Minuit et soixante secondes

TROIS…

DEUX…

UN…

BONNE ANNÉE !

Je joignis ma voix au hurlement général qui enfla dans l’appartement entier, couvrant même le vacarme de la musique au volume poussé à fond. On trinqua tous, les bras tendus vers le plafond, nos coupes s’entrechoquant dans une mélodie cristalline.

– À 2020 ! s’écriait-on de tous les côtés. À la nouvelle année !

Il était minuit et une minute. Soixante secondes déjà que l’on avait franchi le cap 2019 pour déboucher sur l’océan inconnu du futur. Je fus assez fière de ma métaphore. Je l’aurais notée si j’avais eu de quoi. Elle aurait pu me servir plus tard, dans l’un de mes bouquins…

D’un pas vacillant, je rejoignis le sofa du salon et m’affalai sur la place libre, à côté de Marion, ma meilleure amie. Une bouteille de bière à la main et une crêpe au guacamole dans l’autre, elle alternait une gorgée de l’un et une bouchée de l’autre sans avoir l’air d’en être incommodée. Je ne lui fis pas de remarque ; on était le premier janvier 2020 que diable, place à l’innovation !

Cette année ne serait pas comme les précédentes, me promis-je en m’enfonçant confortablement dans le sofa. J’écoutais les percussions de la musique et les rires des autres, qui avaient investi chaque pièce de l’appartement. On était chez mon amie Camille qui avait rameuté tout son annuaire pour fêter le Nouvel An en beauté.

Ladite Camille débarqua d’un angle mort sans prévenir et me poussa sans ménagement pour s’installer entre nous deux sur le canapé.

– Alors les filles, vous prévoyez quoi pour cette année qui commence ? demanda-t-elle d’un air réjoui. Quelles sont vos résolutions ?

Une fesse dans le vide, je pris un instant de réflexion. Chaque année, je faisais mentalement un petit tri de ce que je devais garder ou jeter, au niveau matériel comme relationnel.

Bon, la première chose à faire était une évidence.

– Larguer Jordan, déclarai-je. On se parle presque plus, il passe sa vie avec ses potes…

– Rhooh ch’est triste cha, vous êtes enchemble depuis chix mois quand même, crachota Marion, la bouche pleine.

– Six mois de perdus. Je sais même pas comment j’ai pu me mettre avec un cas social pareil.

– Je me suis toujours posé la question, lâcha Camille, un sourcil haussé.

Je tournai vers elle un regard un peu vitreux. Elle n’avait pas l’air au mieux de sa forme non plus, mais ça ne l’empêchait pas d’être excessivement canon. Ses longs cheveux d’or bouclés lui donnaient un air de Galadriel. Je mourrais d’envie de passer ma main dedans.

On était amies depuis quatre ans. Mais depuis de très longs mois, je me posais des questions à son sujet. Je n’avais confié mes doutes à personne. Mieux valait qu'on ne sache pas que je craquais potentiellement sur ma pote.

Mais 2020 était un nouveau départ. J’allais laisser tomber mon boulet de copain, et elle était célibataire endurcie. Peut-être serait-il temps de me révéler à elle, d’être honnête…

Je notais cette résolution dans un coin de ma tête, sans oser l’exprimer à voix haute.

– J’essayerai aussi de reprendre contact avec ma famille, repris-je plus sérieusement.

L'omniprésence de la famille et les hypocrisies des conflits internes m'avaient pesé toute mon enfance. Juste après avoir décroché mon bac, je m’étais barrée de chez moi pour aller en Suisse, avec une maigre valise et une poignée d’euros convertis en francs. J’y étais restée plus d’un an, avant de revenir en France pour étudier à Paris. C’était là que j’avais tenté sans succès d’écrire un roman, c’était là aussi que j’avais rencontré Camille et Marion. Et Jordan. Et comme une peau de vache ingrate, en presque cinq ans je n’avais pas envoyé un seul message à mes parents. En cette nouvelle année, je me promis de trouver le courage de les appeler, de prendre de leurs nouvelles, peut-être de demander pardon.

– Et je finirai mon roman, terminai-je en bâillant derrière ma main sans discrétion. Cette année, je jure que je le finirai. Y’en a marre de procrastiner derrière ma page Word. Je le publierai même. Je deviendrai auteure de best-seller.

– Eh bien, bonne chance à toi, conclut Camille en me tendant une coupe de champagne.

Nous trinquâmes, et j’avalai le contenu de mon verre d’un seul trait. Pas longtemps après, enfin je crois, je sombrais loin des hurlements de sauvage et de la musique endiablée.

OoO

Je me réveillai dans un lit inconnu, la tête bourdonnante comme une ruche. Les yeux ouverts dans la demi-pénombre, je fixais sans la voir la fenêtre aux volets ouverts qui donnait sur une cour intérieure. Le ciel était clair et bleu, et un silence paisible m’environnait.

Il me fallut un long moment pour reconnaître la chambre de Camille. Je ne me rappelais plus des détails de la fin de soirée, mais j’avais dû rester chez elle pour dormir. J’habitais un peu trop loin pour me balader seule et bourrée dans la rue, surtout la nuit du Nouvel an.

En tournant la tête, je réalisai que je n’étais pas seule dans le lit de Camille ; sa légitime propriétaire était allongée près de moi, endormie. Sa tête reposait presque sur mon épaule, ses cheveux cachant à demi son visage. Une mèche tombant devant son nez se soulevait régulièrement au rythme de son souffle. Je fus prise de la folle envie de l’écarter.

À cet instant précis, elle ouvrit les yeux.

– Salut, murmura-t-elle en me regardant.

Et, rapprochant son visage du mien, elle m’embrassa.

L’esprit tournant au ralenti, je n’eus même pas le réflexe de me demander ce qui se passait.

– C’est pas aujourd’hui, ta tournée de promotion pour ton bouquin ? me demanda-t-elle d’une voix douce.

Trop occupée à contempler ses yeux bleus de très, très près, il me fallut un instant pour faire monter sa question aux bureaux d’accueil cérébraux jusqu’à l’étage du recensement et traitement d’information. 

– Promotion ? Bouquin ? répétai-je d’une voix pâteuse.

– Ben oui, ton best-seller international qui a fait je sais plus combien de millions de ventes, répondit Camille en claquant des doigts sous mon nez d’un air franchement amusé. T’as un peu trop abusé de l’alcool hier pour même plus t’en souvenir !

Aux dernières nouvelles, ledit best-seller international se composait d’une dizaine de pages Word insipides que je ne cessais de relire, supprimer, réécrire et re-supprimer.

Il y avait vraiment quelque chose de profondément anormal dans cette histoire.

M’asseyant dans le lit, je remontai brusquement la couverture sur ma poitrine en me rendant compte que je n’étais vêtue que de ma peau. Camille aussi, constatai-je après une vérification du coin de l’œil. Oh merde, est-ce que… ?

Ça n’a aucun sens, songeai-je, un peu effrayée. On est tous pétés à cause de la fête d’hier, c’est tout. Je délire. Je vais me rhabiller, appeler Jordan et rentrer à la maison, fin de l’histoire.

Me saisissant de ma robe qui traînait au pied du lit, j’entrepris de l’enfiler tout en restant planquée sous le drap, tâche rendue difficile par le regard de Camille fixé sur ma personne. Sans lui adresser un mot de plus – on discutera calmement ensemble quand on aura décuvé –, je quittai la chambre d’un pas aussi rapide que me le permettaient mes jambes engourdies. Il y avait des gens endormis entassés sur le canapé ou allongés à même le sol, des bouteilles de bière vides, des paquets de chips et des confettis traînant de partout. Un vrai champ de bataille.

Pieds nus sur le carrelage glacial, je me dirigeai vers l’entrée où j’avais laissé mon téléphone, dans la poche de mon manteau.

Quand je l’allumai, je reçus une floppée de messages non lus de Jordan. Intriguée, je les ouvris, et découvris, stupéfaite, que je lui avais envoyé un SMS vers une heure du matin :

« Ouais gros naze, sache que c’est fini entre nous, s’il y a un jour eu quelque chose. Tu me mérites pas, je me demande bien comment j’ai pu un jour te trouver sympa, mignon et tout. Je te souhaite pas bonne chance pour la suite. Bye. »

Ses réponses étaient des amalgames de points d’interrogations, de smileys en tout genre, entrecoupés d’appels manqués et de messages vocaux. Je les supprimai tous. Même si ça m’attristait, même si je n’avais pas voulu que ça se passe comme ça, le démon qui m’avait possédée hier avait eu raison. J’avais tenu ma résolution.

Une petite lumière se fit dans mon esprit.

Jordan.

Camille.

Best-seller.

Résolutions.

À l’instant où je réalisais cela, mon portable vibra de nouveau.

Un appel de ma mère.

Je me précipitais sur le balcon pour ne pas déranger les dormeurs, et, les mains tremblantes, je décrochai.

– Allô ? murmurai-je d’une voix vacillante.

– Allô ma chérie, tu vas bien ?

Des larmes me montèrent aux yeux à l’entente de cette voix familière. Le temps passait si vite. Cela faisait cinq ans que je n’avais pas donné signe de vie. Cinq ans que je n’avais pas revu ma mère autrement que sur les photos que je gardais d’elle. Cinq ans que je n'avais pas entendu sa voix.

– Je suis heureuse pour toi, reprit-elle alors que je restais muette d’émotion. J’ai vu que ton roman était devenu un best-seller. Je suis tellement fière, tu sais…

Un espèce de hoquet m’échappa entre rire et sanglot.

– Merci maman…

Nous restâmes un long moment silencieuses, seulement connectées par une onde invisible qui reliait mon téléphone au sien. Elle était à Grenoble, la ville où j’avais grandi, et moi perchée sur un balcon surplombant Paris. Combien de kilomètres nous séparaient, elle et moi ? Trop, trop, bien trop…

– Tu vas bien ? Et papa ? Comment vous allez, tous ?

Les questions essoufflées sortaient de ma bouche par saccades. Maman y répondit une par une, avec un sourire dans la voix. Papa allait bien. Mon petit frère aussi, du moins de ce qu'il lui disait au téléphone. Comme moi, il avait pris son envol aussitôt le bac passé. Je m'en voulus d'avoir raté un évènement si important pour lui. Je demandai son numéro pour essayer de l'appeler un de ces quatre.

Puis maman parla de ma tante. Son mari était mort alors que je passais mon bac. Je m’en rappelais encore. Je revoyais son visage dévasté le jour de l'enterrement. Ce décès avait été la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase. Les tensions familiales m'étaient devenues intolérables. C'était, en fait, ce qui m'avait motivée à me barrer. Ma tante, elle, était tombée dans une profonde dépression dont elle n'était toujours pas sortie. Et apparemment, son fils avait des « problèmes ». Je fermais les yeux. Le visage de mon cousin se dessina, flou, dans mon esprit. Je me rappelais d’un môme de dix ans aux cheveux blonds en pétard et aux yeux vert pâle, qui n’arrêtait pas de rire et de babiller avec enthousiasme. Il avait changé, me dit tristement ma mère. Beaucoup changé.

Nous parlâmes encore longtemps. De tout, de rien. De choses légères, d'autres plus graves. Puis elle me dit qu’elle devait me laisser. Elle me fit promettre que nous resterions en contact. Et elle raccrocha en me disant « C’est le plus beau cadeau que 2020 pouvait me faire. » Elle avait tellement raison.

Je restais seule sur le balcon, mes jambes et mes pieds nus hérissés de chair de poule sous le vent matinal. Accoudée à la balustrade, je contemplais l’immensité de Paris en rêvant de Grenoble. J’entendis la porte-fenêtre s’ouvrir derrière moi, et Camille me rejoignit. Un bras autour de ma taille, elle déposa un baiser sur ma joue.

– Il va falloir t’habiller plus correctement, me chuchota-t-elle. On va fêter l’arrivée de 2020 avec la promotion de ton chef-d’œuvre.

Je souris, et lui rendis son baiser. J’avais Camille, un livre à succès et une maman fière de moi. Très sérieusement, qu’avais-je à appréhender de 2020 ?