partie 2

À considérer cet enfant à la bouche muette, au regard vagabond, au sourire indéfinissable et à l’humeur constante on en avait déduit qu’elle était probablement simplette. Elle fut donc dispensée de grande parade, d’une éducation réservée d’ordinaire aux filles de bonne famille, et reléguée aux tâches subalternes. Après tout, il semblait légitime de dégourdir la petiote pour lui assurer un avenir à hauteur de ses capacités. Ses géniteurs n’étaient pas des monstres dénués d’un reste de bons sentiments. Clarine accepta de bonne grâce ce nouveau statut, soulagée d’échapper au regard sentencieux de Monsieur, à la voix égratigneuse de Madame.

Forcée aux travaux, la fillette s’estimait chanceuse. Le sous-sol était son univers, les combles son repaire, le milieu ne l’intéressait pas. Celles et ceux qui, occasionnellement, avaient manifesté un soubresaut de sollicitude pour l’enfant, avaient vu leur séjour dans la froide demeure cruellement abrégé. Aussi, servantes, valets, femmes de ménage et cuisinières regardèrent-ils d’abord avec suspicion cet étourneau tombé du ciel qui venait singulièrement leur compliquer une existence déjà bien difficile. Découragé par les précédents, l’intérêt pour la petite avait décru à proportion du risque. Transparente, ombre furtive glissant le long des murs, se faufilant entre les portes sans déranger, sans déplacer le moindre souffle d’air, Clarine hantait de son invisibilité l’ostentatoire demeure. Jamais cependant elle ne rechigna à la tâche, mettant tout son cœur dans l’ouvrage. Cette aptitude flagrante à la bonne volonté força à la longue l’indifférence du petit peuple des communs. Bien sûr, on se gardait de manifester ouvertement une trop grande bienveillance, posséder un travail étant un bien trop précieux et terriblement convoité.

Mais Clarine captait les regards comme l’aimant attire la limaille. Au fil du temps, les élans devinrent tendresse, les mots douceur, les yeux admiration. Clarine chassait le désamour comme le plumeau déloge la poussière. Une musique entraînante mobilisait le corps tout entier de la jeune fille et si l’on ne l’entendait pas, on pouvait la voir guider chacun de ses mouvements, habiter chacun de ses gestes, emporter chacun de ses pas. Le silence de sa musique se propageait dans son sillage et son sillage illumina la vie des servantes, valets, femmes de ménage et cuisinières, illumina les recoins obscurs et secrets de la triste demeure.

Dans le silence le plus total, Clarine conquit un à un les cœurs des plus humbles qui, non content de la dispenser des travaux éreintants, la couvaient comme une poule son oison ; préservaient son mystère, persuadés que le joli minois, les extraordinaires yeux pervenche, dissimulaient un diamant brut. Ce en quoi, ils avaient parfaitement raison.

***

Sans crier gare le vent déboula du sud, apportant dans ses bagages toute la douceur enchanteresse des matins d’été. C’est à cette époque bénie que se manifesta l’évènement qui devait bouleverser la vie de l’ostentatoire demeure de l’outrecuidante famille.

Le concert des premières heures s’enrichit d’une nouvelle voix. Une voix rare, précise, précieuse. Un élan mélodique incomparable, un fil d’harmonie singulier, une sonorité authentique qui se propagea sur la ville comme la fraîcheur rosée d’un matin de printemps. Elle ricocha de toit en toit, des plus modestes masures aux plus pompeux édifices, troublante, irréelle, éthérée. L’émoi frissonna le long des longs corridors, souleva les pesantes tentures, glissa subrepticement sous le battant des portes, secoua édredons et oreillers, perça les plus récalcitrantes oreilles. Chacun se dressa sur sa couche souffle interrompu, surpris, attentif, ébloui.

Les plus humbles des communs comprirent les premiers : leur protégée joignait enfin son chant inexprimé à l’aubade primesautière de la nature. Ils turent cependant cette révélation, laissant à Clarine le choix de révéler ou non son secret.

Dans le milieu de l’insensible demeure, on se regarda, on s’interrogea. D’où provenait un tel vacarme ? Quel impertinent interrompait leur si précieux sommeil ? On supputa immédiatement les mesures à prendre pour faire cesser un tel scandale : ne fallait-il point convoquer dératiseur, taupier, éradicateur, pour débusquer l’indésirable ? Ou un chasseur ? Ou un coupeur de tête ? Vers qui se tourner ? Quelle catastrophe ! Quel préjudice ! Madame marchait levant les bras au ciel tandis que Monsieur tournait nerveusement en rond. Mais lorsque le tintement du carillon de l’entrée s’emballa ; que voisins, familiers, relations, Conseillés, Maire et Préfet se bousculèrent sur le perron, l’on comprit enfin que loin d’être une calamité, le charivari était une bénédiction qui les propulserait en haut du plus haut des barreaux de l’échelle sociale. Car, dans cette famille à la respectabilité convoitée où l’on estimait la conjoncture en pertes et bénéfices, il était évident que la propriété d’un tel phénomène engendrerait monnaie sonnante et trébuchante, ouvrirait grandes les portes des plus aristocratiques palais.

Mais avant de crier banco, encore fallait-il comprendre et identifier l’origine d’une telle manifestation. Pour ce faire, il sembla judicieux de réunir une assemblée de Logues - experts diligents dans de multiples domaines aussi complexes que bien souvent énigmatiques – la lunatique demeure vit donc défiler tout un aéropage de sociologue, fumologue, spéléologue, primatologue, baratinologue, phénoménologue, graphologue, cryptologue, spiritologue… Un proctologue suggéra un problème de tuyauterie et de fuite gazeuse, un musicologue avoua ne pas connaître l’existence d’un semblable instrument. Tous parlèrent d’abondance à mots ronflants, alambiqués ; tous émirent suppositions, hypothèses, doctrines fumeuses sans condescendre à s’écouter, sans parvenir à s’entendre.

Les oreilles investigatrices du petit peuple des communs s’amusèrent beaucoup de ces élucubrations, beaucoup moins lorsque la mutine demeure fut retournée de fond en comble. Face à l’infructuosité de leurs recherches, Madame, Monsieur, qui avaient bien senti tourbillonner un vent de fronde, décidèrent de soumettre chacun à la question. Rirait bien qui rirait le dernier.

Servantes, valets, femmes de ménage et cuisinières, assommés par la nouvelle, tremblèrent comme la biche au bois cernée par une meute de loups. Alors Clarine, qui ne souhaitait pas embarrasser davantage ses uniques et très chers amis, se dirigea sereine vers l’antre des géniteurs. Elle toqua deux fois à la porte de chêne du salon et attendit, dans la plus totale immobilité, qu’on vint la quérir.

Servantes, valets, femmes de ménage et cuisinières ne purent toutefois se résoudre à livrer à l’arène leur douce protégée. Aussi, lorsque la lourde porte s’ouvrit enfin, la jeune fille en franchit le seuil, escortée du petit peuple des communs qui, faute de répondant, ne manquait certes pas de courage. Madame, Monsieur contemplèrent ce déferlement avec grande suspicion et fort mécontentement. À leurs tenues caractéristiques, ils identifièrent chacun des protagonistes mais s’interrogèrent sur la présence de cette longue guimbarde qu’ils ne purent identifier ? Quand donc était-elle entrée à leur service ? Et quelle audace d’afficher un sourire d’une telle impertinence ! Ils lui intimèrent sans ménagement l’ordre de se présenter et d’indiquer la raison de sa présence dans le salon de l’accommodante demeure. Clarine les renseigna sur sa fonction, avoua sa responsabilité dans le désagrément et rappela son patronyme. Madame, Monsieur se regardèrent interrogatifs ce nom évoquait vaguement quelque chose sans qu’ils parviennent à se remémorer cet infime détail. Servantes, valets, femmes de ménage et cuisinières comblèrent à l’unisson cette défaillante.

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Arod29
Posté le 03/11/2022
Une belle poésie et un côté légèrement décalé qui amène une douce fantaisie.

"Sans crier gare le vent déboula du sud, apportant dans ses bagages toute la douceur enchanteresse des matins d’été." :-)

Une remarque sans cette phrase:
"Le silence de sa musique se propageait dans son sillage et son sillage illumina la vie des servantes, valets, femmes de ménage et cuisinières, illumina les recoins obscurs et secrets de la triste demeure."
Autant la répétition de "Sillage" ne me gêne pas, cela donne une belle poésie. Je trouve mais ce n'est que mon humble avis que la répétition de "illumina" passe moins bien, mais c'est du chipotage! ;-)
A bientôt
Hortense
Posté le 03/11/2022
Merci Arod pour ton retour. Tu as raison les deux "illumina", c'est un de trop. Il va falloir que je trouve me creuse un peu pour remédier à ça.
Merciii !!!
Baladine
Posté le 29/05/2022
Encore très beau. L'éveil de la voix de Clarine est comme une seconde naissance. La voix semble d'abord détachée du corps pour revenir lentement à elle et lui permettre de trouver son identité, sa place, sa présence.
J'aime beaucoup l'énumération sur les métiers en -logue qui commencent sérieusement et termine en délire poétique avec ce "proctologue" énigmatique.
C'est un très beau texte encore une fois, à la fois touchant, amusant et poétique.
Hortense
Posté le 05/07/2022
Merci, merci... Effectivement les "logues" apportent un peu de légèreté.
A très bientôt
H.Monthéraut
Posté le 24/09/2021
Bonjour,

J'ai bien aimé cette seconde partie, il me tarde de finir ton histoire.

Quelques corrections :

A considérer cette enfant à la bouche muette, au regard vagabond, au sourire indéfinissable et à l’humeur constante, on en avait déduit qu’elle était probablement simplette.

Le silence de sa musique se propageait dans son sillage qui illumina 

"des matins d'été" et "d'un matin de printemps", je pense qu'il fait choisir entre les deux.

Madame, Monsieur se regardèrent interrogatifs, ce nom évoquait vaguement
Hortense
Posté le 26/09/2021
Bonjour à toi,
Merci pour toutes tes suggestions qui me seront bien utiles lors de la réécriture.
Heureuse que Clarine te plaise.
A très bientôt
Aliénor Misurgi
Posté le 01/08/2021
Bonjour,
Je découvre et lis avec délice ton texte. On se sent entre le conte, la nouvelle et la fable. Tu convoques avec brio les énumérations, les allitérations, les assonances et autres figures de style pour nous livrer un concert sans fausse note. Un régal !
Hortense
Posté le 01/08/2021
Oh, que c'est gentil Aliènor. Tes compliments me touchent beaucoup. Je suis vraiment heureuse que ce chapitre t'aie plu et que la suite ne te décevra pas.
A très bientôt.
Zultabix
Posté le 20/06/2021
Hello Hortense,

Toujours aussi bien écrit, mais parfois sur ce chapitre précis, j'ai trouvé que tu sais de quelques phrases superfétatoires et redondantes. Tu t'exprimes si bien qu'on a souvent compris ce que tu voulais dire dès la première phrase.
Sept à huit fois "ostentatoire demeure", même si c'est un effet de style, cela devient un peu lassant à la longue. Concernant ce concert insolite, ce "vacarme", même si cela semble clair pour toi, on aimerait bien que tu nous dise d'où il provient. On subodore bien sûr qu'il émane de Clarine, mais cela pourrait être dit plus tôt.
À ce sujet justement, et après vérification, il y deux instruments possibles pour désigner une clarine, soit une petite trompette du XVIII ème siècle, soit une petite cloche en bronze qu'on suspend au cou des vaches. Pourrais-tu préciser ce point qui me semble important. Et enfin, j'ai trouvé que cette formulation "Mais avant de crier banco" était un rien moderne au milieu de ton style "flaubertien" assez écrit.
Voilà, c'est tout pour le pinaillage !!!
Sinon, j'ai hâte de connaître la suite !

Bien à toi !
Zultabix
Posté le 20/06/2021
j'ai trouvé que tu usais...
Hortense
Posté le 21/06/2021
Bonjour Zulbatix et merci pour ton regard éclairé. les phrases redondantes sont un effet de style volontaire mais je suis d'accord avec toi, à en abuser cela peut devenir lassant. J'ai donc un peu tempéré mes effets de manche en diversifiant les qualificatifs, notamment pour "la demeure" et j'ai supprimé quelques répétitions inutiles.
En fait, je désirais que ce texte s'entende (au sens musical) autant qu'il se lise, les redondances revenant comme le refrain d'une chanson. J'aime la musique des mots, leur résonnance...
Le "vacarme", c'est effectivement Clarine, évoquée dans le paragraphe précédent. Ce qui semble musique pour les uns, peut être vacarme pour les autres, surtout à une heure intempestive et pour des oreilles inadaptées.
Quant à préciser de quelle Clarine il s'agit, peut- être les deux à la fois, mais je préfère laisser le lecteur libre de son interprétation.
J'aime bien l'image de ces nouveaux riches, assis sur leurs vénérables popotins, oubliant toute réserve et criant "banco", terme banni de leur vocabulaire de référence.
A bientôt !



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