Partie quatre

*

Le lendemain, à l'aube, un autre corps a été retrouvé.

C'est Knut, le fils du berger, qui est venu nous chercher, en larmes. Oswald, vous et moi l'avons suivi jusqu'à la ferme de ses parents, au Nord du village. Là, au fond de leur champ rempli de moutons, le corps d'Hallgrim le berger s'étendait à terre, le cou déchiqueté. À côté de lui, une brebis éventrée et son épouse, à genoux, qui criait.

Tous les trois, nous avons échangé des regards inquiets. Une attaque si loin de la forêt ? Qu'est-ce que cela voulait dire ?

Nous nous sommes approchés de la scène de crime. Oswald a posé un genou à terre pour fermer les yeux du pauvre homme. Vous, vous avez fait votre travail de Jarl en posant une main réconfortante sur l'épaule du jeune Knut, qui pleurait à chaudes larmes autant que sa mère. Finalement, je suis le seul à avoir adopté un comportement insensible. J'ai observé la plaie béante du corps d'Hallgrim, puis je l'ai comparé avec celle de la brebis. Bien sûr, elles étaient très similaires. Oswald, qui se tenait à mes côtés, a fait le même constat.

« Il n'y a que les loups pour s'en prendre à la fois aux moutons et aux hommes ! »

Faux. Ces morsures, père, n'avaient rien de celle d'un loup. Elles étaient bien trop grosses pour correspondre à la mâchoire d'un canidé ordinaire. Dans le cas de la brebis, la bête était même parvenue à briser les côtes et à sortir les tripes. Mais j'avais cessé de chercher à convaincre mon frère. Je suis donc resté silencieux, pensif...

Franchement, père, même les ours ne font pas ce genre de blessure ! Aucune espère connue de nos régions ne serait capable de s'en prendre à un mouton ou à un homme avec autant de férocité.

Ou bien…

Ma lecture de la veille m'est soudain revenue à l'esprit.

« Impossible...

— Qu'as-tu dit, Isenwald ?

— Rien, père, rien du tout. »

 

*

De retour ici, au manoir, je me suis enfermé dans la bibliothèque et j'ai ouvert le journal de l'aïeul là où je l'avais fermé la dernière fois. Voici, père, de quoi son auteur parlait :

Je sais que ça paraît invraisemblable, mais je l'ai vu. Fenrir, le loup géant des anciens Dieux, fils de Loki et d'Angrboda. Il m'est apparu quand j'ai atteint les racines d'une montagne sans nom, très loin de notre village. Il ne me restait que très peu de vivres. Le whisky était devenu ma seule source de chaleur.

Les troncs des conifères ne parvenaient même pas à le cacher tellement il était immense. Clic !... Clic !... Clic ! J'ai entendu distinctement le cliquetis de ses chaînes et son souffle puissant. Je me suis caché derrière un vieux sapin. M'avait-il repéré ? Je pense que oui, car il s'est arrêté et a regardé dans ma direction. J'ai plaqué une main sur ma bouche pour rendre silencieuse ma respiration haletante. Puis la musique de ses chaînes a recommencé : Clic !... Clic !... Clic ! Elle s'est atténuée progressivement. J'ai sorti mon nez et mes yeux de ma cachette pour l'observer avant qu'il ne parte, mais il avait déjà disparu. Pourtant, même de nouveau seul, le cliquetis a résonné longtemps dans ma tête...

De retour au bercail, je l'ai dessiné de mémoire.

Le dessin ne représentait la stature imposante de Fenrir qu'imparfaitement. Cependant, l'aïeul en donnait une idée grâce à une mise en échelle. Il avait en effet esquissé sa propre silhouette pour donner un ordre d'idée de grandeur. Fenrir était un loup géant au pelage noir, les yeux rouges de flammes et les membres enchaînés par de lourdes chaînes sans serrures. Il n'y avait vraiment que dans les vieilles histoires que l'on pouvait rencontrer ce genre de monstre. Pourtant, l'aïeul affirmait l'avoir vu de ses propres yeux... Était-il fou ? Ou disait-il la vérité ? Comme vous, père, j'espérais que ce Fenrir n'était qu'un fantasme d'un vieil excentrique dont notre famille n'a même pas retenu le nom.

Pourtant, en contemplant ce carnet de croquis, j'ai douté. J'ai repensé à la taille de la morsure sur Hallgrim et je me suis dit qu'il n'y avait qu'une bête de cette envergure pour faire de tels dégâts. Je sais père, tout cela est fou et je suis sûr que vous préfèrez encore croire à la théorie d'Oswald...

En tout cas, à ce moment-là, cela ne me coûtait rien de me renseigner sur Fenrir. J'ai donc cherché dans les étagères notre encyclopédie de la mythologie Nordique. Quand je l'ai ouvert à la bonne page, je suis tombée sur une représentation de la bête très semblable à celle réalisée par notre aïeul. Voici ce que disait le livre à son sujet :

Fenrir, fils de Loki et de Angrboda, est le loup géant que les dieux ont enchaîné par ruse, car jugé trop puissant. Les mythes disent qu'il se libérera pour le Ragnarök, annonçant ainsi la fin du monde.

La fin du monde...

Vous savez, père, depuis, j'y ai beaucoup réfléchi. En détruisant la forêt pour participer à ce grand mouvement de construction de voies de chemin de fer, l'homme quelque part, détruit une partie du monde.

Et si c'était nous, à l'origine du Ragnarök ?

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Pouiny
Posté le 22/06/2023
Alors c'est peut-être bête mais j'ai une remarque sur le Whiskey ; c'est une boisson au mieux irlandaise / écossaise (je crois que chacun des deux pays dit que c'est lui qui l'a inventé) au "pire" Canadienne et Américaine... Je sais qu'on est sur une époque pas si ancienne que ça mais je trouve ça assez "anachronique" de citer le whiskey dans ce qui semble se dérouler dans un pays scandinave ? Vodka dans le contexte aurait tout autant fait l'affaire et m'aurait moins choqué, enfin peut être que c'est personnel !

J'aime bien l'écho de la mythologie ancienne projeté sur une époque plus récente. L'interprétation de contes et de texte ancien, je pense qu'on le fait tous, surtout quand on aime les histoire ! De fait, je m'identifie bien au conteur. et en même temps je suis comme un gosse, je veux savoir la fin ! x)
Nathalie
Posté le 24/01/2023
Bonjour M. de Mont-Tombe

Petite correction :
qui est venu nous chercher, en larme. → larmes
Ma lecture de la veille m'est soudain revenu à l'esprit. → revenue
Je sais père, tout cela est fou et je suis sûr que tu préfères encore croire à la théorie d'Oswald... → de nouveau un tutoiement alors qu’il vouvoie son père
Tu sais, père, depuis, j'y ai beaucoup réfléchi. → Tutoiement encore

Un brin moralisateur mais pourquoi pas…
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