Nvoffo

« Grand-papa Abraham, tu peux nous raconter l'histoire de Voffo ? S'il te plait ! brailla l'un des trois enfants assis en demi-cercle devant le fauteuil à bascule du vieil homme.

- Eeeeeh, c'est Noffo, d'abord. Tu sais même pas parler ! corrigea une petite fille aux cheveux blonds.

- Moi j'ai toujours cru que ça se disait Foffo... avoua timidement le troisième.

- Bon bon, calmez-vous les enfants. Puisque vous y tenez, je vais vous raconter l'histoire de Nvoffo. » reprit enfin le vieillard d'un air solennel, mettant tout le monde d'accord. Il s'inclina en avant pour s'approcher de son auditoire et marqua une courte pause avant d'entamer son récit d'une voix grave.

« Tout commença au début de l'été 1957. J'étais alors un jeune et vigoureux journaliste, prêt à tout pour partir explorer les mystères de notre planète. A cette époque, et heureusement pour moi, certaines civilisations étaient presque totalement isolées du reste du monde. Bien sûr, il y avait eu quelques contacts avec des explorateurs par le passé, mais aucune information continue ne nous parvenait de ces contrées lointaines.

D'après les rumeurs, l'ile de Nvoffo, perdue au beau milieu de l'océan Pacifique, abritait l’une de ces civilisations; sans doute l'une des plus énigmatiques de l'époque, ce qui attira naturellement ma curiosité. A ma grande surprise, on racontait que les habitants de l'ile parlaient notre langue, le français ! Quelle heureuse coïncidence ! C'était donc l'occasion rêvée de partir à leur rencontre afin d'en apprendre plus sur ce peuple fortement méconnu; il ne me restait plus qu'à trouver un bateau, et un capitaine pouvant m'y amener.

Mais s'il était plutôt facile de dénicher un bateau, on ne pouvait pas en dire autant d'un navigateur sérieux et compétent. J'avoue volontiers avoir eu de la chance lorsque je suis tombé, par pur hasard, sur le capitaine Navell. C'était un homme robuste, cultivé, assez âgé pour être mon père, et son visage marqué par les aventures annonçait une expérience considérable dans la navigation. Il portait toujours une traditionnelle casquette de capitaine, même lorsqu'il n'était pas en mer. Je lui faisais confiance et il accepta mon modeste payement...

- Mais c'est quand Voffo ? Moi je voulais Voffo... interrompit l'un des enfants.

- C'est Nvoffo, et c'est bientôt, promis ! » répliqua le vieil homme. Il soupira et se gratta la barbe, en se demandant comment garder l'attention de ses jeunes auditeurs tout en préservant l'authenticité de son histoire. Il prit une profonde inspiration avant de poursuivre son récit.

« Je partis donc en direction du Pacifique à bord de l'embarcation du capitaine Navell. Bien que l'ile de Nvoffo ne possédât aucune valeur touristique selon les guides de l'époque, son emplacement était précisément indiqué sur la plupart des cartes de bonne qualité. Couplées à l'expérience du capitaine, ces informations présageaient un trajet sans encombre jusqu'à Nvoffo. J'avais espéré que ce long voyage m'aurait enfin permis d'apprendre à connaitre un peu le capitaine Navell. Malheureusement, il n'était pas très bavard et balayait souvent mes sincères interrogations par des réponses toutes faites ou par des dictons à l'origine douteuse.

Je profitai alors des quelques jours restants pour planifier mon travail, pour noter toutes les questions que je pourrais poser aux habitants de l'ile. J'ignorais par où commencer, tant notre connaissance de Nvoffo était pauvre ! Il fallait tout reprendre de zéro : les coutumes locales, la politique, les habitudes, les lois, les spécialités, le commerce... même leur langage pouvait avoir évolué différemment du nôtre, ce qui risquerait de compliquer nos échanges. Au moment où je m'y attendais le moins, absorbé par mes innombrables questionnements, Navell m'appela depuis le pont.

« Abraham ! Viens m'aider, on va accoster ! »

Je me précipitai immédiatement sur le pont, en prenant soin d'emporter mon calepin avec moi. Nous étions enfin arrivé à Nvoffo ! De l'extérieur, l'ile était tout à fait banale, elle ressemblait à toutes les autres que j'avais pu voir : climat tropical, végétation exotique, grandes plages de sable blanc... et une civilisation y était effectivement installée, comme en témoignaient les quelques structures que nous apercevions déjà de loin.

Nous arrivâmes dans un petit port, assez mal entretenu à cause de son utilisation limitée. Je remarquai alors qu'un habitant de l'ile attendait, seul, sur le débarcadère. Il nous avait sûrement vus arriver et devait être surpris de recevoir de la visite. A peine étions nous sortis de notre embarcation, que l'autochtone se mit à s'approcher lentement, jusqu'à se retrouver juste en face de nous, immobile et silencieux. La situation était embarrassante, car personne ne semblait savoir comment se comporter.

Soudain, l'homme me regarda droit dans les yeux d'un air méfiant, et il resta dans cette position pendant quelques secondes. Puis, d'un geste rapide et maitrisé, il me tira la langue ! Sans tourner la tête, j'essayai alors d'observer le capitaine Navell qui se trouvait à côté de moi, comme pour lui demander de l'aide ou un conseil; et lorsque mon regard revint se poser sur l'étranger, il affichait un large sourire détendu. Rassuré par cette réaction, j'exprimai un grand soupir de soulagement, mais je préférai laisser l'homme entamer la discussion, de peur de commettre une irréparable maladresse.

« C'est votre première fois ici, n'est-ce pas ? engagea enfin l'étranger, en marquant chaque syllabe pour s'assurer qu'on le comprenne bien.

- Oui, je crois que c'est assez flagrant. Je suis le capitaine Navell, et voici Abraham, répliqua le capitaine, qui s'était enfin décidé à me venir en aide.

- Je... je suis journaliste. Comme votre civilisation est restée très méconnue sur le continent, j'ai pensé qu'il serait... intéressant de venir vous rencontrer.

- Eh bien, c'est une excellente idée ! Je me ferais un plaisir de vous servir de guide et d'hôte pendant votre séjour. Mes bonnes connaissances des coutumes locales vous feront gagner un temps précieux. Au fait, vous pouvez m'appeler Vileddo. »

Il parlait maintenant un français parfaitement fluide, avec un léger accent indéfinissable mais pas gênant. Il nous invita ensuite à le suivre vers l'intérieur de l'ile, en direction de sa demeure. Alors que nous marchions sur le débarcadère, j'estimai que l'ambiance était désormais favorable à une première indiscrétion.

« Si je peux me permettre, pourquoi m'avoir tiré la langue tout à l'heure ?

- Oh, j'ai complètement oublié de vous expliquer. C'est simplement le geste de salut local ! A la place de se serrer la main, comme chez vous, on se tire la langue. Il y a de multiples avantages : c'est plus hygiénique, et on peut effectuer le geste à distance ! »

J'étais bien incapable de dire s'il s'agissait d'une plaisanterie ou non. Le capitaine Navell, lui, avait apparemment fait son choix. Il ne put retenir son rire et s'en excusa immédiatement. Après réflexion, je réalisai qu'il n'y avait en fait aucune raison de privilégier un geste plutôt qu'un autre, puisqu'il s'agissait finalement d'une convention sociale arbitraire. Pour respecter les coutumes locales, je devrais donc m'efforcer de tirer la langue à tous les gens que je rencontrerais sur l'ile ! »

L'un des enfants profita de cette opportunité pour s'essayer aux mœurs de Nvoffo, en tirant fièrement sa langue en direction du conteur. Abraham réagit rapidement.

« Non non non ! Pas ici les enfants, c'est seulement valable sur Nvoffo ! »

Il hésita un instant avant de reprendre sa narration.

« Pendant le trajet, Vileddo nous présenta un aspect fondamental de l'organisation de l'ile : son calendrier. La définition d'un jour formait une base chronologique commune pour nos deux cultures, mais toutes les autres divisions de temps étaient différentes. Ainsi, sur Nvoffo, une année durait 73 jours, et non 365. L'année était divisée en sept saisons, nommées Ruber, Aureus, Flavus, Viridis, Caeruleus, Indicus et Violaceus. Il nous expliqua que les Nvoffolais s'étaient inspirés des couleurs de l'arc-en-ciel pour les baptiser. Chez eux, une semaine durait seulement quatre jours, et ils l'appelaient par conséquent quartaine. Ces quatre jours se nommaient Conquaesti, Wardi, Fameni, et Mortemi; en référence à quatre personnages étranges d'un livre sacré.

J'avoue ne pas avoir tout retenu de ses passionnantes explications, mais je me souviens que le dernier jour était associé à la mort et qu'il s'agissait d'un jour de repos, semblable à notre dimanche. Enfin, chaque jour était divisé en dix heures, chaque heure contenait dix minutes, elles-mêmes formées de dix secondes. Vileddo argumentait qu'il était bien plus logique de conserver un système décimal dans la division du temps. Il n'avait pas tort. Toutes ces nouveautés commençaient déjà à se mélanger dans ma tête, et ce n'était que le début !

Sur le chemin, nous croisions parfois quelques Nvoffolais et Nvoffolaises, qui me donnaient l'occasion de m'exercer au tirage de langue. Le capitaine Navell, quant à lui, semblait plutôt réticent à cette nouvelle pratique, mais j'espérais secrètement qu'il finirait par s'y plier.

Toujours étonné par les si nombreuses différences entre nos deux cultures, je fis une remarque, sincère bien qu'un peu idéaliste.

« Dis-moi Vileddo, penses-tu qu'il serait possible d'unifier tous les peuples avec un système international ?

- Je pense surtout qu'il serait dommage d'aligner les casques avec les styles. »

Ne connaissant pas cette expression, je me tournai vers le capitaine, qui avait plus de chances d'en saisir la signification. Mais je compris à son regard qu'il n'était pas plus avancé que moi. Constatant notre silence, Vileddo réalisa alors qu'il nous devait des explications.

« Oh, excusez-moi, c'est une expression nvoffolaise. Comme les casques ont tous la même forme, on perd de la diversité lorsqu'on en porte un, on perd son style. Je voulais donc dire qu'il serait dommage d'effacer en partie une culture en voulant lui appliquer un certain moule. Vous verrez, on utilise beaucoup d'expressions amusantes sur Nvoffo. N'hésitez pas à me demander des explications sur leur significations ou leurs origines. »

J'avais hâte de découvrir ces fameuses expressions nvoffolaises, et de les comparer avec les nôtres. Tout en marchant, je me mis alors à noter un maximum d'expressions que je connaissais, en insistant sur les plus farfelues, pour en discuter avec Vileddo au moment opportun. Je ne me doutais pas une seule seconde que le capitaine Navell m'aiderait considérablement dans cette entreprise, ni que l'occasion que j'attendais arriverait bientôt. En effet, comme il était déjà tard lorsque nous arrivâmes finalement chez Vileddo, il nous proposa de partager un premier repas avec lui. C'est ainsi que nous rencontrâmes Paalu, une jeune femme nvoffolaise qui vivait avec Vileddo dans leur petite maison.

Un peu plus tard, nous étions donc tous réunis autour du magnifique repas que Vileddo nous avait préparé. Fasciné par notre présence, il essaya de transmettre son enthousiasme à Paalu.

« Tu devrais aller voir le somptueux navire du capitaine Navell quand tu auras un moment, on en voit rarement d'aussi beaux par ici.

- Bah, ça va, ça casse pas trois pattes à un canard. » corrigea modestement le capitaine.

Nos hôtes éclatèrent de rire. Je regardai Navell, déconcerté.

« Je suis vraiment désolé, c'est juste qu'ici, on utilise une expression différente mais avec la même structure. On dit : "Ça tord pas trois cornes à un bouquetin !" Mais je trouve votre version bien plus amusante ! »

C'était à notre tour de rire, même si Navell dut se forcer un peu. Il s'ensuivit une discussion intéressante sur l'origine totalement arbitraire de cette expression. Pourquoi un canard plutôt qu'un autre animal ? Pourquoi trois pattes et pas n'importe quel autre nombre supérieur à deux ? Mystère et boule de gomme...

Je sortis alors mon calepin et l'ouvris à la page où j'avais noté quelques expressions un peu plus tôt.

« Tiens Vileddo, que penses-tu de celle-ci : Donner sa langue au chat.

- Eh bien, c'est absurde, qui ferait une chose pareille ?

- Cela signifie que l'on arrête de chercher la réponse à une question, en général une devinette. J'aurais par contre bien du mal à justifier son origine...

- Oh vous savez, il est parfois difficile voire impossible de tracer l'origine de ces curieuses expressions. On finit d'ailleurs souvent par se vautrer en orbite géostationnaire ! »

Cette fois-ci, il comprit immédiatement que des précisions seraient appréciables.

« On dit cela lorsque l'on persiste dans l'erreur, en voulant résoudre un problème difficile avec la mauvaise approche. Puisqu'en orbite géostationnaire, on observe toujours la même face de la terre, il est impossible de voir l'autre côté qui contient peut-être la solution. »

La discussion se prolongea ainsi pendant une bonne partie de la nuit, et Vileddo semblait connaitre une infinité d'expressions plus étranges les unes que les autres. Parmi les plus originales, j'ai surtout retenu "Penser à la ruse sans gargouiller au bar du coin." et "Se priver de la culture pour frotter le têtard avec des indices équiprobables.", dont j'ai malheureusement totalement oublié les significations. Déboussolés par le voyage, le capitaine Navell et moi n'avions plus vraiment de repère temporel, et c'est notre hôte qui nous fit remarquer qu'il était déjà une heure du matin, en système local, ce qui correspond à presque trois heures. Nous rejoignîmes donc nos chambres respectives, à l'étage, pour obtenir un repos bien mérité.

Le lendemain, je fus réveillé par une douce mélodie qui se répandait dans la maison. Je crus reconnaitre du violon, ou en tout cas un instrument analogue, et descendis les escaliers afin d'en trouver la source. En bas, je fus accueilli par Vileddo, qui préparait le petit déjeuner.

« J'ai pensé qu'un réveil musical serait une bonne idée. J'en profite aussi pour vous faire découvrir la musique locale.

- C’est vraiment très beau, merci.

- Il s'agit d'un ensemble de concertos : Les Sept Saisons de Vladivi, un compositeur nvoffolais du siècle dernier. »

Désormais plus habitué au système local, je remarquai qu'un siècle sur Nvoffo représentait en fait une période de vingt années dans mon référentiel. »

Le récit du vieil homme fut soudainement interrompu par le père de l’un des enfants, qui venait leur indiquer que le repas était prêt. Les trois enfants s’installèrent autour de la petite table qui leur était destinée, pendant qu’Abraham rejoignait celle des adultes. La plupart des invités semblaient intrigués par l’histoire de son voyage sur Nvoffo ; il résuma donc brièvement son arrivée sur l’île avant de poursuivre.

« Vileddo me proposa de faire un tour dans son jardin en attendant que le capitaine Navell se réveille. Il m’emmena donc à l’arrière de sa maison, où je decouvris une flore étonnante. De grands arbres fruitiers entouraient le périmètre, et je pus goûter une petite sphère jaune  délicieusement sucrée et parfumée. Sous les arbres, une chèvre arrachait des touffes d’herbes en ignorant totalement ma présence.

« C’est Caali, notre chèvre de compagnie. Elle est très affectueuse, vous pouvez la caresser.

- Vous voulez dire que c’est un animal domestique ?

- Non non, de compagnie. Elle dort parfois avec moi ! »

Bien que je trouvais cela étonnant, je me dis que ce n’était pas plus étrange que de partager son lit avec son chat ou son chien. En me retournant, je vis qu’un cochon dormait paisiblement sous un abri en bois. Vileddo m’expliqua qu’il s’appelait Dumbao, et que la plupart des habitants de l’île possédaient un cochon de compagnie. Il était manifestement très attaché à cet animal, avec qui il pouvait jouer ou se promener pendant des après-midi entiers. »

Abraham déclina poliment la côte de porc que l’on venait de lui proposer sur un plateau, avant de reprendre son récit.

« Après notre sortie dans le jardin, j’aidai  Vileddo à terminer les préparatifs du petit déjeuner. Il me fit découvrir de nombreuses spécialités locales, qui avaient toutes l’air très appétissantes. Lorsqu’il me servit un grand verre de lait, je réalisai que je n’avais encore vu aucune vache sur l’île. Il m’expliqua alors qu’il n’y en avait pas sur Nvoffo. Par contre, il existait une espèce de chiens indigène dont le lait possédait d’excellentes propriétés nutritives. Il s’agissait d’un secteur plutôt lucratif : de nombreux Nvoffolais élevaient ces animaux pour leur viande ou leur lait, toujours avec beaucoup de respect et de bienveillance.

- Papa, s’il te plaît, pas pendant le repas, s’exclama une femme assise en face de lui

- Ah bon ? Et pourquoi pas ?

- Parce que c’est dégoûtant. Voilà pourquoi.

- Au contraire, c’était délicieux ! Bien meilleur que le lait de nos vaches. »

Un silence gênant ponctua sa dernière réplique. Puisque personne n’avait rien d’autre à ajouter, Abraham estima qu’il était judicieux de continuer sur sa lancée.

« Une question surgit alors dans mon esprit : je me demandais si le morceau de viande que nous avions mangé la veille provenait également de ces remarquables chiens. Vileddo confirma mon hypothèse, en précisant que les Nvoffolais ne consommaient de la viande que pour les grandes occasions. »

Un invité posa bruyamment ses couverts sur la table avant de se lever pour quitter la salle à manger. Abraham subit un regard noir de sa fille, qui le suppliait silencieusement de changer de sujet.

« Bon, vous aurez donc compris que ce petit déjeuner était magnifique ! Mais pas autant que la jeune femme qui nous rejoignit ensuite. Je crus d’abord reconnaître Paalu, puis je réalisai qu’il s’agissait d’une autre femme, qui se présenta comme Naapia. Elle me tira la langue, et je lui répondis immédiatement par le même geste. Je me tournai ensuite vers Vileddo, en me demandant si sa maison n’était pas en réalité une auberge.

« Eh bien, combien de personnes héberges-tu chez toi ?

- Ah, oui, j’imagine que les relations monogames sont encore prédominantes dans votre pays. Ici, la plupart des gens préfèrent les modèles de relation non exclusifs. »

Vileddo m’expliqua qu’il avait trois partenaires régulières, qui entretenaient chacunes d’autres relations. Il m’exposa les nombreux avantages du polyamour, en formulant l’hypothèse que notre société profiterait grandement de cette transition relationnelle. Je comprenais bien ses arguments : j’avais moi-même souvent été amoureux de plusieurs personnes simultanément, mais cela avait malheureusement toujours engendré de nombreuses complications.

« Et pour les enfants ? Comment vous vous organisez ?

- Les enfants s'adaptent très facilement à ce système ! Les personnes qui le souhaitent peuvent tout à fait s’occuper des enfants biologiques de leurs partenaires. Je suis d’ailleurs très proche de la fille de Naapia, que je garde tous les Mortemis. »

Naapia embrassa Vileddo dès qu’il eut terminé sa phrase. Elle semblait parfaitement heureuse dans cette configuration relationnelle. »

L'homme qui était assis à côté d’Abraham estima qu’il avait franchi une limite inadmissible. Il pivota brusquement sur sa chaise pour faire face au vieil homme.

« Eh bah, j’espère que tu racontes pas ce genre de conneries aux enfants.

- Oh non, ce serait beaucoup moins drôle qu’avec vous.

- Moins drôle ? s’étonna-t-il, visiblement agacé.

- Oui, vos réactions virulentes à mon récit sont tout à fait révélatrices de votre fermeture d’esprit.

- Papa, ça suffit. » intervint finalement la fille d’Abraham, qui voulait éviter une potentielle dispute.

Le repas se termina dans un silence gênant, ce qui donna l’occasion à chaque convive de réfléchir aux thématiques abordées par le récit du conteur. Il retourna ensuite s’asseoir sur son fauteuil à bascule, et fut rapidement rejoint par les trois enfants qui voulaient entendre la suite de son histoire.

« Lorsque le capitaine Navell nous rejoignit, il put profiter du petit déjeuner qui s’était progressivement transformé en brunch. Il avait l’air de bonne humeur, pour une fois, et j’espérais qu’il le resterait. Vileddo se réjouit de son arrivée, car il avait une annonce importante à nous faire.

« Bien, maintenant que vous êtes tous les deux réveillés, j’aimerais vous faire part d’une proposition. Ce soir aura lieu la fête annuelle d’Uloabogu, pendant laquelle nous célébrons le miracle de notre existence. J’aimerais vous inviter à participer aux festivités afin de mieux comprendre nos coutumes locales.

- Ce serait avec grand plaisir, mais s’il s’agit d’une fête religieuse, je crains que nous n’ayons pas le temps d’en saisir les enjeux, répondis-je, un peu déçu.

- Oh mais il ne s’agit aucunement d’une fête religieuse. Uloabogu consiste à prendre conscience de la chance inestimable que nous avons d’exister. Nous célébrons cela à travers diverses traditions, qui font appel à notre créativité et notre rapport au monde. »

Vileddo nous expliqua que les enfants offraient généralement un dessin ou un bricolage qu’ils avaient réalisé à leurs parents, alors que les adultes et les jeunes les plus matures participaient à la traditionnelle récolte de champignons. Je trouvai d’abord cette pratique curieuse pour une fête, mais elle ne l’était finalement pas plus qu’une chasse aux œufs de Pâques ou qu’un échange de cadeaux de Noël.

Nous passâmes l'après-midi chez Vileddo, qui semblait posséder une connaissance inépuisable de la culture nvoffolaise. Naapia participa également aux discussions, en nous décrivant son rôle au sein d’une communauté religieuse locale. Elle officiait tous les Mortemis, et son groupe s’était grandement impliqué dans la préparation de la fête d’Uloabogu.

Nous découvrimes aussi des jeux nvoffolais aux règles étranges, qui mirent notre logique et notre intuition à l’épreuve. Vileddo était très fort, et il nous expliqua que sa perception instinctive des probabilités était dûe à l’enseignement de qualité qu’il avait reçu. En effet, le système éducatif de Nvoffo avait été conçu dans le but favoriser l’abstraction, la créativité, et la spiritualité des enfants. Ces compétences étaient au centre de leur culture, et elles se déclinaient en de nombreuses applications concrètes.

Il était 7 heures, en système local, quand Vileddo nous annonça que nous devions nous préparer à partir. Nous atteignîmes rapidement la zone selectionnée pour la récolte, qui n’était pas très loin de sa maison. Plusieurs dizaines de personnes, réparties en petits groupes, attendaient dans la clairière de la forêt. Vileddo nous proposa de nous joindre à son groupe habituel, composé de Paalu, Naapia, et d’un autre nvoffolais.

Alors que Naapia me racontait le déroulement de la fête de l’année précédente, je constatai qu’un vieil homme s’avançait lentement vers le centre de la clairière. Je supposai qu’il devait s’agir de quelqu’un d’important, car toute l’attention se focalisa rapidement sur lui. De plus, il portait des vêtements amples et colorés qui évoquaient une parure cérémonielle. Vileddo me chuchota qu’il s’agissait de Rodoguul, le chaman de l’île.

Malgré sa démarche hésitante, il dégageait un charisme indéniable. Tout le monde le regardait en silence, en attendant qu’il annonce officiellement le lancement de la récolte.

« Habitants de Nvoffo, habitués ou néophytes, visiteurs de contrées lointaines : bienvenue à la grande fête d’Uloabogu ! Dans quelques instants, vous aurez l’honneur de participer à la traditionnelle récolte de champignons sacrés. Je vous rappelle que chaque groupe comporte au moins un cueilleur expérimenté, qui pourra vous renseigner en cas de doute. Enfin, comme chaque année, vous êtes entièrement responsables de votre consommation, que je vous invite à modérer. »

Le discours de Rodoguul fut applaudi, et les groupes commencèrent à se disperser dans la forêt. Au début, le capitaine Navell et moi-même avions beaucoup de mal à repérer les champignons sacrés. D’après les consignes que l’on avait reçues, ils étaient assez petits, et leur chapeau arborait des reflets violacés sur un fond bleu. Lorsque je crus en avoir enfin trouvé un, Naapia me corrigea en me signalant qu’il s’agissait d’une variété proche de celle que l’on cherchait, mais non comestible. Vileddo, de son côté, avait déjà cueilli une douzaine de champignons, qu’il disposait délicatement dans son panier. Il remarqua que le capitaine prenait un peu de retard sur le groupe.

« Tout va bien capitaine ? Vous ne distancerez guère le papillon en avançant à ce rythme ! »

Il s’agissait d’une nouvelle expression nvoffolaise, qui me sembla assez pertinente. Navell accéléra pour nous rejoindre, mais il n’était certainement pas le membre le plus enthousiaste de notre groupe.

Après une demi-heure de cueillette, nous décidâmes de retourner dans la clairière car nos paniers étaient déjà bien remplis. La plupart des groupes étaient déjà revenus, et certains commençaient même à consommer le contenu de leur récolte. Naapia nous expliqua que ces champignons possédaient des propriétés étonnantes, qui pouvaient altérer notre perception du monde. Pour une première expérience, elle nous conseilla de ne manger que trois champignons sacrés, ce que je fis immédiatement en choisissant ceux dont l’aspect me plaisait le plus. »

« C’est des champignons magiques ? demanda l’un des enfants.

- Exactement, des champignons magiques ! » répondit fièrement Abraham avant de poursuivre son histoire.

« Autour de nous, plusieurs groupes avaient allumé des feux, et certains nvoffolais jouaient de la musique avec des instruments locaux. Je me laissai absorber par cette ambiance en attendant de ressentir les effets des champignons. Vileddo s’assura à plusieurs reprises que tout allait bien pour nous, puisqu’il s’agissait de notre première célébration d’Uloabogu.

Bien que je n’en fus pas conscient sur le moment, ma perception du temps commençait déjà à s’altérer. Tout semblait se mélanger dans une plaisante harmonie : les couleurs, les sons, les odeurs. J’avais l’impression de ne faire qu’un avec l’univers, plutôt que d’en être seulement l’observateur externe. Toutes ces sensations étaient étonnamment agréables, sans être trop intenses. Mon corps et mon esprit expérimentaient un état de plénitude qu’ils n’avaient jamais connue auparavant. J’essayai alors d’interagir avec les autres, malgré mes difficultés d’élocution.

« Vous pensez qu’on pourrait jouer à un jeu dans cet état ?

- N’y pense même pas, autant ausculter des galaxies avec un bidet ! » me répondit immédiatement Vileddo.

Bien que je ne l’aie encore jamais entendue, le sens de cette expression me parut absolument limpide. Il s’agissait probablement d'un autre effet des champignons magiques.

Autour de nous, les gens chantaient, dansaient et riaient. Tout le monde semblait heureux, en harmonie avec l’univers, et je parvins enfin à comprendre le sens profond de la fête d’Uloabogu. J’aurais voulu que cette nuit ne se termine jamais, mais les effets des champignons sacrés finirent par s’estomper et nous rentrâmes chez Vileddo. »

La mère de l’un des enfants s’approcha du groupe après avoir écouté les dernières phrases du conteur. Elle avait enfilé un épais manteau et semblait impatiente de partir. Abraham comprit qu’il était temps de conclure son histoire, bien qu’il aurait pu continuer pendant des heures.

« Je passai encore quelques jours sur l’île, pendant lesquels je pus échanger mes idées et mes questions avec plusieurs habitants. Je découvris de nombreuses coutumes et expressions nvoffolaises, qui me firent souvent réaliser l’absurdité des nôtres. Un jour, je profitai même d’un après-midi ensoleillé pour promener Dumbao, le cochon de Vileddo, dans la forêt où nous avions fêté Uloabogu.

J’aurais évidemment aimé rester plus longtemps sur Nvoffo, mais le capitaine Navell avait malheureusement d’autres obligations. Nous partîmes donc, en emportant les quelques cadeaux que l’on nous avait offerts. Je passai presque l’intégralité du voyage du retour à consigner méticuleusement mes observations dans mon carnet. »

Il agita un petit livre abîmé devant les enfants, qui le perçurent comme un véritable trésor.

« Ce carnet contient les seules traces historiques dont nous disposions sur Nvoffo. En effet, lorsque j’essayai de me rendre à nouveau sur l’île quelques années plus tard, elle avait totalement disparu ! Plusieurs navigateurs expérimentés confirmèrent cette observation, et l’île de Nvoffo fut définitivement supprimée des cartes. Personne ne sait comment cela a bien pu se produire… »

L'un des enfants se leva lorsqu’il sentit la main de sa mère se poser sur son épaule. Les autres se retournèrent et comprirent qu’ils allaient également bientôt partir. Désormais seule face au vieil homme, la fille d’Abraham lui chuchota quelques mots.

« Tu sais, j’aimerais vraiment que tu arrêtes d'inventer ces histoires absurdes. Les enfants vont finir par perdre tous leurs repères !

- Des repères ? Ceux qui sont basés sur des conventions arbitraires ?

- Papa… Tu sais très bien ce que je veux dire.

- Pour que notre société cesse de reproduire toujours les mêmes erreurs, il faut pouvoir envisager des modèles alternatifs. Et la fiction est un excellent moyen d’y parvenir. »

Elle regarda autour d’elle pour s’assurer que les enfants n’écoutaient pas leur conversation.

« Donc tu admets que Nvoffo n’est qu’une invention de ton esprit ?

- Absolument pas. Nvoffo existe autant que notre monde existe. »

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