Navarra, Op. 33 - Pablo de Sarasate

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/Ygp6UsUzxtI

J’avais 10 ans, ma mère 36. D’aussi loin que je me souvienne, elle a toujours joué divinement bien du violon. Je sais qu’elle avait été dans de grands conservatoires et passé beaucoup de temps sur son instrument. Elle était passionnée par la musique classique, elle savait s’investir dans son travail comme dans sa pratique. Et quand j’étais enfant, je l’entendais très régulièrement jouer, notamment parce qu’elle s’était inscrite dans la même école de musique que moi, à des niveaux bien différents, bien entendu.

 

J’assistai de temps en temps à certains de ses cours. Elle travaillait avec son professeur des morceaux extrêmement techniques, quand ce n’étaient pas des exercices et des études. Mais peu importe ce qu’elle interprétait, ils me laissaient toujours bouche bée quand je l’entendais. Ma mère a toujours joué parfaitement juste. Même si c’était difficile, même si son archet ne suivait plus ses doigts… Je restai soufflé, à me dire que tout était incroyablement beau. Et cette année-là, son professeur avait décidé de lui donner un défi, une œuvre d’une virtuosité impitoyable, composée pour deux violons et un piano accompagnateur : Navarra, Op. 33 de Pablo de Sarasate.

 

Il lui avait fallu un bon mois de travail intensif pour tenir la pièce. Régulièrement, j’en entendais des bouts, répétés, déformés, disséqués. Que ce soit assis dans une petite salle à la regarder en attendant la fin de son cours, ou le soir, avant les repas, alors qu’elle avait les yeux fixés sur son pupitre, ne prenant qu’à peine le temps de remonter ses lunettes quand sa tête s’agitait avec son entraînement ; je restais là, attentif. Ma mère jouait la voix du deuxième violon, son professeur s’étant donné la partie la plus complexe. Et pourtant je ne l’avais jamais vu éprouver autant de difficulté sur une partition. Bien que je ne comprenais strictement rien à ce que j'écoutais, n’ayant droit qu’à des échantillons volés et des notes de travail, je me souviens que quelque chose à l’intérieur de cette pièce, déjà, me fascinait. Sa virtuosité se ressentait, rien que dans la manière de jouer et d’aborder sa musicalité, néanmoins mêlée à une sensibilité très romantique.

 

À quelques jours du concert, alors que j’assistais à une répétition mettant ses doigts à rude épreuve et que j’entendais son violon crier de douleur, je lui avais dit : « C’est incroyable, ce que tu fais ». Elle m’avait répondu : « Non, je n’y arrive pas, je ne suis pas au niveau de la pièce, c’est beaucoup trop dur ». Ce sont des propos que j’ai retenus, car ils étaient pour moi d’une absurdité incompréhensible. Parce que ma mère était capable de tout jouer.

 

Puis vint le fameux jour de la représentation. L’école de musique possédait sa propre salle d’audition, toute orange et tout en rond. Il pouvait avoir une cinquantaine de personnes environ et toutes les chaises étaient prises. Mon père, particulièrement fier, s’était installé dans le fond de la pièce pour poser un caméscope. Je ne me souviens plus à côté de qui j’étais assis, si mon frère et ma sœur étaient présents : tout ce que je sais, c’est que j’avais les fesses vissées dans un siège bleu dans un grand auditorium au haut plafond, et que je me retenais de sautiller sur place en voyant ma mère monter sur la scène. Il y eut un silence court et mémorable : cet instant de tension, où tout pourtant était en train de se jouer. Puis enfin, le piano déchira l’air.

 

Je ne pouvais avoir les yeux plus ouverts que ce jour-là. Les deux violons sonnaient ensemble, parfaitement synchronisés. Je reconnaissais des endroits, des moments de travaux : mais je découvrais véritablement, après bien des semaines, la beauté de cette pièce où les deux instruments fusionnent, portés par un piano discret et assuré. Les archets montaient et descendaient de concert, puis les deux violonistes grattaient les cordes en pizzicato avant d’accélérer, créant des tensions qui me faisaient bouger la tête.

 

Quand l’air s’énervait, je suivais le rythme. Je me souviens de mes mains, crispées sur l’assise de la chaise bleue. Je ne pouvais pas avoir les oreilles plus ouvertes que ce jour-là : je sentais des muscles incongrus se raidir, je savais qu’elles étaient littéralement dressées comme celles d’un chat à l’affût. Et les violons dessinaient des arpèges monstrueux et vifs, à une vitesse qui me fascinait. Se calmant, ils imitaient les oiseaux, puis ils repartaient, comme énervés par les accords du piano. Durant presque dix minutes, je suivais toutes les émotions que transportait la pièce, du doux à l’emporté, et je pouvais les comprendre rien qu’au visage de ma mère. Celui-ci se durcissait lors des passages appuyés et devenait plus tranquille sur ces sortes de valse qui me faisait tanguer de gauche à droite. Tout ceci était si exceptionnel que seuls mes yeux et mes oreilles pouvaient tenir en place, figés dans la contemplation de l’écoute.

 

Cette représentation n’était sûrement pas l’œuvre de violonistes professionnels. Peut-être qu’elle le jouait plus lentement que ce qui était indiqué. Peut-être que ce n’était pas aussi bien que ce que je présente ici. Mais à ce moment-là, magique et arrêté dans le temps, personne n’était plus grande et plus belle violoniste que ma mère, avec son regard fixé sur sa partition, luisant derrière ses lunettes de l’envie de faire au mieux. Dans mes yeux d’enfant, le temps d’un concert, personne ne pouvait lui arriver à la cheville et elle était capable de tout, même si elle refusait de se l’admettre. Et en l’écoutant, s’installait en moi une fierté indicible qui agitait mes jambes. Jamais aucun enfant n’a pu être plus fier de son parent que moi ce jour-là, caché au milieu d’un public assis en rang sur des chaises bleues. Et c’est ce sentiment d’amour et de satisfaction, simple et innocent de l’époque, qui me fit applaudir à la fin de son passage jusqu’à en avoir mal aux mains, et qui aujourd’hui accompagne mon écoute de Navarra comme si ma mère avait enregistré cette musique sous le nom d’Itzhak Perlman.

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