Partie deux

*

 

Vous souvenez-vous, père, quand tout cela a commencé? On avait retrouvé le corps de la petite Jonna, juste avant les premières neiges, à la lisière de la forêt. Elle devait probablement jouer au chevalier avec une branche, comme elle aimait le faire. Oui, je m’en souviens très bien, comme si c’était hier. Je venais tout juste de sortir de la forêt, avec plusieurs échantillons de plantes à analyser, quand j’ai vu tout un attroupement de berger et de villageois se réunir autour de son petit corps inerte. Vous étiez là, vous aussi, un fusil entre les mains, le front aussi soucieux qu'aujourd'hui. 

J’ai joué des coudes pour me frayer un chemin à travers la foule, jusqu’à apercevoir le cadavre. La petite avait été sauvagement éventrée, juste au-dessus de la hanche, et ses yeux bleus écarquillés exprimaient encore son effroi.

Alors que nous nous regardions tous, à la fois effrayés et ébahis, nous avons entendu au loin une voix familière, celle d’un chasseur que nous connaissons bien:

« C’est un loup qui a fait le coup, c’est sûr! »

C’était mon frère, bien sûr, le très estimé Oswald. Quand mère nous portait tous les deux dans son ventre, toute votre robustesse, toute votre hargne, père, lui est revenu. Mais moi, moi je n’ai préservé que la santé fragile de notre mère. Alors que j’avais l’allure d’un petit renard des neiges à l’agonie, Oswald ressemblait à un ours toujours dressé sur ses deux pattes. 

Il s’est approché et a poussé quelques curieux pour nous faire face. Comme vous, le Jarl, il portait la fourrure du loup en étendard. C’est fou, à quel point il vous ressemble!

« Il y a des empreintes juste là, quelques mètres plus loin. La bête a dû saisir la petite et la tirer en dehors des bois. »

Vous ne l'avez pas vu, père, mais quand Oswald vous a fait part de sa théorie, j'ai froncé les sourcils. Cela n'avait absolument aucun sens ! Aucune trace autour du corps ne pouvait confirmer sa théorie.

Au lieu de continuer à écouter ses absurdités, je suis allé vérifier ses dires. À peine me suis-je enfoncé dans le bois que j'ai effectivement repéré les empreintes. En posant ma main juste à côté, j'ai mesuré sa taille. Pas de doute : il s'agissait bien de traces de loup. Mais alors, pourquoi ? C'était déjà très rare qu'ils s'attaquent à nos moutons, alors à une petite fille ?

Comme personne ne s'est rendu compte de ma disparition, j'ai suivi les traces des bêtes. Il fallait que je comprenne, père ! Vous savez, la forêt, c'est ma maison : je sais où dorment les chevreuils, je sais trouver les terriers et je sais où sont les tanières. D'ailleurs, je vous le dis, la première habitation de loup se trouve extrêmement loin du lieu où l'on a retrouvé le cadavre... Bref, au regard de ce que je savais de cet environnement, l'affaire me semblait de plus en plus curieuse.

Les empreintes zigzaguaient entre les conifères, comme si la bête ne savait pas vraiment où elle allait. Je l'ai pisté longtemps, faisant fi des sentiers, pour finir par perdre sa trace, qui s'arrêtaient net, juste entre un sapin et un gros rocher. Je fis une pause pour observer les alentours. Ah ! Que l'air est pur à cet endroit, père ! Si vous saviez à quel point la forêt est douce, comment toute cette vie qui pullule apaise les cœurs ! Pourquoi vous, et les autres, vous ne parvenez pas à le comprendre ? Dites-moi, quand, enfin, allez-vous cessez d'en avoir peur ?

Mais je m'égare, je m'égare... Ne sachant que faire, j'ai scruté chaque branche cassée, chaque motte d'herbe écrasée, mais rien. C'est comme si le loup s'était volatilisé, tel l'un de ces vieux dieux de l'ancien temps, en qui l'on avait arrêté de croire.

 

Le soleil d'automne venait de disparaître derrière la cime des sapins quand je suis rentré au manoir. Oswald et vous, vous vous en rappelez sûrement, vous étiez attablés pour le souper. Vous buviez les paroles de mon frère, le fils prodige, qui vous dictait quoi faire comme s'il était le chef de notre petite communauté :

« Ça ne peut plus durer, père ! Les loups dévorent nos moutons, font peur au villageois et, maintenant, s'en prennent à nos enfants ! Bientôt, ils s'attaqueront aux hommes les plus faibles, comme Isenwald, puis c'est nous qu'ils viendront chercher.

— Je ne crois pas que ce soit les loups, père, suis-je intervenu en ignorant la pique de mon frère à mon intention. J'ai suivi les empreintes qu'Oswald a repéré tout à l'heure, et elles ne mènent nulle part... J'ai du mal à croire que les loups se risqueraient à attaquer les hommes. Ce n'est pas dans leur tempérament de s'approcher aussi près d'un village.

— Allons bon ! Et qu'est-ce que tu en sais, hein ? Moi, les loups, petit frère, je les vois tous les jours quand je vais chasser, et je peux t'assurer qu'il s'approche de plus en plus de notre village ! L'hiver s'annonce rude et leurs proies se font peut-être rares au Nord. Il ne fait aucun doute que, dès les premières neiges, ce genre d'accident va se multiplier ! »

Je ne lui ai rien répliqué, vous le savez. Pas parce qu'il avait raison, mais par résignation. Vous avez profité de mon silence pour faire entendre votre voix :

« Je pense que tu as raison, Oswald. Je vais réfléchir à ta proposition. Si l'on doit faire une battue dans la forêt, il vaut mieux attendre les premières neiges, là où les bêtes seront les plus vulnérables. »

Pourquoi, père ? Pourquoi toujours écouter Oswald, et jamais Isenwald ?

 

Après le dîner, je me suis réfugié dans la bibliothèque. J'ai sorti les plantes que j'avais ramassées de ma besace et les ai laissées sécher sur la grande table, comme j'en avais l'habitude. Vous connaissez ma passion pour les plantes, père. Chaque jour, je découvre dans nos bois de nouvelles espèces végétales à référencer dans mon grand herbier. Je sais que ça ne vous intéresse pas, que vous préférez écouter les aventures d'Oswald le chasseur, mais je souhaiterais qu'un jour vous le consultiez. Peut-être apprendrez-vous à mieux connaître notre belle forêt d'une autre manière ?

Une fois le travail terminé, mes yeux se sont tournés vers les livres. Évidemment, vous n'ignorez pas que nous possédons des manuscrits de toutes sortes, transmis pas nos aïeux. Certains d'entre eux transcrivent les origines de notre village : comment les premiers hommes avaient décidé de s'installer aussi loin de la civilisation, comment nos maisons sont sorties de la neige et comment nous nous sommes nourris des connaissances de la forêt. Pour moi, grand amoureux de ces bois, ces livres sont les plus précieux.

Alors, ce soir-là, je les ai feuilletés, à la recherche d'information sur les loups de nos régions. Vous ne devinerez jamais tout ce que j'ai pu trouver ! Saviez-vous, père, que votre arrière-grand-père passait tout son temps à explorer les bois pour étudier ses habitants ? Il nous a laissé son carnet de bord et, dedans, il a consacré tout un chapitre sur les loups. J'ai passé toute ma soirée le nez collé au papier, à admirer les magnifiques croquis des différentes espèces référencées. À l'évidence, quand il partait les observer, il évaluait tout, de leur taille au garrot à la mesure de leurs empreintes dans la neige. Plusieurs fois, il a dessiné leurs tanières et leurs proies. Toujours des petites bestioles, toujours ! Mais un pas un seul humain. Je vous montrerai ce carnet, si vous le souhaitez...

À mesure que je progressais dans ma lecture, j'ai remarqué que notre aïeul avait repéré des espèces que l'on ne voyait plus à présent. Parmi elles, il y avait ce grand loup blanc que l'on a pas vu depuis bien longtemps, mais aussi les loups nomades qui viennent de l'Est. Aujourd'hui, père, vous le savez peut-être, on ne rencontre dans les environs que des loups gris, l'espèce la plus répandue en Europe. Comment se fait-il qu'il en reste si peu ? Où sont partis les autres ?

Dans tous les cas, les notes de ce carnet apportaient de nombreux éclaircissement sur le mode de vie de ces animaux.

« Il faut que je retourne en forêt demain, ai-je songé. Avec ce carnet, je devrais être capable de retrouver ceux qui rôdent aux alentours et de les observer. Nous verrons bien s'ils se rapprochent dangereusement du village ! »

Puis soudain, en tournant la dernière page du chapitre, mes yeux ont rencontrés ceux d'une bête féroce, un loup bien plus redoutable que tous les autres. Dix fois plus grand qu'un loup ordinaire, les griffes cinq fois plus longues et le poitrail trois plus fois plus puissant ! Aucune chance que cette bête existe en dehors de cette esquisse. Pourtant, c'est bien la forêt que notre ancêtre a dessiné autour de lui, comme si... Comme s'il l'avait vu de ses propres yeux. Une seule courte légende était écrite en dessous du croquis, qui se résumait en un mot : Fenrir.

J'aurais voulu en savoir plus à ce moment, père, mais il était déjà très tard. J'ai donc fermé le carnet et j'ai rejoint peu de temps après les bras de Morphée, rêvant de cette créature fascinante.

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Pouiny
Posté le 22/06/2023
J'ai pas grand chose à dire de constructif, mais voilà ; j'adore. Tout fait conte traditionnel, même si on est ancré directement dans une temporalité plutôt récentes ; on ne croit plus aux dieux, il y a un fusil, mais on retrouve cette dynamique entre la figure du frère et du père, très symbolique. J'aime comment c'est raconté, c'est littéralement un conte que le fils raconte à son père, très oral sans qu'on perde en style. Et Fenrir... j'adore ce nom <3 Je veux que les Dieux existent, il ne faut pas tuer les loups ! :D
Aude Réco
Posté le 04/02/2023
Je continue ma lecture :
• "Vous souvenez-vous, père, quand tout cela a commencé?" (il manque une espace avant le point d'interrogation)
• "quand j’ai vu tout un attroupement de berger et de villageois" (bergers)
• "C’est un loup qui a fait le coup, c’est sûr!" (espace manquante avant le point d'exclamation)
• "lui est revenu" (revenue)
• "C’est fou, à quel point il vous ressemble!" (espace manquante)
• "j'ai suivi les traces des bêtes" : plus haut, tu as écrit "il s'agissait bien de traces de loup". À quel moment Isenwald a-t-il compris qu'il s'agissait de plusieurs loups ?
• "Je l'ai pisté longtemps" (pistée, rapport à "la bête" dans la phrase précédente)
• "Je fis une pause" : pourquoi passer au passé simple après un passé composé ?
• "je peux t'assurer qu'il s'approche" (qu'ils s'approchent)
• "comme j'en avais l'habitude" (comme j'en ai l'habitude, à moins qu'Insenwald ait perdu cette habitude entre cette scène et le moment où il raconte)
• "à la recherche d'information" (d'informations)
• "Mais un pas un seul humain" : je n'ai pas compris
• "c'est bien la forêt que notre ancêtre a dessiné" (dessinée)
• "Comme s'il l'avait vu" (vue).
Je me demande si ce chapitre est à voir comme les explications directes d'Isenwald à son père parce qu'il parle beaucoup plus aisément qu'à la fin du premier chapitre. Est-ce que du temps s'est écoulé entre les deux ?
M. de Mont-Tombe
Posté le 08/02/2023
Hello ! Je viens de lire tes commentaires, merci pour tes retours et corrections. (je pensais qu'il n'y avait plus de fautes T^T). Et pour répondre à ta question, oui, on peut estimé qu'il s'est écoulé un petit temps entre la première et la deuxième partie. Il fallait que le texte reste un minimum fluide. À bientôt ! :)
Nathalie
Posté le 24/01/2023
Bonjour M. de Mont-Tombe

Petite correction :
D'ailleurs, je te le dis, → ce tutoiement soudain est très bizarre
Oswald et vous, Vous vous en rappellez sûrement → La majuscule au « Vous » est de trop et « rappelez » (un seul « l »).
Oswald a repéré toute à l'heure → tout

J’aime bien cette façon de faire parler le personnage à son père. Ça rend tout de suite le texte très dramatique.
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