Matinée en montagne (7) - Aïden Centemer

Par Pouiny

Puis arriva le mariage d’Aïden et Bastien. Charlie, William et Alexandre avaient été invités un peu au dernier moment, mais le garçon ne tenait pas en place. Lui qui n’avait encore jamais quitté la France allait traverser un océan entier durant les vacances ! Il n’y eut qu’un seul véritable soucis durant tout le voyage en avion ; quand Alexandre entendait quelqu’un dire ‘’Madame’’ à Charlie, il ne pouvait s’empêcher de crier :

« Ce n’est pas une dame !

– Doucement, doucement Alex, lui dit précipitamment Charlie en lui posant la main sur la bouche. On ne crie pas comme ça dans un aéroport.

– Mais ils se trompent ! J’aime pas ça.

– Mais enfin, Alex, tu veux qu’ils m’appellent comment ? »

Réalisant qu’il n’en avait lui-même aucune idée, il s’arrêta pour réfléchir. William était à l’arrière pour gérer correctement les valises de la famille, il ne pouvait donc pas lui demander de l’aide. Après un moment de réflexion, il finit par dire :

« Massieur ! Ils peuvent t’appeler Massieur !

– C’est très joli, répondit Charlie avec un petit rire, mais ce n’est pas un mot qui existe, pour l’heure.

– Mais tu n’es pas une dame !

– Oui, oui. Tu as raison, je ne suis pas une dame. Mais… c’est compliqué à affirmer comme ça, tu comprends ?

– Non. »

Désormais, il boudait. Il avait l’impression que son pama ne faisait aucun effort pour être lui-même. Touché, celui-ci le prit dans ses bras.

« Tu vois les toilettes, là bas ? Lui dit-il patiemment.

– Oui.

– Toi, tu irais où ?

– A droite, il y a marqué « men » !

– Et moi, j’irai où ? »

Il ouvrit la bouche pour répondre. Mais brusquement, il réalisa que la réponse lui échappait. Après un moment à gamberger entre le « men » et le « women », il fini par s’écrier :

« Là ! Toi, tu vas là ! »

Charlie eut un sourire désolé.

« Non, ça Alex, c’est les toilettes pour personnes handicapées.

– Mais pourquoi les personnes handicapées, ils ont qu’un seul toilette, et ceux qui ne sont pas handicapés, ils sont divisés en deux ?

– C’est parce que les personnes handicapées sont moins nombreuses que les personnes qui ne le sont pas, alors si on divisait, il y aurait beaucoup de toilettes qui ne seraient pas utilisés. »

Le regard que lui jeta Alexandre était si perçant qu’elle eut presque l’impression de se faire viser.

« Ne me regarde pas comme ça ! Je n’ai jamais dit que c’était logique.

– Mais alors, comment tu fais ? Tu vas où, quand tu veux aller au toilette ?

– Tu veux vraiment que je te dise ? »

Alexandre acquiesça, alors il murmura à son oreille comme si c’était un secret :

« Je vais chez les hommes avec ton père, comme ça, personne ne me regarde.

– Mais c’est nul ! »

Charlie eut un haussement d’épaule. Le fait que son fils soit aussi prompt à se mettre dans des états pareils pour le défendre l’angoissait un peu. Il s’inquiétait que sa colère ne trouve jamais de fin.

« Je m’en accommode, Alex, c’est déjà pas si mal, non ?

– Mais ça peut pas rester comme ça, tout le temps ! Pourquoi c’est tout le temps toi qui dois faire des efforts ?

– Les choses changeront avec le temps, Alexandre, il ne faut pas être pressé. Déjà j’ai l’immense chance de pouvoir t’élever et être ton pama. C’est pas déjà incroyable ?

– Non, c’est normal.

– C’est normalement incroyable, crois-moi. Si on allait rejoindre ton père ?

– Quand je serai plus grand, je deviendrai constructeur de toilettes, et je ferai des toilettes pour pamas. »

Charlie ne doutait pas une seconde qu’il était sérieux en le disant, pourtant, elle ne put s’empêcher d’éclater de rire.

« Rigole pas, c’est vrai !

– C’est super, Alex. J’en doute pas une seconde, que tu le feras. J’aurais l’immense honneur de les inaugurer ?

– Pas si tu te moques de moi !

– D’accord, d’accord, j’arrête de rire. Allez, viens, on va rater notre avion. »

 

Il fallut attendre qu’Alexandre retrouve Aïden et Bastien a Saguenay que sa colère s’apaise enfin. Le mariage était magnifique et les mariés étaient illuminés de bonheur. Même Alex ne pouvait pas continuer de bouder face à autant de bonheur. Il fit la rencontre d’autres enfants de son âge avec qui il passa son temps à jouer. Soulagé, Charlie put enfin profiter de nuits courtes, mais festives et ininterrompues.

 

Mais dans la soirée qui suivait le mariage, Alexandre, après beaucoup de déconvenues, trouva quand même un moment pour prendre Aïden par la manche et le traîner loin des autres invités.

« Qu’est-ce qui se passe, Alexandre ?

– Ça va pas. »

Surpris, Aïden s’assit dans l’herbe, face à lui. Le petit garçon allait doucement sur ses dix ans et, pour le mariage, il était particulièrement bien habillé d’un costume bordeaux avec un petit nœud papillon. Il faisait ainsi bien plus mature que son âge.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? Demanda Aïden doucement.

– J’arrive plus à dormir, parce que je fais des cauchemars.

– Tu en as parlé à tes parents ?

– Ils savent, mais… J’arrive pas à leur dire. De quoi je rêve.

– Et tu veux me le dire à moi ? Fit Aïden, surpris.

– Oui. Parce que c’est de ta faute. »

Le regard d’Alexandre était mécontent. Aïden n’arrivait pas à déterminer s’il était en colère contre lui ou s’il avait honte de lui-même. Ne voulant pas le froisser davantage, L'homme en costume l’invita à s’asseoir à coté de lui.

« Je suis vraiment désolé, si j’ai fait quelque chose qui ne t’a pas plus.

– Ce n’est pas ta faute ! Enfin… C’est ta faute, mais ça ne l’est pas.

– … Mais encore ? »

Alexandre souffla très fort, comme pour faire sortir quelque chose. Après un moment de silence, il finit par dire :

« Je rêve de Béryl.

– De… De Béryl ?

– Oui. »

S’il s’attendait à bien des choses, le nom de sa sœur était l’une des dernières idées auxquelles il aurait pensé. Il savait qu’Alexandre avait été particulièrement curieux sur cette histoire, mais il n’avait pas réalisé l’ampleur que tout ceci avait pris dans le cerveau de l’enfant.

« Et tu vois quoi, précisément, dans ces rêves ?

– Je ne vois rien… Mais il y a quelque chose de très lumineux, au milieu de ma vision. Tout le reste est noir. Et … Je n’arrive pas à bouger. Je suis perdu dans l’espace. Et… c’est comme si quelque chose brûlait. Enfin, pas brûler comme des flammes, mais… Ça fait mal. Et j’ai l’impression que ça m’étouffe. Et quand je me réveille, j’ai peur de mourir.

– Mais… Quel est le rapport avec Béryl ?

– J’ai l’impression d’être elle, quand je fais ces rêves. »

Pensif, Aïden ne répondit rien. Il entendait le rire de ses invités, au loin. Il se demandait si quelqu’un avait réalisé qu’ils s’étaient éclipsés. Par réflexe, il orienta son appareil photo vers la lune. Dans l’objectif, il ne voyait qu’à peine les étoiles. Pensant qu’il n’allait pas répondre, Alexandre murmura d’une voix étranglée :

« Aïden…

– Tu sais. Béryl avait une peau très pâle. Et elle n’avait quasiment pas de muscle, ni de graisse. Elle avait beaucoup de mal à manger. Donc, elle était très maigre. Elle était aussi très petite. Elle devait être à peine plus grande que toi. Ses doigts étaient très fins, elle avait des mouvements très doux, mais souvent très lent. Elle avait des difficultés pour bouger. Elle était facilement fatiguée. »

Concentré sur la lune qu’il voyait dans son objectif, Aïden se plongeait dans ses souvenirs et malgré toutes les années qui avaient passé, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une douleur dans sa poitrine.

« Elle avait une peau très blanche. Un peu comme la couleur de la lune. Mais, sur les mains et les avants-bras, elle avait des espèces de plaques rouges, comme des cratères. Parfois, elles se voyaient beaucoup. Ça dépendait de son état de santé, en fait. Elle avait aussi des cicatrices blanches, qui se sentaient plus au toucher qu’elles ne se voyaient. Parce que Béryl, avec ses maladies, s’était souvent faite opérer. Mais elle avait un sourire unique. C’était toujours des sourires en retenue, mais sincères. Ses lèvres étaient presque blanches, aussi. Quand elle le pouvait, elle aimait avoir de longs cheveux, ils étaient blanc, lisses et détachés. Mais je l’ai aussi très souvent vue avec la boule à zéro. Elle avait des yeux… Incroyables. Il y avait des éclats rubis qui se mélangeait à un ciel d’azur. Je ne m’en lassais jamais. C’était des yeux que je ne pouvais voir nulle part ailleurs. »

Aïden baissa son appareil photo et regarda Alexandre, qui se taisait. Ses yeux à lui brillaient de larmes.

« Elle était très intelligente. Elle était douée en tout ce qu’elle faisait. Elle faisait très souvent mes devoirs, car moi, je ne comprenais rien. Ça lui faisait plaisir de m’aider. C’était peut-être un peu une raison de vivre, pour elle. Elle voulait aider, même si elle n’allait pas bien. Et elle avait une voix… Souvent cassée. Elle ne parlait jamais fort. Même quand elle criait, elle n’avait pas assez de force. Mais cette douceur pouvait être vraiment réconfortante. Elle arrivait toujours à prendre du recul sur les choses. Et malgré toutes les difficultés de sa vie, elle l’aimait profondément. J’aurais aimé être plus intelligent pour elle, pouvoir lui offrir ce qu’elle méritait vraiment. »

Aïden aussi désormais ne semblait pas très loin de pleurer. Avec maladresse, il posa son bras sur les épaule du garçon.

« Voilà, ça, c’était Béryl. Ce n’était peut-être pas la vie la plus palpitante qu’il y avait à mener sur terre, mais… Elle l’a fait. Et je suis sûr qu’elle est comblée de ce qu’elle a pu connaître. Et toi, Alexandre… Tu es quelqu’un d’autre. Avec un autre potentiel, un autre corps, un autre caractère, une autre vie. D’accord ?

– Mais…

– Ça me touche vraiment que tu sois à ce point fasciné par son souvenir. Mais… Il ne faut pas que ça te fasses souffrir, d’accord ? Il faut être heureux d’avoir eu la chance de la connaître. Moi, en tout cas, j’essaie d’être heureux pour elle. Alors… Tu veux bien essayer d’être heureux pour moi ? »

Sans en comprendre véritablement la raison, Alexandre fondit en larmes. Peut-être de la fatigue, sans doute un peu de peur, et sûrement de l’incompréhension. Aïden resta près de lui, sans un mot, ne sachant pas vraiment comment agir. Dans son chagrin soudain, il fini par s’endormir d’épuisement et Aïden le porta précautionneusement jusqu’à sa chambre. Voulant être présent si jamais le garçon se réveillait suite à un des cauchemars dont il lui avait parlé, il prit une chaise pour veiller à son chevet, jusqu’à s’endormir à son tour. Il avait complètement oublié le mariage, les festivités, tant il avait été bousculé et brutalement ramené en arrière par ce petit garçon qui était censé le ressembler. Mais il se rappela ses obligations quand il fut brusquement réveillé par un claquement de porte :

« Ahah ! Je t’ai retrouvé, Aïden ! J’ai gagné le cache-cache ! »

Surpris, Aïden se réveilla en un sursaut pour faire signe à l’intrus de se taire. Bastien était manifestement heureux et trop ivre, si bien qu’il ne compris pas immédiatement ce qu’essayait de lui faire comprendre son compagnon.

« Et bah quoi, Aïden ! Tu joues encore aux rabats-joie ?! Je suis sûr, t’as pas goûté la bière… C’est une tuerie, le Québec !

– Mais chut, bon sang ! »

Se précipitant sur lui , il lui posa la main sur la bouche en regardant le lit avec attention. Mais le garçon ne semblait pas avoir été réveillé par le raffut qu’avait fait son imbécile de mari. Bastien, presque vexé, se dégagea des mains d’Aïden et voulu se venger en volant ses lèvres :

« Allez quoi, on est marié, ça se fête ! Qu’est-ce que tu fais dans le noir, d’ailleurs ?

– Mais stop, tu vois bien qu’on est dans la chambre d’Alexandre !

– Oh. »

Les yeux de Bastien brillaient par l’effet de l’alcool et au visage qu’il lui devinait, il comprit que la soirée serait très longue.

« Toi, tu as joué avec Célia et tu as perdu, commenta Aïden en essayant de diriger son compagnon vers la sortie.

– C’est, c’est une sorcière. Je suis sûr qu’elle fait fondre l’alcool avant de le boire.

– C’est ça, c’est bien, commenta Aïden en haussant les sourcils. Maintenant, tu vas tourner les talons et sortir avec moi, d’accord ?

– Mais, tu ne m’as pas dit ce que tu faisais, sérieusement !

– Je dormais, et toi, insista Aïden en le poussant plus fort, tu sors. D’autres questions ?

– Bouuh, Aïden, tu es un papy ! S’écria Bastien en riant, enfin éjecté dans le couloir.

– Il faut bien quelqu’un pour assumer les enfants que vous êtes, répliqua Aïden avec une pointe d’agacement. Pars devant, j’arrive. »

Son compagnon continua de râler sans retenue mais obéit. Aïden, avant de fermer la porte de la chambre, jeta un dernier regard à l’intérieur. La pièce sombre était de nouveau silencieuse. Alexandre, malgré tout le raffut, ne s’était pas réveillé. Aïden eut un pincement au cœur en fermant la porte, et espéra dans sa tête le temps d’un battement de cil que tout irait bien pour lui, s’en voulant presque de ne pas rester. Il n’eut pas le temps d’espérer plus longtemps, car une seconde plus tard, il courrait après Bastien sur le point de tomber dans les escaliers en riant.

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