que la vie criait ! soufflait son intensité dans tous mes membres, s’accrochait à ma carcasse, me hurlait à la gueule ! et devant ces morts-vivants qui me fixaient, un déchirant besoin d’air me fit l’effet d’étouffer. Près de la sortie elle étira finalement son bras droit au-dessus de ses cheveux noirs, une chair aussi blanche que sa robe, crispa ses doigts comme lacérée d’un soudain éclaire de douleur et hurla ! d’une voix démentielle, d’un cri vif de vipère ! Tuez-le, tuez-le ! il est tombé dans le piège, sa vie s’étouffe avec lui, bientôt un corps flasque, une charogne transpercée comme un vieux torchon et je serai délivrée, et je serai libre ! tuez-le Tuez-le ! Ses yeux écarquillés de folie, son visage décomposé en masque grimaçant, son corps brisé d’hallucinations ! Elle se pliait sous le fardeau de sa haine, elle se crispait traversée de spasmes maladifs et autour de moi ces formes, squelettiques, ces vielles femmes, ces enfants dépéris, sortirent de leur guenilles un poignard. Tous tendaient leur bras droit au-dessus de leur crâne, leurs muscles se tendaient, préparaient à l’avance la force de l’impact, leurs doigts serrés autour du manche, les lames métalliques scintillant dans la pénombre, leurs yeux grands et noirs et vides me fixant avec l’ordre de tuer, ils s’avancèrent. Le cercle se refermait autour de moi sous les cris haineux de la mariée, alors que sa mère avait à peine bougé, le visage impassible, le regard rivé sur la scène devant elle. Une panique brûlante m’emplit alors que quelques mains décharnées se tendaient lentement à quelques centimètres de moi leurs griffes se refermant sur le vide avec la force de pinces d’aciers pour s’ouvrir tout de suite après et se tendre encore plus proche s’étirer encore plus loin un véritable mouvement de foule qui me serrait qui me pressait sous les cris transformés en hurlements d’extase emplissant chaque coin de vide de néant s’immisçant à travers mon être une plaie béante un supplice poussant leurs sujets vers des assauts toujours plus violents toujours plus extatiques ! comme paralysé par ces cris je ne pus que trébucher de quelques pas arrachant mes vêtements des poignes qui me tiraient vers eux, incapable de formuler une seule pensée, incapable de résister à l’appel du trou noir, à l’attraction du néant et soudain mon dos heurta le bord de la fontaine. Baigné de sueur, pris au piège comme un rat, je me retournai d’un geste désespéré et vis les regards des centaines de têtes naissant de la pierre qui me fixaient de leurs orbites vides. Aucun raisonnement ne me traversa, mes pensées paralysées, ma conscience évanouie, seule une peur acide face à la mort guida ma main et la posa – au moment où le premier poignard transperce vivement l’omoplate – sur l’une des momies dont les pleurs rouges se mêlaient au sang de la fontaine. J’eus à peine le temps de ressentir ce coup de poignard dans mon dos que mes doigts s’enfoncèrent dans la chair noire, dans cette pourriture molle et une énergie me traversa comme un flux électrique. Une profonde brûlure crispa mes membres, m’arracha un cri jouissif entre douleur et plaisir masochiste et mes sens se dilatèrent au delà du monde physique, ma conscience s’éleva au delà de mon enveloppe charnel engloba l’entièreté des entrailles de la cathédrale et je VIS :

 

les spectres, à terre comme prosternés devant leur nouveau souverain ou leur nouveau dieu, leurs poignards devenus noirs, leurs crânes luisant d’un éclat de jouvence, leurs yeux animés d’une nouvelle vie éclairée par mon regard ; moi, les jambes immergés dans l’eau poisseuse de la fontaine, le bassin crispé contre la pierre rugueuse du monolithe, mes yeux révulsés et mon visage déformé par une haine cannibale lave dans mes veines, mon être empoisonné devenu aussi sec et sombre que ces têtes ; la mariée, tout au fond de l’édifice, perdue dans son délire de vengeance riant en hurlant les yeux clos aveugle à ce soudain revirement de situation et au centre même de cette cathédrale je me vis tendre une main libre, décrépie et crochue, pointant avec l’index sur une silhouette blanche à l’autre bout de la cathédrale ; j’avais trouvé ma victime.

 

D’un coup ils se relevèrent, mus par des fils invisibles qui émanaient de mon esprit, la mariée ouvrit les yeux dans un éclair instinctif et son regard horrifié me trouva. Lentement ils firent volteface une armée d’esclaves brandissant haut leurs poignards où la future tache de sang frais visqueux me fit déjà jouir. Elle recula d’un pas incapable vraiment de saisir le changement de situation.

 

Ils firent un pas.

 

Elle hurla de peur et de colère, tendit plus vivement sa main pour reprendre le contrôle, pour les faire changer de direction.

 

Mon emprise se raffermit.

 

Un affreux rictus découvrit mes dents d’où suintait la mort, ils continuaient d’avancer.

 

Alors son arrogance s’effrita au plus profond d’elle, son visage masque froid et aliéné se fendit de larmes de rage qui se mirent à couler le long de ses joues, elle s’acharnait à s’opposer, à se composer, elle s’épuisait à transpercer ma barrière, elle s’égosillait à leur hurleur des ordres, TUEZ-LE TUEZ-LE, utilisant tout son corps, toute son énergie, toute sa puissance pour leur sommer de s’arrêter, de me tuer moi mais la peur marquait désormais son visage, la peur et le dénuement, elle n’étais plus qu’une petite fille prise au piège, une fourmis et moi j’étais le géant tout-puissant !

 

La porte grande ouverte fut bientôt barrée par une masse de spectres alors que sa mère s’était mise à l’écart, le visage empreint d’une grande attention, lentement, ils s’avançaient comme s’ils devaient d’abord résister à un mur invisible mais ils s’approchaient, inexorablement, elle se fatiguait, n’articulaient plus que des monosyllabes aux accents désespérés, puis l’un des tueurs agrippa un pan de sa belle robe blanche et elle poussa un cri d’horreur, se débattit, j’enfonçais les doigts plus profondément dans la chair sèche, sentis un liquide poisseux me couler sur la peau alors qu’une main affreuse – ma main ! – frappa fort à travers le tissu, plongea son arme avec violence à travers sa peau, ses muscles, ses tendons, ses os ! le sang gicla en grosses gouttes, rougit tout ce blanc qu’elle avait arboré avec une si grande fierté, un son infâme haut aigu d’être torturé me déchira les tympans et ils se retrouvèrent tous sur elle, levant et rabaissant leurs poignards pourpres comme un boucher, comme un travailleur à la chaine entrecoupé seulement des cris de leur proie, ces cris, métamorphosés l’espace d’un instant en calvaire humain, ses cris, gravés dans mon souvenir qui me hânte la nuit, ces cris se turent :

 

elle n’était plus qu’un tas de viande enterré sous mes coups qui résonnaient dans ma tête comme la plus délicieuse des délivrances

 

J’étais délivré, j’étais libre ! enivré de ces paroles cruellement belles, enfin défait de cette prison d’agonie je pus à nouveau respirer ! une profonde bouffé d’air emplit mes poumons, traversa chaque recoin de mon être alors qu’au fin fond de cette sombre cathédrale un esclave se détacha du groupe, ne pouvant plus assouvir ses ordres sur cette charogne inerte, et frappa d’un coup la grande femme noire au visage de pierre qui avait de ses minces yeux observé le meurtre de sa fille, avec dédain, le poignard s’enfonça dans sa poitrine et elle s’écroula avec un léger étonnement sans prononcer une parole, trop absorbée à savourer sa victoire finale son triomphe filial… son sang ne se vit même pas sur sa robe tachetée de rouge ou peut-être n’en avait-elle pas, si sèche que tout liquide s’était depuis longtemps évaporé des pores de sa peau pour s’éterniser comme unique preuve de son manque d’amour sur le noir de son habit – ou était-ce plutôt la preuve de sa propre souffrance, trop longtemps enfouie dans ses entrailles ? –… je me mis à rire d’une voix rauque et détraquée, j’étais vide, si vide… puis ma main se détacha du crâne et le flux presque électrique qui avait été la cause de mon ivresse sous tension cessa d’un coup d’irriguer mon corps me laissant faible, vain… je fis quelques pas chancelant vers les deux corps, aperçut les lambeaux blancs se mélanger à la chair sanglante et tombai à genoux le corps secoué de douloureux sanglots, je les avais tuées, je les avais assassinées, tout était fini…

 

Et puis j’étais dans un tableau. Seulement je ne le voyais pas. Je n’étais qu’un personnage dont l’épuisement hagard allait réveiller des questions dans les esprits des visiteurs, des questions auxquelles peut-être je n’arriverais même plus à donner des réponses… Je marchais. Et je ne voyais pas le trottoir gris, ni la femme au tablier sale, ni les maisons en pierre et en bois, ni le linge suspendu aux balcons, ni le ciel qui s’étirait profond et bleu au-dessus de moi. Je ne voyais que de la boue où mes jambes traînantes s’enlisaient constamment, je ne voyais que du sang dont le souvenir titubant continuait à me hanter, je ne voyais que mon crime qui m’avais laissé dans une solitude meurtrière. Tout était fini. Mais je continuais à avancer sans savoir où j’allais, je ne sentais plus rien, j’étais le vide béant, le crâne dans la pierre… une mélodie, très claire et très belle, infiniment complexe et triste, résonna dans ces rues du XVIe siècle. Je relevai la tête, tiré de ma torpeur par ces sons si doux et si vifs en même temps qui se mirent à résonner en harmonie avec ce sentiment que je n’arrivais plus à saisir à travers les ruines de mon esprit, que je ne parvenais plus à nommer : la souffrance haute et langoureuse d’un deuil. Je m’arrêtai, les larmes aux yeux, sans m’en rendre compte. La mélodie venait d’une petite maison dont la fenêtre du rez-de-chaussée était ouverte, je m’approchais à l’affut et vis un petit garçon de dix ans peut-être qui jouais du violon accoudé au rebord, je reconnus une œuvre dont j’avais connu la mélodie il y avait des années, une autre vie, claire et triste et douce, mélancolique, un battement d’ailes – l’aile du papillon – au plus profond de moi s’éveilla et se secoua sous les flots de cette musique : je me mis à pleurer, calmement, les larmes roulaient lentement le long de mon visage immobile à l’écoute de cette vérité sonore, universelle, immuable, de cette vérité qui échappe toujours aux paroles. Un homme vint à la fenêtre, posa une main délicate sur l’épaule de l’enfant et leva son regard bienveillant, si triste pourtant, sur ma piètre silhouette. Je reconnus le père de la mariée blanche et le mari de la femme au sang noir, sans étonnement, le violon chantait toujours et ses longues notes m’apaisaient tristement. Il me regarda puis sourit d’un air désolé, sa voix était douce comme un chant, je sais ce qui t’est arrivé et j’en suis navré, une si jeune âme ne devrait pas connaître pareil tourment, pareil déluge ; mais moi aussi en ce jour je plains la mort de ma femme et de ma fille, ta famille est morte par leur faute et tu les as tuées ; oublions ces haines et ces vengeances, mon fils ne joue pas seulement pour sa mère et pour sa sœur mais pour tous les êtres, alors viens, entre chez nous et reste s’y, tu auras retrouvé une famille et nous un enfant perdu, viens et oublie tes recoins d’ombres, viens et écoute la tristesse du monde. Et il se retourna, entraînant doucement l’enfant à ses côtés, des cloches tintaient dans le lointain, la rumeur du vent bruissait vivement dans le feuillage des arbres et j’enjambais la fenêtre, fermis les volets, tirai les rideaux ; perdu dans le vaste ciel le soleil se couchait.

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