Cimetière de La Chapelle, dix-sept heures trente. Aujourd’hui, c’est son anniversaire. Sous le crachin d’octobre, la ligne régulière des caveaux érige sa morne silhouette au pied des allées de ciment que domine la flamme sombre des cyprès. Le vent, sournois, change en aiguillons les fines gouttes de pluie dont les pointes acérées me griffent méchamment le visage. Le dos rond, je frissonne sous le chandail imprégné de froide humidité tandis que mon jean se transforme en un fourreau de glace. J’essuie d’un revers de la main une larme que la bise a fait naître au coin de ma paupière. Que suis-je venue chercher ici ? Il est parti depuis si longtemps…
De ce matin de juin, je me souviens surtout de l’absence anormale de maman et de l’immense confusion dans laquelle se trouvaient mes aînées ; de leurs murmures angoissés, de leurs gestes mécaniques et du silence pesant qui s’installait dès que nous nous approchions, ma petite sœur et moi. Très vite, on nous a envoyées chez un oncle à l’autre bout de la France, le temps d’organiser les funérailles et de laisser maman refaire surface. C’est là-bas que Ben et moi avons appris sa disparition. Un jour de grand soleil, dans le bourdonnement incessant des abeilles, notre tante nous a prises par la main et nous a raconté l’accident. De ses mots simples, presque anodins, elle nous a tatouées à jamais. Aujourd’hui encore, lorsque je pense à lui, j’imagine la route de campagne, la camionnette au croisement et son corps désarticulé couché près du calvaire tandis que dans le fossé gît la carcasse pliée de sa DS.
Avec les années, mon père s’est lentement effacé. Sa voix d’abord, chant éphémère que ma mémoire n’a pas su retenir. Puis son visage, sa façon de parler, de bouger, d’être là. Pour lutter contre l’oubli, il me reste les photographies que maman entasse pêle-mêle dans des boîtes en carton et les films super-huit que nous visionnons lors des rares réunions de famille. Ces jours-là, mes sœurs dressent un écran de fortune dans un coin du salon où les hôtes prennent place en chuchotant. On ferme les volets, installe le gros projecteur et la toile s’allume enfin, faisant taire les derniers bavardages. Mariages, anniversaires, fêtes de fin d’année, les moments heureux défilent dans une chronologie aléatoire et cocasse, émaillée de rires pudiques, de sanglots contenus. Assise dans la pénombre, je regarde les scènes d’autrefois, le cœur serré, consciente de n’être plus que la spectatrice impuissante d’un passé révolu, otage d’un cinéma muet et dérisoire, seul témoignage de notre vie d’avant.
Debout sous la vilaine bruine, je me souviens en grelottant, des heures où enfants, ma sœur et moi accompagnions notre mère au cimetière. Les poings dans nos poches, nous l’observions en silence disposer sur le marbre noir un bouquet de fleurs fraîches qu’elle avait cueillies le matin même dans notre jardin. Parfois, des mains fraternelles avaient déposé sur la tombe de touchants hommages, plantes artificielles et pots colorés, que les critères esthétiques de la jeune veuve faisaient disparaître sans état d’âme derrière la stèle. Aujourd’hui, maman ne vient plus et sous la poussière et la crasse, le lit de mon père a retrouvé tous ses colifichets.
La nuit s’installe doucement. Dans la lumière des réverbères, la pluie scintille et la cloche, au loin, annonce la fermeture ; il est temps de rentrer. À grandes enjambées, je remonte l’allée en direction de la grille, entravée par le lourd cartable que je porte en bandoulière. D’un coup sec, je dégage l’anse qui me laboure l’épaule, mais celle-ci rompt brutalement, éparpillant le contenu de ma besace sur le sol. Impuissante, je vois s’échouer dans les flaques naissantes mes livres et mes cahiers, mon vieux Zippo chromé, un sachet de Kleenex et ma poche de tabac d’où s’échappent en roulant quelques cigarettes.
Lorsque j’arrive devant la maison, toutes les persiennes sont closes, aucune lumière ne filtre. La porte d’entrée elle-même est condamnée, fermée par un solide volet à triples barres d’acier, que ma mère a fait installer il y a deux ans, après que nous avons été cambriolées. Je suis obligée de faire le tour par le jardin et de toquer à la porte de la cuisine. C’est Ben qui me reçoit.
— Maman commençait à s’inquiéter. Où étais-tu ?
— À Tombouctou !
— Très drôle ! T’as eu beau temps apparemment…
Sans répondre à la provocation de ma cadette, je grimpe l’escalier, en priant pour qu’Édouard ne soit pas dans la salle de bain. Depuis qu’ils sortent ensemble, cette inoffensive créature plus amoureuse de son reflet que de ma pauvre sœur occupe indéfectiblement notre terrain où il s’adonne sans l’ombre d’un remords aux doux plaisirs de l’oisiveté. Vaine prière, Édouard est dans la place.
— Ed ! Je veux prendre une douche !
Je tambourine contre la porte.
— J’ai bientôt terminé ! J’essaie un nouveau vernis qu’une copine m’a prêté…
— J’en ai rien à faire ! Dégage !
J’entends le verrou tourner. Par l’huis entrebâillé, Ed murmure avec un sourire de premier communiant :
— S’il te plaît, ma belle.
La miss monde a fini par lâcher l’endroit au bout d’un long quart d’heure et j’ai pu me couler sous le jet brûlant avant de passer à table. À dix-neuf heures tapantes, j’ai rejoint les autres et nous avons dîné au rythme d’émissions insipides ainsi que nous en avons l’habitude depuis qu’un poste de télévision trône dans la cuisine. Après le souper, ma mère s’allongera dans le canapé, un plaid relevé sous le menton. En quelques minutes, elle sombrera dans un sommeil profond provoqué par la fatigue et l’absorption quotidienne d’antidépresseurs. Blottie contre son corps lourd, je veillerai jusqu’à la fin des programmes, lorsque sur l’écran ne restent plus que la mire et les hommes volants de Folon. Parfois, quand je dors, moi aussi je me transforme en oiseau. Je flotte dans l’azur infini et mes ailes effleurent les rayons lumineux de l’astre qui se lève. Au-dessus des cimes ensoleillées, le froufrou soyeux des arbres murmure à mes oreilles tandis que sur mes joues le vent sèche mes larmes. Je suis bien.
Le réveil se charge de me tirer des nuages où je plane toute la nuit. Une nouvelle journée s’annonce. Comme d’habitude, je laisserai filer les heures sans la moindre résistance, les yeux fixés à la pendule, attendant que les cours se terminent, engourdie par l’ennui et le désœuvrement. Les escapades chez « Oscar » ne suffiront pas à dissiper la brume que j’ai dans la tête et je resterai ainsi jusqu’à la fin du jour, détachée de ce monde que je ne comprends pas, ce théâtre ridicule dont je me sens exclue, ombre parmi les ombres.
« Remember when you were young,
You shone like the sun.
Shine on you crazy diamond.. ».
Dans le casque que j’ai posé négligemment sur mon bonnet de laine, Gilmour habille de son jeu hypnotique mon humeur du matin. Dans quelques minutes, je retrouverai Véro devant les grilles du bahut, assise à califourchon sur sa mobylette. On fumera une cigarette avant de s’engouffrer avec des dizaines d’élèves dans les couloirs vétustes de l’établissement.
— J’ai raté ma dissert' hier ! m’avoue-t-elle alors qu’on monte l’escalier pour aller en cours de philosophie.
Elle soupire en faisant voler une mèche de ses cheveux dorés. Je la regarde en souriant. Avec son ovale parfait, ses yeux en amande soulignés de noir et le scintillement profond de son blond vénitien, elle ressemble à la Vénus de Botticelli qu’on a vue aux Offices, l’an dernier. En rentrant à la Villa Camerata, le soir, une auberge de jeunesse où nous logions pendant notre séjour à Florence, je ne lui ai rien avoué de mes pensées, elle se serait moquée de moi.
J’ai adoré l’Italie ! Dans le cadre de notre programme sur le Quattrocento, notre professeur de dessin avait organisé un circuit dans les principaux musées de la ville. C’était la première fois que je partais à l’étranger et j’étais terriblement excitée. Je me souviens de notre première escale ; même après vingt-heures de bus, le dos meurtri et les paupières gonflées par le manque de sommeil, Pise restait éblouissante ! Sur une pelouse taillée au cordeau, les marbres de Carrare étincelaient à la lumière crue du petit matin et harponnaient le bleu céleste d’un ciel sans nuages. Mes camarades et moi sommes descendus précipitamment nous mêler aux gens qui flânaient autour des monuments puis nous avons entrepris l’ascension de la célèbre tour. Une légende dit qu’atteindre le sommet condamne tout élève à rater ses examens. Aurions-nous été superstitieux que nous n’en aurions guère tenu compte, car sur le toit du campanile immaculé, nous nous sentions, soudain, comme de jeunes dieux de l’Olympe, arrogants et fiers, tandis que nous contemplions avec jubilation les minuscules points de couleur qui s’ébattaient à nos pieds, tels d’insignifiants hexapodes.
En fin de journée, nous avons repris la route vers Florence où nous avons directement été conduits à l’hôtel, une vaste demeure du siècle dernier, à la façade de pierres jaunes, au perron garni de colonnades. Dans le vestibule humide, de nombreux élèves patientaient, serrés en file indienne près d’un comptoir de bois sombre. Derrière, un type à la mine patibulaire leur distribuait des piles de draps amidonnés avant de les envoyer d’un geste impérieux vers les dortoirs. Dociles, nous les avons rejoints et avons attendu notre tour, impressionnés par le glacial accueil. Au premier, une dizaine de lits superposés s’alignaient contre le mur de chaux vive où de grandes fenêtres à barreaux laissaient filtrer les dernières lueurs du jour. J’ai su tout de suite que je ne fermerais pas l’œil de la nuit. J’étais tellement habituée à vivre en vase clos, à l’abri dans ma bulle, que ce séjour en Italie prenait pour moi des allures d’expédition fantastique. Je me sentais à la fois exaltée et si vulnérable ! Au moment où la chambrée faisait entendre ses premiers soupirs, j’auscultais, éreintée et fébrile, les mille fissures du plafond sous les pâles rayons de la lune. J’ai fini par m’endormir à l’heure où chantent les coqs de basse-cour.
— Eh ! Réveille-toi !
La voix de mon amie, au loin, puis un petit choc à la hauteur du coude. Je ne me trouve pas à la Villa Camerata, mais en cours de philosophie. Devant moi, les têtes penchées de mes camarades m’indiquent qu’ils sont en train de corriger un devoir. Véro me regarde en coin, son éternel sourire de madone au bout des lèvres.
— Ça te dirait de retourner à Florence avec moi ?
J’ai lâché ces mots comme on jette une bouteille à la mer. Soudain, tout ici me paraît insupportable. J’étouffe dans la salle de classe surchauffée, devant les dos courbés sur les pupitres. En quelques secondes, mon corps se couvre d’une sueur glacée tandis que mon rythme cardiaque s’affole : je fais une crise d’angoisse. Véro a deviné mon désarroi. Par-dessus ses petites lunettes rondes, elle me jette un regard incrédule.
— À Florence ?
J’attends un moment avant de lui répondre :
— J’ai besoin de changer d’air !
Je la vois tout à coup lever la main et demander l’autorisation au professeur de m’emmener à l’infirmerie. Monsieur Binet s’approche de notre table et les sourcils froncés, m’interpelle :
— Qu’y a-t-il, mademoiselle ? Vous ne vous sentez pas bien ?
Tous les regards sont braqués sur moi. Il faut que je dompte ma panique. Je tente un sourire que je devine crispé et lance dans un souffle que ça va, c’est juste un malaise parce que je n’ai pas mangé ce matin. Je comprends à son air sceptique que je n’ai pas convaincu le professeur, mais il finit par s’éloigner sans un mot. Lorsque la sonnerie retentit, je me précipite vers la porte sans attendre Véro qui me voit, interdite, sortir de la classe en trombe. Elle me retrouve un peu plus tard, sous le hangar à vélos où je suis venue me réfugier, à l’abri des regards et du bruit de la cour.
— Ça va ? me demande-t-elle.
— Ça va, je lui réponds.
Elle ne dira rien de plus. Elle est comme ça cette fille, pudique et réservée dès qu’il s’agit de parler sentiment. Elle glisse le long du mur où je suis adossée et s’assied à côté de moi. En silence, elle sort un paquet de cigarettes, en allume une et recrache la fumée en faisant doucement chuinter l’air entre ses lèvres.
— Pour Florence… commence-t-elle.
— Laisse tomber, c’était des conneries.
Elle me sourit, je lui souris aussi et le ciel paraît moins gris tout à coup. Trois jours plus tard, on est attablé « Chez Oscar », le troquet à côté du bahut où nous avons installé notre quartier général. On boycotte le cours d’anglais, car on ne supporte plus le parti-pris de l’enseignante, un ingrat laideron qui affiche une partialité sans réserve à l’encontre des élèves de la section artistique. Ce comportement arbitraire lui a d’ailleurs valu un vibrant hommage dans les toilettes du deuxième où une âme peu charitable lui a tiré le portrait. Grimée en sorcière, on la voit déclamer du Shakespeare en tenant dans son poing la tête médusée d’un garçon. Tout y est : l’œil sournois, la frange en escalier, le cheveu corbeau et la lippe dégoulinant de rouge écarlate. L’ignoble bubon aurait dû se méfier avant de jeter l’opprobre sur les disciples du crayon, c’est une arme redoutable entre des mains expertes ! Cependant, avoir conscience de l’injustice ne m’épargne ni la colère ni l’amertume ; je suis d’autant plus affectée que j’ai toujours apprécié cette matière. Au collège, j’ai eu la chance de croiser l’exact opposé de la triste figure qui nous sert aujourd’hui de professeur d’anglais, une enseignante généreuse, enthousiaste et intègre qui m’a donné l’envie d’apprendre. Grâce à elle, j’ai goûté au crumble aux pommes et aux œuvres gothiques des Brontë. À cause d’elle, je suis devenue nostalgique d’un pays où je n’ai jamais mis les pieds.
— On va chez Fabienne ce soir. Tu nous accompagnes ? Claire, tu m’entends !
La voix de ma meilleure amie interrompt ma rêverie.
— T’es déjà allé à Londres ?
— Quoi ?
— Londres, tu connais ?
— Non, pas plus que toi.
— On se fait un week-end ?
— On n’a pas les moyens et puis j’en ai pas envie !
— Pourquoi ?
— Parce qu’il fait encore plus moche qu’ici !
— Mais…
— Arrête, Claire ! Tu deviens chiante !
Vexée, je me lève sans un mot et quitte le bistrot en claquant la porte. Il reste près d’une heure avant le prochain cours, mais je décide malgré le froid d’attendre dans le square, en face du lycée. Des tas de feuilles mortes jonchent le sol autour du toboggan et de la structure en acier qui sert de perchoir aux enfants. Ça sent l’humus et la crotte de chien. Pas un chat à l’horizon. Pas même un écureuil. Un écureuil… « tu te crois à Central Park, ma vieille ! ». Véro a raison, je dois arrêter mes délires. Une bourrasque froisse soudain la surface de quelques flaques que la pluie a creusées par endroit. Qu’est-ce que je fais là ? Comme l’autre jour, devant la tombe de mon père, je me pose la question. Si seulement j’avais la réponse…
J'ai accroché dès le début. Je trouve que ton texte est très bien écrit, il sonne juste, il est plein de poésie. Comme Loutre, je trouve que le passage où le personnage repart dans son quotidien avec le repas, les cours, est moins agréable à lire et casse un peu la magie des premiers paragraphes. Sûrement parce qu'il laisse moins la place au personnage de décrire ce qui l'entoure et qu'elle fait merveilleusement bien :)
Je vais lire la suite avec plaisir !
Ci-dessous les quelques points que j'ai relevés à la lecture, ce n'est que mon avis personnel et subjectif :)
- Sous le crachin d’octobre, la ligne régulière des caveaux érige sa morne silhouette au pied des allées de ciment que domine la flamme sombre de quelques cyprès. ==> la phrase est belle mais wouah j'ai du le relire plusieurs fois pour la comprendre
- Avec les années, mon père s’est lentement effacé ! ==> je trouve que le point d'exclamation casse le rythme triste, c'est peut être voulu mais j'ai trouvé ça étrange
- Debout sous la vilaine bruine, je me souviens en grelottant, des heures où enfants, ==> j'ai l'impression que les virgules ne sont pas très bien placées
- Avec son ovale parfait, ==> je comprends qu'on parle de son visage mais je trouve la formulation bizarre
- impressionnés par le glacial accueil ==> je trouve que glacial accueil sonne bizarrement, j'aurais inversé
Comme ton résumé m'intriguait, j'ai voulu jeter un œil à ton histoire et... j'ai été tout de suis dedans. Ce ne sont pas tant tes personnages - ce serait d'ailleurs ma petite réserve, car je trouve certains peu attachants, voire un peu clichés, mais c'est un début de roman, c'est normal de ne pas les avoir encore vraiment creusés - ce n'est pas non plus forcément l'intrigue qui se pose à son rythme, qu'on suit avec plaisir cela dit, mais comme on se laisserait bercer, c'est, donc, ton style d'écriture. J'ai tout de suite été dans l'ambiance grâce à tes descriptions. C'est délicat, sans lourdeur, mais avec de l'émotion. J'ai vraiment beaucoup aimé cet aspect de ton premier chapitre.
J'ai de fait un peu moins aimé les quelques très courts paragraphes où le quotidien s'empare de ton personnage et où tout va plus vite, avec un style plus rapide, qui se pose moins sur des petits détails propres à poser un contexte. La fin relance l'ensemble, cependant, on retourne sur cette mélancolie du début, on a hâte, de fait, de lire la suite...
Et donc c'est elle que j'attends... ;)
Au plaisir de la lire...
A bientôt !
et merci pour ton commentaire ! J'espère que la suite te plaira ;)