Petit Poulpe Brun

Par Milyana

 

  - Davy Jones et Petit Ours Brun ? Mouais, non, je ne vois pas.  

  - Alors quoi, tu abandonnes ?

Le sourire narquois de Lucas fait naître en moi un élan de fierté légèrement revanchard qui m’incite à persévérer.

  - Voyons … les tentacules lui donnent plein de bras pour … ne rien faire du tout. Vu son rythme cardiaque, un second cœur serait totalement inutile, et les ventouses n’en parlons pas. Non, vraiment, aucun intérêt. L’inverse marche mieux.

  - … Encore raté, donc ?

  - Eh oui. Que veux-tu, la science est lente à progresser …

Lucas agite sa cuillère dans son frappuccino au lait d’amande, l’air déçu mais songeur.

  - Dis ?

  - … Mmh ?

  - Ça fait combien de temps, qu’on joue à ce jeu ?

  - Aujourd’hui tu veux dire ? Ou en tout ?

  - En tout.

  • Mmh … laisse-moi réfléchir.

Je prends une gorgée de chocolat chaud et savoure la tiédeur du liquide sur ma langue. Cette boisson figure (selon mon humble avis) parmi les meilleures inventions de l’humanité, juste après Woodstock et les canards en plastique. Je fais semblant de compter sur mes doigts, avant de répondre à sa question par une autre question.

  - Depuis quand est-ce qu’on se connaît ?

  - … Huit mois, environ.

  - Alors huit mois.

  - Ah. C’est long. Et court à la fois.

Je soupire pour la forme, reconnaissant dans cette réponse ahurissante de vacuité l’expression même de la relation conflictuelle que l’Humanité entretien avec le Temps depuis toujours.

  - Comme tu dis. C’est long pour nous, court pour la science. M’est avis qu’on ne trouvera pas avant un bout de temps.

  - … Mince. Et moi qui espérais me payer des vacances avec l’argent du brevet …

Je ricane malgré moi.

  - Mon pauvre ami, encore faudrait-il que quelqu’un accepte de payer pour ledit brevet !

Nullement désemparé, le pauvre ami rejette les épaules en arrière avec fierté.

  - Mais le monde entier voudra payer ! Ce sera une avancée majeure pour la science, voyons ! Quel scientifique digne de ce nom n’a jamais rêvé d’être le premier à découvrir la Relation de Profit Mutuel du Croisement Animalier Inter-milieux ?

Car tel est le nom de notre jeu, que dis-je, notre ambition et notre rêve. Trouver un duo d’animaux qui profiteraient autant l’un que l’autre du croisement de leurs deux espèces. Mais pour corser le tout, ils doivent être de milieux différents : un animal aquatique et un animal terrestre. Voilà voilà. Pas de jugement  les enfants, chacun ses hobbies (est-ce que je vous demande, moi, combien de pièces ont vos puzzles ? Non. Bon, alors.). Cela dit, le nom laisse à désirer. Je vous l’accorde. On en cherche un plus court, et plus prononçable une fois siglé (faut-il vraiment que vous explique ce que « siglé » veut dire ? Faites un effort, allez. Vous pouvez comprendre tout seuls. Je crois en vous … sauf les mardis et le jours fériés. Alors soyez gentils, lisez ça un jeudi.).

 

Mon désabusement doit se lire sur mon visage car Lucas change son fusil d’épaule.

  - Mouais non, tu as raison, ça n’intéressera pas grand monde à l’heure actuelle. Mais un jour peut-être, dans un futur pas si lointain, le destin de l’humanité dépendra de la capacité des poulpes à fusionner avec les ours et à ce moment-là, nos travaux nous vaudront la reconnaissance éternelle de tous.

  - … Sauf des ours, du coup. Puisque les poulpes gagnent à prendre d’eux, mais pas l’inverse.

  - Rhaa, tu m’énerves ! Je ne sais pas ce qui est le pire : que tu aies raison, ou que tu me le rappelles …

Nous finissons nos verres le sourire aux lèvres et mon voisin, peu rancunier, paye galamment l’addition avant de m’inviter à le suivre d’un signe de la tête. Le temps d’enfiler ma veste, il s’est déjà éloigné du café et il me faut quelques enjambées pour le rejoindre. Nous marchons en silence quelques temps, côte à côte, les yeux plissés face au soleil de cette fin de matinée. Nous tournons à gauche, à droite, encore à droite et bientôt je ne reconnais plus les immeubles qui m’entourent.

  - Euh, Lucas ? On va jusqu’où comme ça ?

Il me regarde comme s’il avait oublié ma présence, et pendant quelques secondes je me dis que c’est sans doute le cas. Puis il secoue la tête et lance d’un ton nonchalant :

  - Nulle part, partout. Aucune idée. Ça te dit ?

Ce type est étrange. Je le dis au cas où vous n’auriez pas déjà remarqué. Il faut déjà être sacrément perché pour me suivre dans mes délires, mais alors lui bat tous les records.

  - … OK. Et c’est loin, « aucune idée » ?

Un fin sourire se dessine sur ses lèvres.

  - Peut-être, oui. Il faut au moins ça pour se perdre.

Il a l’air content de lui, sans que je sache trop pourquoi, et ça m’agace un peu. Une tape amicale sur l’épaule, dénotant tout de même d’un sens de l’amitié musclé, lui fait comprendre ma frustration et il se décide à m’éclairer.

  - On marche jusqu’à ce que l’on se perde, c’est ça le but. Quand on ne sait plus du tout où l’on est ni comment rentrer, on s’arrête.

  - Euh … Et ensuite ? On se fait passer pour des orphelins dans l’espoir qu’une famille riche et aimante nous offre le gîte et le couvert ad vitam aeternam, nous léguant sa fortune au passage ?

Il lève les yeux au ciel, mais sourit franchement cette fois.

  - Mais non. C’est plus … philosophique. L’intérêt, tu vois, c’est de devenir étranger à ton propre quotidien. De retrouver le goût de la découverte, l’attrait de la nouveauté, l’angoisse de la désillusion. On se perd un peu pour se réinventer, au final.

Je vous ai dit que ce garçon était étrange ? Au temps pour moi, oubliez ça. Il est carrément fêlé.

  - Je vois. Et sinon toi, ça va ? Tu n’as pas un peu chaud ? Une insolation est si vite arrivée, on marche innocemment et d’un coup, paf ! On tient des propos incohérent en entraînant des jeunes filles innocentes dans des ruelles désertes …

  - Ah-ha, très drôle. Excuse-moi de tenter de m’élever spirituellement …

La diatribe ironico-philosophique qui s’annonçait est interrompue par la sonnerie de mon téléphone. Je décroche avec bonheur, bénissant d’avance mon interlocuteur de m’épargner un énième discours passionné sur la nécessité de fuir son propre soi. Un silence au bout du fil répond à mon « allô ? », et me renseigne par la même occasion sur l’identité de mon sauveur.

  - Charlie ?

  - …

  - Ohé ?

  - … Faut que tu rentres.

  - Quoi ? Pourquoi ?

Le désespoir que je perçois dans sa voix m’interpelle.

  - … S’te plaît, rentre.

  - Charlie, tu me fais peur. Qu’est-ce qu’il se passe ?

À côté de moi Lucas, soudain sérieux, scrute mon visage, et je réponds à ses questions muettes par un haussement d’épaules expectatif. Le souffle de Charlie dans le combiné ne parvient pas à masquer les bruits à l’arrière-fond, patchwork auditif de « blong » et de « sclangs » pour le moins inquiétants.

  - …  Charlie ?

C’est d’une voix apeurée que mon aînée me répond.

  - C’est Laura …

  - Quoi, Laura ?

  - Dans la cuisine, elle … Elle remet ça …

  - Oh bon sang !

Je raccroche en vitesse et cherche sur mon portable le chemin le plus court pour regagner l’appartement. Lucas, inquiet, me fixe sans un mot, mais je n’ai pas le temps de lui expliquer.

  - Faut que j’y aille, y’a une urgence de catégorie quatre chez moi. Ma sœur a … Je t’expliquerai.

Je le plante sur place et pique un sprint, mon téléphone-devenu-boussole à la main, courant à perdre haleine dans les rues presque vides. Je m’en veux d’abandonner Lucas de la sorte, mais il n’était pas encore là quand ça s’est produit la dernière fois, et lui raconter prendrait trop de temps. Je ne m’en fais pas trop, il n’est pas du genre à me reprocher de faire passer la vie de ma famille avant une promenade entre amis.

Je commence à reconnaître les bâtiments qui m’entourent. La supérette devant laquelle je passe en trombe n’est qu’à quelques rues de chez moi, je ne suis plus très loin. Les mots de Charlie résonnent en boucle à mes oreilles. « Laura … dans la cuisine … ». Je serre les dents. Pourvu que j’arrive à temps ...

 

 

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Prudence
Posté le 04/07/2020
Bon, c'est officiel : j'adore !
C'est drôle, c'est comique... Pas beaucoup de descriptions de Lucas, mais pas besoin ! Pour le coup, les dialogues sont super, franchement. Lucas (pourquoi porte-il un fusil ? - c'est un chasseur ?) m'a l'air charmant ! Et l'héroïne que dire ? Super humour et sacré sens de l'ironie, ma foi !
On se demande ce qu'il se passe avec Laura... Aïe, aïe, l'heure est grave !
Tu as un style très agréable à lire, je n'ai qu'une envie : lire la suite !

Microscopiques étourderies :
-le jours fériés (les)
-et il y a un point à la place d'un tiret devant une réplique.

A bientôt ! ^^
Milyana
Posté le 06/07/2020
Un grand merci, Prudence, pour ta lecture et ton commentaire !
Je suis heureuse que mon histoire te plaise.
La description de Lucas arrivera dans un prochain chapitre ;)
Quant au fusil, c'est expression : changer son fusil d'épaule signifie changer d'avis, se raviser.

Merci d'avoir signalé les coquilles, je les corrigerai dès que possible.

Au plaisir de te lire,

Milyana
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