Novembre 86

Par !Brune!

Cette nuit, j’ai rêvé de Marco. Nous nous trouvions à la gare routière de Florence ; moi, dans le car qui me ramenait en France, lui sur le trottoir, immobile. Je l’appelais, frappant la vitre de mes poings serrés, mais lui se contentait de me sourire tristement. Puis le bus a démarré et les brumes montantes de la fin du jour se sont emparées du beau visage mélancolique jusqu’à l’effacer complètement. Je me suis réveillée en sursaut, le cœur à l’envers, les joues tiraillées par les larmes.

« Sur l’écran noir de mes nuits blanches

Moi je me fais du cinéma… ».

Dans la vraie vie, cette scène n’a jamais eu lieu. Prisonnière de la file d’élèves qui remontait la travée à la recherche d’une place, je l’ai soudain aperçu, à travers la fenêtre, courant avec ses copains en direction de la gare. Un feu étrange s’est brutalement emparé de ma colonne vertébrale, a irradié comme un soleil chaque centimètre de ma peau, coulant, lave incandescente, jusqu’à la pulpe de mes doigts. Marco était là, à quelques mètres, mais occupé à scruter la foule qui déambulait sur le parvis, il ne songeait pas à regarder à l’intérieur du véhicule dans lequel j’étais enfermée. Et moi, sombre idiote, je n’ai rien fait pour attirer son attention ! Paralysée par l’émotion, je me suis contentée d’avancer entre les sièges, jusqu’à me laisser choir sur l’un d’eux, désemparée. La seconde d’après, il avait disparu.

La première fois que je l’ai vu, je me tenais à l’ombre d’une galerie, située près de la Piazza della Signoria où une multitude de pigeons se disputaient, à grand renfort de battement d’ailes, les miettes abandonnées par les touristes. C’était notre dernier jour en Italie et les professeurs nous avaient donné quartier libre. En ce début du mois de mars, un soleil radieux inondait la capitale des Médicis, faisant miroiter ses façades Renaissance de mille et un éclats. Véro, Estelle et moi avons mené tambour battant nos multiples expéditions à travers la ville avant d’échouer, fourbues, mais comblées, sur les marches de la galerie, entre deux lions de pierre à la noble stature.

Nous nous désaltérions en discutant lorsqu’un trio d’adolescents à la mine avenante et aux yeux rieurs s’est approché de nous. Malgré le barrage de la langue, nous avons immédiatement deviné que nous leur plaisions. Nos chevelures surtout semblaient les attirer à l’excès. Nous avons réalisé plus tard que, assises côte à côte, nous déclinions, à notre insu, la palette idéale : une brune, une blonde, une rousse ! En quelques secondes, nous étions devenues des icônes sous le regard sensuel de ces jeunes Italiens. Frêles et timides, imparfaites, inachevées, nous avions trouvé, nous aussi, nos admirateurs.

Très vite, les couples se sont formés. Marco s’est installé à mes côtés et nous avons échangé nos prénoms. Il parlait beaucoup, soulignant ses propos d’un geste, d’un sourire appuyé. Je buvais ses paroles avec délectation sans rien comprendre, hormis mon nom qu’il répétait à l’infini : « Chiara, Chiara, mi piaci molto, piccola Chiara ». Il me semblait entendre les mots envoûtants d’un archange, les accords voluptueux d’une belle et caressante sérénade. Parfois, je baissais les paupières pour savourer l’instant précieux, mais une subtile étreinte de ses doigts sur ma main me ramenait vers son regard de jais, si lumineux.

Les trois amis ont proposé de nous faire visiter la ville et, bien que nous en ayons déjà fait le tour, nous avons accepté sans l’ombre d’une hésitation. Deux par deux, nous avons flâné dans la vieille cité, longé les berges du fleuve jaune, déambulé dans les boutiques du pont Vecchio, insouciants et légers, bercés par le mouvement perpétuel de la sublime Toscane. Nos deux mains enlacées, Marco et moi nous sommes éloignés peu à peu des autres. À l’ombre du petit square où nous avons échoué, l’ange mouillé d’une fontaine me souriait gentiment lorsque nous avons échangé notre premier baiser. Nous étions là depuis un long moment sans doute, aveugles et sourds au monde qui nous entourait quand mes copines de lycée ont fait subitement irruption.

— Claire ! Ça fait une heure qu’on te cherche ! On va être à la bourre pour le car, grouille !

La voix perçante d’Estelle me saisit de stupeur. Un peu en retrait, la madone se sentit obligée d’ajouter :

— Dépêche, on va rater le bus !

Affolée, je me levai d’un bond, l’œil rivé à ma montre. Dix-huit heures cinquante-trois ! On avait moins de dix minutes pour rejoindre la gare à l’autre bout de la ville. J’eus à peine le temps d’attraper mon sac, Estelle me tirait déjà par la manche, repoussant fermement Marco qui s’interposait. Comme dans un rêve, j’ai entendu Véro annoncer au garçon que ses amis l’attendaient au « Livio » et nous sommes parties à toute vitesse dans les rues animées de Florence. Je ne me suis pas retournée, je ne lui ai pas dit au revoir. La suite on la connaît, c’est la gare, les adieux loupés et la brûlure lancinante au creux de la poitrine.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de sentir ses doigts délicats sur ma nuque, sa langue impatiente et fraîche, son souffle court dans mes cheveux et mon cœur vibre et cogne si fort que j’ai peur qu’il ne se décroche.

Ce rêve est un signe ! Notre histoire n’est pas finie, elle vient à peine de commencer au contraire ! Elle est en suspens dans nos adieux manqués, dans sa course pour me rejoindre, dans mes poings serrés qui n’ont pas osé l’appeler. Tant pis si la chute est violente ! Je prends le risque, je saute à pieds joints, la tête dans les étoiles et le cœur offert.

— C’est décidé, je pars !

— Où ça ?

Installée sur une des banquettes de notre quartier général, Véro me regarde d’un air dubitatif lorsque je lui avoue mon projet d’aller à Florence. Ses lèvres esquissent ce sourire en demi-teinte qui n’appartient qu’à elle et d’une voix où perce l’ironie, elle déclare, laconique :

— Tu es folle.

— Non, je suis amoureuse.

— Ça nous tombe tous dessus un jour ou l’autre.

— Justement, ça m’est arrivé !

— Permets-moi d’en douter.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai rarement vu une nana s’enticher d’un mec six mois après leur première rencontre.

— Tu te trompes, je l’ai aimé tout de suite. Je n’en parlais pas, c’est tout !

— Ben voyons…

— Je dois aller à Florence, je dois le retrouver !

— Arrête tes bêtises… tu ne connais même pas son nom !

— J’irai, je te dis.

Le regard interloqué qu’elle me lance ne me semble pas de bon augure ; j’ai l’impression qu’elle doute non seulement du sentiment que j’éprouve pour Marco, mais plus encore de la crédibilité de mon projet. Je boude en silence, vexée qu’elle ne me prenne pas au sérieux. De longues minutes s’écoulent avant qu’elle lâche du bout des lèvres :

— Tu es vraiment cinglée ! Et quand partirais-tu ?

— Cet été.

— Avec quel argent ?

— Je peux demander à maman de me pistonner pour avoir un job chez Louvetiers.

— La bijouterie du centre-ville ?

— Oui. Si ça marche, je me ferais dans les mille francs, peut-être plus…

— Et après ?

— Quoi après ?

— Qu’est-ce que tu dis à ta mère ?

J’hésite à lui avouer ce que j’ai imaginé hier soir, entortillée dans ma nuit blanche alors que la maison grinçait et craquait de toutes parts. Je lui coule un regard en biais avant de répondre.

— Ça tient toujours pour Aix ?

— N’y pense même pas !

— Écoute-moi avant de t’énerver ; toi et ton frangin vous n’aurez qu’à m’emmener à la gare, après je me débrouille.

— Tu délires !

Joignant le geste à la parole, elle se tape le front d’un index autoritaire en roulant des yeux derrière ses binocles. J’ai peut-être un peu trop compté sur le flegme souverain de ma copine… je me fais caressante.

— Allez, Véro, tu peux bien me rendre ce petit service.

— Tu appelles ça « un petit service » !

— Tu sais bien que ma mère ne me laissera jamais partir seule.

— Et tu as pensé à moi pour te servir d’alibi ? Merci !

J’essaie de m’attirer ses bonnes grâces en lui susurrant à l’oreille :

— J’avoue que je n’ai pas de meilleure alliée, tu lui inspires confiance avec ton visage d’ange…

Mais la belle reste froide devant ma tentative de séduction. Je la devine inquiète maintenant qu’elle a pris conscience de la détermination avec laquelle j’envisage ce voyage. Je fais mine de ne pas remarquer son désarroi et interpelle le patron.

Le café est vide à cette heure-ci ; Oscar s’exécute mollement, abandonnant à regret la lecture de son journal. Je l’observe déposer en silence deux tasses de petit noir sur un coin de notre table où règne un bazar éphémère. Son allure de pantin désenchanté me fait souvent penser aux clowns de Bernard Buffet ; comme d’habitude, je raille son éternel débardeur jacquard et sa chemise à col en forme de pelle à tarte, mais l’Auguste désabusé reste de marbre devant mes plaisanteries potaches. Tout à l’heure, lorsque le café sera plein, je sais que l’homme aux yeux doux et aux bacchantes mutiques se transformera en un virevoltant danseur de ballet, glissant élégamment de table en table, au son des verres entrechoqués. Pour le moment, je le regarde s’éloigner de son pas nonchalant tandis que Véro ferme la parenthèse.

— Comment comptes-tu le retrouver ? Sans nom, sans adresse.

— J’irai le chercher au Livio.

— Au Livio ?

— Le troquet où ils se rejoignent. Tu as dit que ses copains l’attendaient là-bas. Tu ne t’en souviens pas ?

— Non. C’est un peu léger comme info… que fais-tu s’ils ne viennent pas ?

— Ils viendront.

— Comment peux-tu en être sûre ?

— Parce que ce café est leur refuge, je le sens. Et puis là-bas, je pourrais faire ma petite enquête.

— Si tu la joues Sherlock…

— Parfaitement mon cher Watson.

On se sourit et le temps suspend son vol. J’adore les moments de complicité avec cette sœur qui n’est pas la mienne, cet état de grâce que j’ai tant de mal à partager avec les autres, celles qui font partie de ma vraie famille. Avec délicatesse, je lui prends la cigarette qui se consume lentement entre ses doigts et la porte à mes lèvres.

— Promets-moi d’en parler à ton frère.

Lorsque je rentre à la maison, ma mère est attablée dans la cuisine, devant des canettes de bière vides. L’homme assis à ses côtés oscille, le regard noyé dans les brouillards de l’alcool. On est vendredi. Rituel. Ils vont boire et fumer jusque tard dans la nuit, l’une déversant son mal-être dans un interminable monologue tandis que l’autre, muet, se contentera d’opiner du chef, faussement attentif. Ma mère a rencontré cette éponge en boîte, un soir d’escapade. Lorsque la solitude se fait pesante et que les murs ne suffisent plus à contenir le chagrin qui la ronge, elle part en quête d’une âme capable de l’écouter ; elle sait pourtant qu’elle en paiera le prix fort le lendemain matin, devant le regard interdit et légèrement méprisant de ses filles.

Je fuis à la vue de ce spectacle qui m’inspire autant de dégoût que d’appréhension. L’expérience me dit qu’ils auront à peine remarqué mon arrivée ; inutile dès lors de m’infliger cette misérable scène. Je monte quatre à quatre les marches qui mènent au premier en notant au passage que Ben a déserté la maison. Dans ma chambre, je tourne le verrou, habitude que j’ai prise depuis qu’une nuit, un compagnon de fortune de maman y est entré pour me montrer un hérisson qu’il avait capturé dans notre jardin. Réveillée en sursaut, c’est la rage plus que la peur qui m’a conduit à lui balancer, en même temps que mon oreiller, une telle flopée d’injures que le bonhomme s’est figé sur le seuil avant de pouvoir déposer au pied de mon lit son triste trophée. Sans le savoir, ma mère venait d’amorcer une bombe : en autorisant cet étranger à pénétrer mon territoire intime, elle faisait sauter la dernière digue capable de retenir ma colère. Mon ressentiment était à la mesure de ma déception : je la jugeais faillible, immature. Totalement irresponsable. Et je me sentais inexorablement liée à elle.

Adossée à la porte de ma chambre, j’ai besoin de quelques minutes pour évacuer l’indescriptible malaise que je ressens chaque fois que je la vois ainsi, en mauvaise compagnie. Surtout ne pas penser à ce que deviendra la soirée, au cendrier dégueulant de mégots froissés, aux bouteilles d’apéritif qui s’entasseront comme des quilles sur une piste de bowling, à la pénombre glauque, aux chants criards du magnétophone et à la voix de maman de plus en plus agressive, animale.

Je saisis mon baladeur, introduis une cassette et monte le son au maximum. J’ai besoin d’être ailleurs, loin. Le timbre acidulé de France Gall m’invite à débrancher et c’est exactement ce qu’il me faut. Débrancher, faire le vide, ne plus réfléchir, juste me laisser porter par les notes, qu’elles me remplissent d’elles comme on emplit une outre d’eau, que je gonfle, que je déborde pour que s’évacuent mes idées noires. Comme un torrent charrie les déchets accumulés le long des rives, comme l’averse nettoie les trottoirs crasseux, la musique fait la grande lessive dans mon âme encombrée.

J’entends la pluie tambouriner contre les carreaux de ma chambre en sourdes percussions, lancinante darbouka. Son timbre caverneux m’affole ; j’ai l’impression qu’elle m’appelle cette vierge d’eau, qu’elle m’invite à pénétrer son sillage. Regarde ! Je pleure avec toi, fille des nuages ! Ma poitrine se soulève au rythme de ton tam-tam déchirant et ma bouche se tord de longs sanglots plaintifs. Viens ! Emmène-moi, prends-moi sur ton dos de sirène, courons dans le ciel rugissant et cherchons ensemble le phare qui ne peut manquer d’exister !

Accrochée au garde-corps, les doigts crispés sur la barre qui m’empêche de basculer dans le vide, je suffoque dans la nuit furieuse, mais personne ne m’entend. Je ne sais plus comment je suis arrivée là, sur le balcon, tremblant de froid et de chagrin. Dans ma tête, tout est flou. Je réalise avec étonnement que je suis trempée jusqu’aux os. De mes jambes nues dégouline une eau glacée et mon corps frissonne sous la liquette légère que je porte, fragile rempart contre les éléments. Je ferme la porte-fenêtre et me précipite dans la salle de bain ; l’apparition qui surgit dans le miroir me saisit de stupeur. Qui est cet être évanescent, ce fantôme, pâle et frêle, au regard sombre, aux courbes naissantes dévoilées par la caresse impudique du vêtement mouillé ?

J’ai l’air d’une folle. Ou d’une morte-vivante. Je pense tout à coup à Léopoldine Hugo. Son père l’aurait-il reconnue si elle était revenue du pays des ondes, blanche et brune demoiselle, toute ruisselante de l’eau de son tombeau ? L’aurait-il pris entre ses bras, lui aurait-il embrassé le front ? Aurait-il consolé de sa voix chaude et forte la jeune fille à jamais prisonnière du lit de la rivière ?

Je regarde à nouveau le reflet qui se tient debout en frémissant devant moi, ombre fragile aux cernes noirs, aux yeux immenses que le doute et la peine agrandissent un peu plus. Je suis seule face à elle et à son désarroi. Personne autour. Juste la nuit et le vent, au-dehors, uniques témoins de sa désespérance.

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Gab B
Posté le 24/01/2023
Hello, voici mon commentaire sur ce deuxième chapitre :) J'ai moins aimé le début que le premier, mais la fin m'a réconciliée avec le texte !

C'est peut-être juste mon avis de personne qui a largement dépassé l'adolescence, mais je trouve qu'elle embrasse un peu vite un inconnu (bon, après, c'est sûrement le jeu du voyage scolaire...) et de là à tout plaquer pour aller le retrouver en Italie... ! Je trouve que c'est un peu tiré par les cheveux. La réaction de Véro d'ailleurs est beaucoup plus crédible !
J'aime bien l'idée qu'elle veuille quitter sa vie pour partir à Florence, un endroit qui l'a marquée et dont elle garde de beaux souvenirs ; c'est l'événement déclencheur que je trouve étrange. Elle pourrait avoir une raison un plus solide que d'avoir rêvé d'un garçon qui l'a embrassé deux fois et dont elle se croit maintenant très amoureuse (ne serait-ce que retrouver les sensations qui ont fait qu'elle était heureuse là-bas, indépendemment du garçon en question).
En fait, je crois que ce qui me dérange c'est le contraste entre la justesse du regard qu'elle pose sur le monde, qui donne l'impression d'une personne mûre, et cette naïveté de croire qu'elle a raté l'homme de sa vie et qu'il faut qu'elle y retourne, qui l'infantilise beaucoup.
Pour le reste, comme sur le premier chapitre je trouve ta plume très belle et poétique, les descriptions sont comme des coups de pinceaux sur une toile :) je ne peux pas citer toutes les phrases que j'ai aimées, mais voici celles qui m'ont le plus marqué :
* se transformera en un virevoltant danseur de ballet, glissant élégamment de table en table, au son des verres entrechoqués.
* Lorsque la solitude se fait pesante et que les murs ne suffisent plus à contenir le chagrin qui la ronge, elle part en quête d’une âme capable de l’écouter
* juste me laisser porter par les notes, qu’elles me remplissent d’elles comme on emplit une outre d’eau, que je gonfle, que je déborde pour que s’évacuent mes idées noires. Comme un torrent charrie les déchets accumulés le long des rives, comme l’averse nettoie les trottoirs crasseux, la musique fait la grande lessive dans mon âme encombrée.
!Brune!
Posté le 24/01/2023
Bonsoir,
Merci beaucoup pour tes retours ; je suis heureuse que le style te plaise ;-)
Je pense qu'il faut voir la décision de Claire comme un coup de tête ; un acte spontané, immature, irréfléchi comme on peut avoir à 17 ans.
Cependant ta remarque concernant le contraste entre le regard "mature" qu'elle porte sur son environnement et son comportement d'ado m'interpelle car je la trouve, en te lisant, plutôt vraie. Je vais relire mon texte pour voir si je dois corriger ce décalage.
À bientôt j'espère !
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