— Non mais t’as vu la gueule qu’il a ?
— On peut pas juger les gens sur leur tronche.
— Je sais, mais mate-moi cette gueule de con ! Ça se voit, non, qu’il en a rien à carrer de nous.
Virginie réajuste les draps du lit de Blanche et en profite pour jeter un œil sur le téléphone de l’adolescente. Pierre et Blanche sont tous deux penchés sur la photographie du maire de Clairedun : un type droit, engoncé dans un costume serré et un sourire trop large. C’est vrai qu’il a une gueule de con. La gueule de quelqu’un qui s’impose là où n’est pas sa place, et pour de mauvaises raisons.
— Fallait attendre que des gamins crèvent dans une école pour qu’il nous rende visite. Tu l’as vu, Virginie ? Quand il s’est pointé à l’hôpital ?
Le « non » de l’infirmière s’étouffe dans la claque qu’elle vient de donner à un oreiller. Virginie n’était pas là. Elle faisait quelque chose d’utile : elle poursuivait son recensement.
— C’était mon jour de repos, précise-t-elle afin de se justifier.
— T’as raté un truc ! Il est venu serrer les mains des médecins… Et il nous a tapoté sur la tête…
— Là, tout le monde avait l’air con.
Virginie s’enfonce dans ses souvenirs. Pendant que le maire de Clairedun serrait des mains et tapotait des têtes, elle furetait dans le centre-ville. Son carnet se noircissait à vue d’œil et personne ne se doutait de rien. Elle prenait de l’assurance — ne frappait pas encore aux portes, mais arrêtait certaines femmes dans la rue et les interrogeait. Elle mentait très bien : en deux ou trois mots, elle expliquait qu’elle travaillait pour un institut de sondage. On n’y voyait que du feu, et les informations s’accumulaient. Elle n’avait qu’une crainte, que quelqu’un la reconnaisse. Bien sûr, elle sait rester vigilante.
Elle sillonne les rues, tourne autour des maisons, rode près des boutiques. Petit à petit se façonne dans sa tête une autre ville — celle qu’elle n’avait pas pris le temps de regarder. Tout, l’architecture, les couleurs, lui semble à la fois similaire et très différent. Elle passe devant le cinéma de France, plus familier, et de nouvelles lignes, de nouveaux points, la font s’arrêter net. Ces couleurs n’étaient pas là avant. Des graffitis le long des murs. « Art dégénéré », lit-elle et, plus loin, « Bientôt les châtiment ».
Ils ont oublié le « s » à « châtiments » est la première chose qui lui vient à l’esprit. Elle le regrette aussitôt : la signification de ces mots-là a plus d’importance que la forme empruntée. Une signification étrange, pas si cachée que cela, et qui se veut menaçante. Virginie hallucine peut-être. Ce ne serait pas la première fois. Qui, à Clairedun, perdrait son temps à taguer les murs d’un cinéma ? Ça n’a pas de sens. On ne va pas se débarrasser de l’art parce que des gens meurent un peu plus que d’habitude. Et puis, de toute façon, il y aura toujours du cinéma. Même sans électricité, sans projecteur ni pellicule conservés — au lendemain d’une explosion, par exemple — même sans l’outillage qui fait la salle obscure, on trouvera bien un moyen. Tendre un tissu clair et y projeter des images avec des marionnettes. Réinventer une technologie. Ça n’a rien de bien compliqué. L’essentiel est que l’on continue de raconter des histoires.
Toutefois l’explosion, elle, fait peur. Virginie y repense. Elle entend le boum grave et étouffé, voit les nuages s’accumuler, s’accumuler, l’onde de choc courir le long des rues et rafler animaux et matériaux. Non. Elle se trompe — s’efforce de bouger un bout d’elle-même, n’importe lequel, pour sortir de sa torpeur. Ce n’est pas une explosion qui s’étale, là, sous ses yeux, à la fois belle et effroyable, mais les graffitis. Il ne faut pas tout confondre. Le futur ne se calque pas ainsi sur le présent : il arrive de lui-même, à son rythme, à la manière d’une vague inévitable. Pourquoi Virginie s’évertue-t-elle à l’invoquer avant l’heure ?
— Mais ton père il y va, alors, dans cette église ?
La vague et l’explosion et les graffitis s’effacent. Virginie revient dans la chambre d’hôpital.
— Ouais… J’arrête pas de le charrier pour qu’il y aille plus. Je lui dis que c’est complètement con, de prier et d’écouter des prêtres te dire quoi faire de ta vie. Mais bon… Je crois que ça lui fait du bien, alors…
— Moi ma mère y est allée l’autre jour. Et elle y retournera plus. Apparemment, ça tourne beaucoup autour des enfants morts, les sermons du prêtre. En mode l’apocalypse débarque, rentrez chez vous et arrêtez de pécher. Tu vois le genre…
Virginie tend l’oreille. Elle n’avait aucune idée qu’un groupe religieux s’était formé en réponse aux morts mystérieuses. Cela n’a pourtant pas grand-chose d’étonnant.
Le cinéma de France lui manque.
Pour la petite histoire, j'ai pensé l'intrigue et commencé l'écriture un peu avant le covid. Au final je trouve que certains éléments correspondent à la réalité, d'autres moins - et ça me va, parce que je garde en tête qu'une fiction est censée servir de loupe, pas forcément de miroir réfléchissant exactement la réalité.
J'aime beaucoup ce chapitre, il a plein de petits éléments piquants (la politique, le rapport à l'ordre social...et on arrive à la religion, je sens que ça va être folklo). J'ai été prise par surprise par cet inattendu petit espoir de la part de Virginie, quand elle voit le cinéma et se dit que meme si tout disparait, on pourra le réinventer et que ça sera le plus important. Je t'y reconnais bien ! C'est ultra bien fait je trouve, une touche d'espoir très subtilement glissée, très désintéressée : c'est peut-être pas Virginie ou els enfants qui réinventeront les histoires, qui seront en mesure de le faire, mais ça peut être n'importe qui - enfin c'est ainsi que je l'interprète.
Plein de bisous !
Puis quelque chose me dit que ce fameux groupe religieux risque fort d'avoir un rôle à jouer dans la suite des emmerdes
J'ai hésité à développer cette idée de groupe religieux, mais j'ai peur que ça ne m'éloigne des deux intrigues principales avec lesquelles je perds déjà pas mal de monde en cours de route... Je voulais surtout montrer qu'il y a plusieurs réactions possibles à ce qu'il se passe, dont la religion !
Je trouve que Virginie est un peu passive dans ce chapitre, c'est comme si elle subissait tout ce qui se passait sans rien en comprendre ni vraiment lutter, sans rien ajouter. Son idée du recensement qui vire comme obsessionnel et sans réel but c'était cool, mais ici on dirait qu'elle fait rien. Enfin, il est court ce chapitre, donc peut-être que mon impression de stagnation vient de là !
J'ai beaucoup aimé la réflexion sur le fait qu'on a toujours besoin d'histoires, et qu'on pourra toujours s'en inventer !
Bisous !
Détail : « rentrez chez vous et arrêtez de pêcher » : pécher
En effet ce chapitre est court et sert plutôt de transition/tranche de vie entre deux épisodes plus importants pour l'intrigue. Dans ce chapitre, je voulais surtout revenir sur la notion d'art et de culture (à travers le cinéma). Et comme je sais que ce chapitre est court, j'ai posté la suite directement pour ne pas trop dérouter ! A réfléchir, peut-être que ça paraitrait moins déroutant de le combiner avec le précédent ou le suivant (?)
A très vite !