Nuit

Par Lyrou
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    Une brume stagnante s'étendait sur la lande, recouvrant tout d'une légère bruine. Sur la longue route qui traversait le noir en contournant parfois quelques arbres morts disséminés ça et là, un phare éclairait les gouttelettes, créant un large halo de lumière. Avançant parmi l'obscurité, un scooter projetait cet éclairage sur l'asphalte humide sur lequel il roulait lentement. Des nuances de bleus et de noir se mêlaient au blanc fantomatique de l'ampoule et se perdaient dans des tourbillons de poussière un peu plus loin. Malgré la bruine, l'horizon était plutôt dégagé et si plat que chaque petit relief paraissait deux fois plus grand qu'il ne l'était réellement. Neuf dormait à moitié, blotti et bien calé entre le sac de Louna et son dos, la tête appuyée dans le creux de ses épaules. Le vrombissement du scooter était amplifié par le silence ambiant, plutôt apaisant. De temps à autre il s'arrêtait avec un coup de frein de Louna et cette dernière jetait un œil au petit engin qu'elle aimait beaucoup et qui lui indiquait en continu ce qui les entourait et la route qu'ils suivaient. Elle regardait souvent s’ils allaient croiser un autre chemin, une possibilité de changer de cap, mais la ligne noire sur l'écran restait désespéramment seule. Quant ils s’arrêtaient parfois pour dormir un peu dans cette nuit constante qui leur avait fait perdre tout repère, elle se plaisait à écouter Kozög aux moments fixes de la journée où son émission fonctionnait. Le reste du temps, la radio diffusait des petites musiques à la flûte ou passait quelques alertes, souvent relatives aux attaques des stations essences ou à l'emplacement des Ouhtrok. Oyün n’avait fait qu’évoquer les Grandes Brumes quand ils étaient partis de sa caravane mais Louna se doutait bien que c’était ce qu’ils étaient en train de traverser. Il n’y avait pas d’autres mots que la brume pour décrire cet endroit. La nuit, la brume et le silence, il n’y avait rien d’autre. À chaque fois qu’ils découvraient de nouveaux espaces, Louna pensait que c’était l’endroit le plus singulier qu’elle n’avait jamais vu, mais elle doutait que quoique ce soit puisse surpasser les Grandes Brumes. Parfois quand ils s’arrêtaient tandis que Neuf s’endormait comme une masse, elle s’allongeait sur le dos et laissait son regard se perdre dans le brouillard ambiant, cherchant le ciel au dessus d’eux où devaient briller miles étoiles. Elle observait les tourbillons de sable bleu qui flottaient dans l’air et les gouttes de la brume en suspension, laissant son esprit vagabonder dans le vide qui les entourait.

   Les jours passaient, tranquilles et identiques à eux-mêmes. La radio annonçait parfois l’approche de zones d’Ouhtrok ce qui avait le don d’inquiéter Neuf même s’il ne savait pas ce qu’étaient ces fameux Ouhtrok. Pourtant ils n’en avaient pas croisé un seul. Ils n’avaient croisé personne en fait, pas même le fameux Viktor qu’ils devaient trouver le long de la route. Louna se demandait parfois s’il ne devraient pas le chercher mieux que ça mais ils n’avaient pas vraiment d’autre choix que de rester sur leur route et se laisser mener par elle à travers les Grandes Brumes.

   Quand ils commencèrent à croiser des corbeaux, Louna notifia le premier changement dans ces vastes étendues qu’ils parcouraient depuis un moment déjà. C’était vraiment des corbeaux immenses. Le moindre mouvement dans l’ombre commença à faire sursauter Neuf qui ne parvenait plus à dormir, inquiété par la surprenante augmentation de la présence des volatiles en quelques kilomètres. Louna fut forcée à ralentir, certains d’entre eux traversaient la route sans se soucier de cette lumière vrombissante qui avançait vers eux. Ils s’approchaient parfois de si près que Louna pouvait voir le détail de leurs plumes toutes en nuances d’obscures et leurs orbites saillantes où s’enfonçaient de grands yeux noirs. L’un d’entre eux se planta même devant le scooter et en plein milieu de la route, non sans les ignorer. Il regardait la brume, l’œil aux aguets, puis s’effondra d’un coup. Neuf sursauta et retint son souffle quand il vit une haute silhouette sur le bord de la route un peu plus loin. Louna plissa les yeux pour tâcher de savoir de quoi il retournait mais ne voyait qu’une ombre immobile montée sur des échasses. Le scooter était bloqué puisque l’immense cadavre du corbeau leur barrait la route et qu’ils ignoraient si les landes des Grandes Brumes étaient des tourbières ou du simple sable. La silhouette venait vers eux. Neuf déglutit alors qu’elle se précisait dans l’obscurité ambiante et serra les dents pour se donner une contenance. Quand Louna put savoir avec certitude qu’il s’agissait d’une personne elle demanda :

   -Êtes vous Viktor ?

  L’ombre cessa aussitôt de se mouvoir. Louna ne pouvait pas distinguer son visage derrière sa large capuche mais devina que ça l’avait troublé. Elle eut un léger sourire.

  - Nous venons de la toundra et un robot nommé Öyün nous a envoyé vers vous pour traduire un texte de dialecte Ouhtrok, vous pouvez nous aider ?

   L’homme resta encore immobile quelques secondes puis il harponna le corbeau qu’il avait abattu et les invita à le suivre d’un geste de la main avant de faire demi tour sur ses hautes échasses. Louna osa finalement quitter la route avec le scooter et laissa leur guide et l’oiseau qu’il traînait les mener là où ils le souhaitaient. Neuf n’était pas tranquille mais la curiosité de savoir ce que contenaient les textes de son livre supplantait ses craintes. Ils roulèrent doucement à travers le sable des Grandes Brumes jusqu’à apercevoir une battisse sur pilotis plongée dans des tourbillons de poussière. Une fois à ses pieds, ils constatèrent qu’il s’agissait plus d’une cabane déglinguée que de quoique ce soit d'aussi imposant qu’ils pensaient avoir vu de loin. Pour dire vrai Neuf se demandait comment elle tenait encore sur ses quatre pilotis en bois. Ils garèrent le scooter au pied de l’un d’eux et attendirent que leur hôte leur lance une corde depuis la porte qu’il avait atteint facilement, monté sur des échasses à l’exacte bonne taille. Il leur demanda ensuite de l’attendre en haut le temps qu’il s’occupe du fruit de sa chasse.

   L’intérieur de la cabane était très sombre, seulement éclairé par deux lampes à pétrole et quelques minuscules braises à l’agonie dans l’âtre d’une cheminée tout aussi petite. Le reste était nu et vide à l’exception près de quelques carnets et couvertures rêches sur un fauteuil miteux qui avait perdu toutes ses couleurs, et d’une peinture des Grandes Brumes accrochée au dessus du dit fauteuil. Après quelques hésitations ils posèrent leurs affaires dans un coin et s’assirent en tailleurs près de la cheminée sur le sol poussiéreux de la cabane. Il leur parut ensuite attendre une éternité avant que le propriétaire des lieux ne remonte avec ses échasses et un large sac en toile bien rempli. Il posa les premières contre les planches soutenant la porte et le deuxième à côté du fauteuil.

   - Gamine aide moi à couper tout ça c’est le repas de ce soir. Toi, allume le feu.

   Neuf n’appréciait pas trop son ton autoritaire mais il s’exécuta malgré tout. La chaleur de l’âtre et ses lumières orangées lui firent du bien quand il parvint à réveiller les braises mourantes. Louna quant à elle s’installa auprès de leur hôte et imita ses gestes pour découper la viande encore dure. Ils restèrent en silence le temps de la préparation puis étalèrent les morceaux dans un plat en bois pour les laisser passer le stade de la rigidité cadavérique sous le regard dégoûté de Neuf.

   - Vous êtes donc bien Viktor ? demanda-t-il en cherchant son visage sous sa capuche.

   En suivant le regard de la créature qui lui faisait face il sembla se souvenir qu’il avait encore le visage recouvert. Il s’en excusa puis retira son capuchon, dévoilant un nez aquilin proéminent, de larges oreilles implantées sur un crâne chauve et une barbe et une moustache taillées en pointe. Il avait de petits yeux fatigués qui semblaient regarder ses invités à la fois avec amusement et ennui.

   - C’est mon nom oui. J’ignore si je suis celui que vous cherchez mais je pense qu’il n’y a pas tellement d’autres Viktor dans les Grandes Brumes. Montrez moi donc ce texte, demanda-t-il en tendant les mains.

   Neuf s’exécuta et sortit le livre du sac pour le lui donner. Viktor s’en saisit délicatement, caressant la couverture striée de légers reliefs du bout de ses longs doigts osseux. Quand il l’ouvrit il se plongea dans le silence d’un homme concentré que n’osa pas déranger Neuf pour poser quelque question que ce soit. Au bout d’un certain temps il releva le nez du livre puis demanda :

   - Pourquoi vouliez vous que je traduise ce livre ?

  - Et bien euh.. hésita Neuf, je.. j’avais vu quelque chose de spécial en ce bouquin quand je l’ai ouvert. Comme s’il avait des réponses que les autres livres n’avaient pas.

  - C’était un sentiment erroné, déclara simplement Viktor sans chercher à y mettre les formes, ce livre n’est qu'un recueil de contes comme il y en a tant d’autres.

   Louna eut l’air désolée pour Neuf qui pensait pourtant avoir trouvé le roman « ultime », celui qui savait plus que les autres, qui en disait plus que les autres. Viktor avait refermé le livre aussi sec qu’il avait fermé ce chapitre de leur voyage et s’était levé pour commencé à faire cuire la viande au feu sur un grill de sa confection. Louna le rejoignit pour l’aider et Neuf prit une conserve de tomates séchées dans le sac-mérou tout en réfléchissant à ce que le livre pouvait bien savoir, dire de plus dans des simples contes, plutôt banals si l’on en croyait le traducteur.

  - Et… vous pouvez nous traduire l’histoire ? J’aimerais quand même bien savoir ce que ça raconte...

   Viktor se retourna vers Neuf pour l’observer quelques instants avant de hocher la tête et de laisser à Louna le soin de s’occuper de la cuisson du corbeau. Il s’installa dans son fauteuil et prit le livre que Neuf lui tendait et l’ouvrit à nouveau. Puis il commença à lire.

  Ils restèrent ensuite longtemps assis dans la cabane, immobiles, presque bercés par le conte. Le son de la voix de Viktor emplissait tout l’espace, seulement accompagné par les crépitements du feu qui grillait la viande. Quand Louna eut fini de la laisser cuire et l’eut retirée du grill ne resta que l’histoire, puis il ne resta plus rien. Viktor avait achevé de lire les derniers mots du texte qu’il traduisait au fur et à mesure et un épais silence s’installa, écrasant tout, écrasant Neuf. Il s’effondra en arrière. L’histoire était terriblement banale, elle ne savait rien, ne disait rien de plus que ce qu’elle ne disait. Neuf se rendit soudainement compte qu’il n’avait fait que courir après un objectif dénué de sens, lui qui pensait voyager sans but il se sentit trahi par lui même, comme s’il s’était menti tout ce temps, comme s’il avait menti à Louna.

   « Il n’y avait rien d’autre que nous sur cette eau, pas d’île, rien d’autre que nous. Que nous, nous et de l’eau partout, de l’eau tout autour et jusqu’à l’horizon. Que nous, que l’eau. Elle est bien loin notre terre, bien loin notre terre » était la conclusion d’une histoire d’exil classique, d’un clan qui quitte son territoire à la disparition de l’un des leurs pour une île lointaine, une terre promise, qui s’avérait ne pas exister. Il n’y avait rien d’autre, rien. Alors Neuf resta étalé au sol, profondément déçu envers le livre et envers lui même. Mais Louna n’en démordit pas :

   - Les personnages de ce clan, ce sont des Ouhtrok ?

   - Non, ce sont des humains ici. Mais rien de bien spécial, les Ouhtrok ont un rôle d’observateur jusque dans leur conte, c’est normal qu’ils racontent l’histoire d’un groupe extérieur, expliqua Viktor qui avait l’air sincèrement désolé que le livre n’aie rien d’autre à offrir qu’un conte.

   - Un rôle d’observateur jusque dans leurs contes vous dites, donc dans la réalité ils ont également ce rôle ci ?

   - Oui. C’est ce que font les Ouhtrok. Savez vous ce que sont les Ouhtrok ? (elle secoua la tête). Les Ouhtrok sont ce qui remplit le vide et l’absence de toute chose. Quand un espace est vide, comme ici, ils pullulent et permettent à ce vide de perdurer en régulant la population et les structures. Pour ça ils doivent regarder, analyser et tout ces mots en er qui au final veulent dire la même chose.

   - Les structures ?

   - Les bâtiments, les reliefs. Plus il y en a moins il y a d’êtres, pour laisser de la place aux Ouhtrok. C’est pour ça que les gens disparaissent d’ailleurs (Neuf releva soudainement la tête) mais comme personne ne s’intéresse aux Ouhtrok eh bien personne ne le sait.

   Louna avait du mal à reprendre sa respiration correctement. Leur voyage repassa en accéléré dans son cerveau tandis que la logique illogique qu’avait tout cela lui tombait dessus comme un couperet. Les gens disparaissaient, et c’était comme ça. Mais il y avait une raison désormais. Et alors que Neuf commençait à peine à se faire à l’idée même que les gens disparaissaient, et que c’était comme ça, Louna enchaîna :

   - Dans la montagne une amie à nous est morte et son compagnon a disparu. Pourquoi est elle morte, elle, et pas disparue ?

   Neuf tritura nerveusement son foulard et s’ouvrit un pot de nouilles conservé précieusement jusqu’ici pour masquer ses tremblements. Il avait beaucoup moins encaissé l’épisode du chalet qu’il ne le pensait et le voir remis au devant par Louna avec des mots aussi crus lui donna un coup de chaud et de froid à la fois, comme s’il était fiévreux. Mais il n’avait jamais été fiévreux. Alors il se contenta de respirer le plus lentement qu’il le pouvait en mangeant ses nouilles.

  - Les montagnes ? Le massif du bout de la toundra ? (Louna hocha la tête) Mais qu’est-ce qui vous a pris de traverser ça ? c’est un miracle que vous vous en soyez sorti. Le massif est tellement plein qu’il n’y a de place pour quiconque, pas même les Ouhtrok. C’est de ça que votre amie a souffert, écrasé par l’espace il n’y a pas de disparition possible.

   En l’instant Neuf se sentait vide. Il n’avait pas d’autre mot pour décrire cela. Vide. Alors il laissa simplement glisser les nouilles enroulées autour de sa fourchette en suspension, et ses bras tombèrent le long de son corps, mous. Ce faisant il heurta le thermos qu’il avait sorti pour attraper son pot, mais il ne s’en soucia nullement. Son repas si longtemps gardé pour plus tard baignait dans une marre de café froid, mais il ne s’en soucia nullement. Il avait si longtemps eu ces questions en tête pendant leur voyages tout en étant si certain d’en vouloir les réponses, que maintenant qu’il les avait il ne savait que penser.

   Louna de son côté posa quelques autres questions sur les bulles qui les avaient protégés sous l’eau, les bâtiments solitaires abandonnés, la variété géographique… suffisamment d’interrogations pour aller un peu plus loin que les réflexions que pouvait amener le conte, mais assez peu pour ne pas aller trop dans les détails. Elle sortit presque rassurée de cette discussion, comme si apprendre qu’aucun des autres doutes qu’elle ressentait n’avait de réponse annulait la logique des disparition. Comme si l’incohérence de ce monde qui, pour elle, formait son charme et le moteur pour y voyager, l’avait emporté au final.

   Quelques instants plus tard, ils étaient dehors, presque mis à la porte par Viktor qui souhaitait rester seul. Tout ce qu’ils laisseraient comme trace de leur passage dans les Grandes Brumes en fin de compte c’étaient les cendres d’un livre qu’il brûlèrent dans un genre de cérémonie à la hâte et des nouilles croupissantes sur le plancher d’une cabane. Les deux seraient rapidement emportés par le vent et par un balai tout comme le scooter vrombissant se chargeait d’entraîner Louna et Neuf au loin, loin de cet endroit sinistre où tout un pan de leur voyage avait pris fin.

 

 

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