Monotonie

Par Liné

Je me relève, trois pas, je m’agenouille. Je démine le terrain. Plusieurs minutes.

Je me relève, trois pas, je m’agenouille. Je démine le terrain. Plusieurs minutes.   

Je me relève.

Mon dos me brûle. Je m’accorde un instant de répit – un seul : dans la guerre contre cet ennemi invisible, je n’ai pas le droit de me reposer. Je regarde autour de moi et mes yeux vitreux de femme fatiguée balaient les corps engourdis d’autres femmes fatiguées.

Les mêmes. Nous sommes toutes les mêmes. Si nombreuses, et si éloignées. Interdit de nous rapprocher : le risque est trop grand. Alors je me contente, de temps en temps, de poser un regard las sur ces silhouettes attristées, les épaules affaissées, aux gestes lents sous des uniformes trop grands. Et puis je continue.

Je me relève, trois pas, je m’agenouille. Je démine le terrain. Plusieurs minutes.

Tout est répétitif. Monotone. Les mouvements d’hier se confondent avec ceux d’aujourd’hui, mes pas s’enfoncent dans ceux de demain et les terrains, ces terrains que je nettoie encore et encore et encore, n’en finissent plus de s’allonger. Je les démine, avance, et ils réapparaissent. Je les arpente, ils se défilent sous moi et reviennent me hanter. Jusque dans mes nuits : le soir, fourbue, je m’allonge sur ma paillasse, ferme les yeux et ne voit rien d’autre que mes mains, mes mains, mes mains, qui s’agitent, les os rouillés et la peau lessivée, au-dessus de ce terrain qui jamais n’a de fin.

Rien ne change. On dira ce qu’on voudra mais, pour moi, les jours que je connais au cœur de cette bataille ne sont pas si différents des jours d’avant. La guerre a ça de facétieux qu’elle ne commence pas, pour tous, le même jour. Je suis mobilisée ici, hier autre part. Quand la guerre sera finie, que les grands de ce monde y mettront un terme, je serai déployée ailleurs encore. Ou aux mêmes endroits – peu importe. Et, dans ce marasme de pas, de terrains, de mains qui nettoient, il n’y a que mes jambes qui vieillissent, ma carcasse qui se rapetisse et mon dos qui, peu à peu, m’abandonne.

Je me relève, trois pas.

L’alarme retentit. Le signal rouge ricoche contre les strapontins. J’empoigne ma serpillère, mon bac à eau de javel et mon nécessaire à ménage, et m’extirpe du métro avant qu’il me rejette. Propre comme un sou neuf, vidé de ses nettoyeuses, il repart aussitôt à la conquête de ses voyageurs du jour.

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