Perce-neige

Par Sabi
Notes de l’auteur : Cette histoire cherche à transcrire des émotions que cette musique retranscrit à la perfection sur Youtube : The Hobbit (Part 3): 'Lament For Thorin' by Eurielle (Inspired by J.R.R. Tolkien) - Lyric Video

« Dis, tu sais, moi, j’aime bien les perce-neiges. »
Ce furent les premières paroles que j’entendis de la part de Tomoe, ce matin de mars pluvieux.
Elle était accroupie devant un parterre de fleurs, de ce fait, je ne voyais pas son visage, uniquement ses longs cheveux noirs et lisses tombant jusqu’à la taille protégés par le petit parapluie en toile jaune qu’elle tenait de la main droite.
Je ne faisais alors que passer dans la rue, en route vers je ne sais plus quelle banalité. Je n’aimais pas particulièrement la pluie, mais je ne la détestais pas non plus. C’était donc une journée qui s’annonçait morne et plate, comme d’habitude.
Je ne compris pas tout de suite ce qu’elle venait de me dire. J’étais d’une part étonné qu’elle m’adressât la parole, à moi un parfait inconnu, d’autre part, je trouvais particulièrement incongru et surréaliste que l’on vienne me parler de perce-neiges, fleurs auxquelles je ne m’étais jamais intéressé particulièrement.
Je n’étais qu’un simple passant m’en allant Dieu sait où, et pourtant, Tomoe m’avait adressé la parole. Comme si elle savait qui j’étais avant notre rencontre, et qui je serais plus tard. Comme si elle savait que j’étais quelqu’un de bien.
Tomoe m’avait-elle choisi spécifiquement ? Cette question, je me la poserais souvent par la suite.
« Et pourquoi ? »
C’était la seule chose que je pouvais répondre sans que cela soit déplacé. Qu’aurais-je pu répondre d’autre que cela ? L’ignorer ? Mais la surprise était trop grande pour faire comme si je ne l’avais pas entendu. Et cette affaire de perce-neiges me turlupinait trop pour ne pas en savoir plus.
À cette réponse-question, Tomoe tourna légèrement la tête, me révélant un regard sombre, sans fond. 
« Toi, tu es différent des autres. »
Puis, reportant son attention sur le parterre de fleurs, elle répondit à ma question :
« Ce sont les premières fleurs à surgir de terre. J’ai toujours pensé qu’elles étaient comme l’espoir de la vie après la mort. »
À cela, je ne sus que répondre. Une part de moi, cynique, avait envie de se moquer d’elle et de son côté poétique naïf. L’autre était juste secouée, désarçonnée. Tomoe ne devait pas avoir plus de 25 ans, un âge où ce genre de choses était tellement imperceptible qu’il était tout simplement impossible d’y penser. Qui était-elle pour me parler de cela ? Sur cette interrogation, mon être entier convergeait.
Une voiture passa sur ma droite, faisant hurler son moteur, assourdissant. Je fis quelques pas et me portait à ses côtés, regardant dans son ensemble le parterre. Dire que j’étais un amateur en matière de fleur était déjà une exagération. Je ne savais pas du tout à quoi pouvait bien ressembler un perce-neige. Pourtant, il m’apparut très rapidement qu’il ne s’agissait que de fleurs en plastique. Me tournant vers elle pour lui faire part de mon léger agacement devant son attitude très emprunté, je remarquai alors qu’elle me regardait, dans l’expectative, un air curieux dans les yeux.
« Tu ne voudrais pas par hasard faire quelques pas avec moi ? »
J’étais déjà profondément perplexe et intrigué par cette femme étrange, pourtant, cette proposition qu’elle me fit alors ouvrit un abîme encore plus grand de perplexité.
« Vous êtes définitivement quelqu’un d’étrange. »
Devant mon absence de refus, Tomoe dut se dire que cela revenait à une acceptation de ma part. Aussi se releva-t-elle et me saisit le bras sans que je le lui eusse proposé.
Instant de gêne et de trouble de ma part. Bien qu’ayant alors déjà presque 28 ans, j’avais vécu pour l’essentiel une vie de célibataire. Ceci étant, je n’étais pas le moins du monde habitué aux femmes, et encore moins à ce que celles-ci me touchassent. Son contact et encore plus, la douce chaleur de son bras fin mais vigoureux éveillèrent un trouble doux et mélancolique dans ma vie émotionnelle.

Jusqu’alors, j’étais un être pour le moins froid, tourné vers la réflexion et la pensée. Une sorte d’apprenti philosophe, spéculant sur ce qu’était la vie et son sens. Ce n’était pas que je méprisasse les émotions, mais évitant naturellement les contacts humains, je n’étais pas le genre d’homme à en ressentir beaucoup. 
J’étais si fragile. Si désespérément sensible aux émotions que ce qui serait un soubresaut pour un autre serait un véritable tremblement de terre pour moi. Devant le monde violent et sans pitié qui s’offrait à moi, quelqu’un pourrait-il me blâmer d’avoir fait le choix de me construire une forteresse de solitude ? N’était-ce pas là un choix compréhensible et surtout valable ?
Mais Tomoe et ses perce-neiges n’eurent besoin que de quelques secondes pour passer tous mes murs de protection et me toucher. Aucun homme n’est fait pour vivre sans la compagnie de l’autre. C’est un besoin vital que tout le monde ressent à un moment ou à un autre. Mon être profond le savait. Et moi, me voilant la face, je faisais semblant de ne pas l’avoir vu, de ne pas l’avoir remarqué.

La suite fut somme toute d’une grande normalité. Attirés l’un à l’autre comme un papillon l’est par son perce-neige, nous restâmes ensemble pendant quelques mois. Elle me fit découvrir les joies du shopping accompagné tandis que je lui faisais découvrir la beauté d’un instant silencieux. 
Lorsque vint pour moi le temps de la demander en mariage, je me rendis dans une bijouterie et achetai une bague toute simple, mais évocatrice : un perce-neige comme ornement. Il s’avéra par ailleurs que mon choix fut le bon, car ce fut les larmes aux yeux et un petit sourire au coin des lèvres qu’elle accepta et la bague et la proposition, debout à côté du parterre de notre première rencontre. Notre mariage fut célébré le mois suivant dans une atmosphère plutôt intime et chaleureuse.

Vous pourriez me reprocher mon manque de description des événements. Mais je vous répondrais en retour qu’il n’y avait rien de particulièrement spécial qui valait la peine d’être décrit. Et là justement résidait le charme de ce que nous vivions. C’était une vie normale, absolument banale, dont tout le monde pouvait faire l’expérience. Les jours se succédaient, les uns après les autres. Ensemble. Et c’était ma foi tout ce qui importait. Le bonheur apaisant du quotidien. Nous étions simplement là l’un pour l’autre, à nous soutenir.

Un an passa ainsi, dans cette douce atmosphère. Ce jusqu’à ce que la maladie frappe à notre porte. 
Nous étions alors dans notre petit appartement du quartier tranquille que nous avions acheté juste après notre mariage. Nous étions en train de cuisiner. Tomoe s’occupait des légumes, tandis que je m’occupais de la cuisson des nouilles. (Il me faut préciser mon végétarisme. Ainsi, nous n’achetions pratiquement pas de viande ou de poisson). Ces dernières étaient presque à point lorsque j’entendis un bruit dissonant parmi celui du bouillonnement de l’eau. Une toux, rauque et dur, à n’en plus finir. Bien entendu, je me retournai immédiatement, et vit Tomoe la main gauche sur sa poitrine, la droite élevée à la hauteur de sa bouche. Des tâches rouge sombre en assombrissaient le grain de sa peau.

« Votre épouse est atteinte d’une maladie congénitale. Celle-ci affaiblit peu à peu ses bronches. Viendra un moment où elle sera dans l’incapacité physique de respirer. »
Ceci fut très exactement ce que le médecin dans son bureau de consultation très sophistiqué me dit après avoir consulté le dossier médical de Tomoe. Cela faisait maintenant un mois que l’incident était survenu dans notre cuisine. Depuis, la toux de Tomoe était devenue peu à peu quotidienne. M’inquiétant de plus en plus, je pris la décision d’aller voir son médecin traitant.
Le choc que je reçus à ces mots fut comparable à un ouragan qui fit chavirer la barque dans laquelle je me trouvais. Je n’aimais pas perdre mon temps. Si le médecin me disait que cela finirait ainsi, il était inutile de se débattre à lutter contre la vérité, même si celle-ci était insupportable. Ma chère Tomoe était malade, et elle allait bientôt en mourir. Je sentis les larmes commencer à couler sur mes joues. Ce fut alors que la voix du médecin me parvint alors, comme assourdie par le brouillard.
« Monsieur, vous n’êtes pas au courant ? »
Le ton de sa voix était surpris et surtout peiné pour moi. Il compatissait. Je relevai un regard perdu et rencontrai le visage fin et nerveux du docteur. Il devait avoir dans la quarantaine, et pourtant ses cheveux courts commençaient à blanchir. Dans peu de temps, il aurait les cheveux gris. Son regard était empli de pitié.
« Pourtant, nous avons détecté cela il y a maintenant plus d’un an. »

Je repartis chez nous, totalement hébété, comme dans un rêve. Tomoe allait mourir bientôt. Tomoe le savait. Tomoe me l’avait caché. Ces pensées tournaient en rond dans ma tête, déchainant les tremblements de terre et les ouragans en moi. J’avais du mal à avancer à travers mes larmes silencieuses. Il faisait beau, pourtant, ce jour là.
Arrivé devant la porte de notre appartement, je ne pus me résoudre à entrer. Je n’étais pas en état de le faire. Je souffrais bien trop pour pouvoir la regarder dans les yeux. Je m’assis plutôt sur les marches de l’escalier et regardai dans le vide.
Les larmes avaient eu le temps de sécher depuis. Elles m’avaient laissé seul avec ma douleur. Le choc était passé, et mon esprit était maintenant absorbé par mes souvenirs de ma vie avec Tomoe. Je me souvenais de tous les moments agréables comme moins agréables que nous avions passés ensemble. Je me souvenais de son sourire. Jamais éclatant, mais toujours sincère. Un sourire délicat comme un perce-neige... Je comprenais désormais mieux pourquoi elle aimait cette fleur, ainsi que le sens caché de sa phrase. Elle se savait alors mourante.
J’étais tombé amoureux d’une jeune femme en train de mourir. 
Lorsque cette pensée me vint à l’esprit, je la trouvai tout d’abord très ironique, et elle me dit sourire quelques secondes. Puis, elle me remplit d’une sorte de joie très étrange. J’ignorais qu’elle était mourante ; je n’avais pas conscience de cette partie d’elle, pas une seule seconde. Et pourtant, c’était bien de cette Tomoe là dont j’étais amoureux : celle qui savait qu’elle se mourait. En d’autre terme, j’étais parvenu à l’aimer en dépit de cela, et même surtout grâce à cela.
Parvenu à cette conclusion, bien que ma douleur de la perdre prochainement n’eût pas disparu, elle côtoyait désormais la joie profonde d’aimer en dépit de tout. Cela suffit amplement à me donner la force de me relever. Je descendis alors chez le fleuriste y acheter un pot empli de perce-neiges que je lui offris aussitôt.

Je pense que par ce geste, elle comprit que j’avais appris d’une manière ou d’une autre sa mort prochaine. Je n’avais pour ma part pas la moindre envie d’aborder de vive voix ce sujet. Il n’y en avait pas besoin. 
Devant mon silence sur le sujet et mon attitude exempte de tout reproche et, bien au contraire, encore plus aimante et prévenante, Tomoe sembla s’épanouir comme une fleur aux pétales délicats et éphémères. Au cours des six mois qui suivirent, je la voyais embellir au fur et à mesure que son état empirait. Son visage s’affinait, ses cheveux devenaient chaque jour d’un noir plus profond, ses membres devenaient encore plus fins, faibles et pourtant incomparablement gracieux à mes yeux. Même sa façon de tousser et le sang sur les mouchoirs blancs concourraient à former un tableau infiniment subtile et poétique. Tomoe devenait à mes yeux l’incarnation la plus pure d’une beauté fragile, terriblement éphémère, magnifique.
Je n’ai pas peur de dire que lorsque sa peau devint de la couleur blanche du givre de printemps, je ne pouvais plus la regarder sans sentir mes larmes couler devant ce spectacle incomparable.
Souvent, Tomoe me voyait dans ces moments là. Et son sourire si fin ne faisait que renforcer cette impression de fragilité me plongeant dans un amour béat et sublime.
J’aurais fort bien pu tenter de capturer une image de sa beauté par le biais d’une photo, mais l’idée me répugnait. Il me semblait qu’une photo n’arriverait jamais à restituer à la perfection le rayonnement de Tomoe. Le fait de prendre une photo m’était en quelque sorte une injure vis-à-vis d’elle.

Au bout du sixième mois, elle ne fut plus capable de sortir de notre lit. Ses forces l’abandonnaient et son souffle était devenu un simple murmure. Elle n’était même plus capable de tousser. Je posai alors un congé indéterminé à mon travail pour rester avec elle jusqu’au moment ultime. Nous sentions que la fin n’était plus qu’une question de jours, et notre relation amoureuse n’avait jamais été aussi sublime.
Il m’est tellement difficile d’exprimer par des mots l’atmosphère qui régnait entre nous, dans notre petit appartement. C’était alors l’automne, et les arbres perdaient leurs feuilles. Mais je le remarquai de mon côté à peine. Nous semblions hors du temps, totalement absorbés l’un par l’autre. La mort de Tomoe n’était déjà plus vue comme une fatalité, mais comme une incroyable force de transformation. Oui, c’était bien cela. La mort transformait ma tendre Tomoe en quelque chose qui transcendait l’humanité même. 

Le vent soufflait dans un ciel couvert de nuages gris le jour où l’Ultime moment arriva. J’étais assis en seiza auprès d’elle, et elle était en train de dormir, le visage calme, ses cheveux si noirs qu’elle avait laissés pousser recouvrant son corps comme un fin manteau. Elle ouvrit alors les yeux très lentement, et son regard se posa sur moi. Elle me fixa quelques instants, puis dégagea avec efforts sa main de sous les couvertures et la tendit vers moi. Je la saisis avec douceur et fermeté. Peau douce et pourtant glacée. Ce fut ce froid qui me fit comprendre que l’heure était venue.
« Merci Kaoru. Vraiment, cette année avec toi fut un véritable miracle... Merci d’avoir été mon brave... perce-neige. »
Ayant épuisé ses dernières forces, son regard se ferma lentement, et sa main perdit le peu de vigueur qu’elle recelait encore. La conservant serré dans la mienne, je baissai la tête de consternation. Je surpris alors un mouvement du coin de l’œil et vis une feuille rouge mordoré voltiger doucement. Elle avait dû être portée par le vent à travers la fenêtre entrouverte. Lorsque celle-ci se posa sur la joue de Tomoe, sa pointe captura la petite larme qui attendait au coin de ses yeux fermés.
Je sus alors que tout était terminé et que je pouvais moi aussi désormais m’en aller sans me retourner. Je reposai sa main à ses côtés, et posai un léger baiser sur ses lèvres froides, blanches et craquelées comme le givre que je fis durer quelques instants.
"Adieu, Tomoe. Je t'ai aimé plus que tout au monde."
Dans le pot de perce-neiges posé sur la table de la cuisine, une seule pousse perdurait encore. J’en avais acheté à chaque fois que les anciens fanaient, et voyant cela, j’y vis un sens profond. Je pris le pot avec moi et sortis de l’appartement.

Le lendemain, là où hier le parterre n’était composé que de fleurs en plastique, celui-ci comportait désormais un perce-neige bel et bien vivant.

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Pluma Atramenta
Posté le 04/06/2020
Coucou !
Tout en douceur cotonneuse et poésie, voici un drame à l'état pur !
C'est super bien écrit, je te félicite vraiment. Tu as arrivé à me faire monter les larmes aux yeux avec cette nouvelle... Bravo ! Tu gères le côté émotionnel, rien à redire !
Puisse tes rêves émouvoir les étoiles !
Pluma.
Sabi
Posté le 04/06/2020
J'avais une excellente source d'inspiration en le personnage de Kuchiki Hisana.
Benebooks
Posté le 25/05/2020
C'est beau ! Cette histoire m'a arraché une larme ! Ça pose également réflexion sur le sens de la mort... En quoi être mourant nous empêcherait de vivre ?
Sabi
Posté le 27/05/2020
Merci
Vous lisez