Matinée en montagne (6) - Béryl Centemer

Par Pouiny
Notes de l’auteur : Béryl est l'héroïne des fleurs de l'oubli. Si ça vous intéresse, n’hésitez pas à jeter un coup d’œil !

En cherchant du regard le photographe cité tout à l’heure par Bastien, William fini par le retrouver assis sur le dossier d’un banc. Il tournait désormais le dos à l’évènement et avait orienté son objectif en plein vers le soleil, qui brillait désormais bien haut au dessus des montagnes. L’œil perdu dans son objectif, il ne semblait plus porter la moindre attention à ce qu’il se déroulait autour : il ne restait plus que lui et la lumière.

« Aïden, c’est bien ça ? »

Surpris d’entendre son nom, l’homme se retourna vers la voix qui venait de l’appeler. Il avait l’air différent de son compagnon musicien : plus farouche, plus réservé… il avait l’air d’être le genre de personne à garder ses passions pour lui. Une personne dont l’extravagance existe, bien au chaud derrière un masque de pudeur. William lui sourit, essayant d’être avenant :

« Nous avons discuté avec Bastien, il nous a parlé de vous. Je m’appelle William, enchanté.

– Qu’est-ce qu’il a dit sur moi, encore ?

– Rien de plus que votre mariage.

– Qu’est-ce que tu prend en photo, Aïden ? demanda Alexandre avec force.

– Moi ? Et bien… Le soleil, si on peut dire.

– Le soleil ? Mais pourquoi faire ? »

Amusé, Aïden se pencha vers l’enfant et lui montra les photos qu’il venait de prendre. Alexandre fut soufflé par ce qu’il voyait sur le petit écran qu’il se senti obliger de comparer avec ce qu’il voyait pour de vrai devant ses yeux. Les couleurs en contrastes brûlaient toute la photo. Mais les montagnes n’étaient pas simplement en contre-jour, sur des rayons de lumières qui bavaient sur les feuilles, il était possible de voir encore leur couleur, mate et claire. Il regarda a nouveau ses montagnes. Il avait beau les regarder tous les jours depuis qu’il était petit et les aimer de tout son cœur, quand il admirait les photos d’Aïden, il les préférait sur le petit écran de l’appareil.

« Mais c’est pas possible, ça se ressemble pas ! Ce n’est pas les mêmes montagnes. »

Aïden éclata de rire.

« Bien sûr que si, ce sont les mêmes. C’est juste que là, tu les vois avec mon regard.

– C’est comme ça que tu les vois ?

– Bien sûr. C’est le but de la photo, de montrer ce qu’on voit. On a tous une vision différente des choses. »

Il reprit alors la discussion avec William. Celui-ci fut déçu d’apprendre qu’il n’avait pas de lien de sang avec l’Irlande, mais en même temps assez heureux que même sans filiation, les parents d’Aïden avaient assez aimé son pays pour offrir à leur enfant un prénom qui rappelait son pays. William se senti libre de parler comme il l’entendait de ses origines et Aïden l’écoutait attention, jusqu’à ce qu’Alexandre, qui commençait à s’ennuyer, lui tira la manche.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Demanda Aïden sans trop savoir comment s’y prendre avec un enfant de son age.

– Tu as dit qu’on prenait des photos pour les montrer ?

– Oui, j’ai dit ça.

– A qui tu vas les montrer, ces photos ?

– Les photos de tes banderoles, je vais les montrer à mon agence et peut-être à des journalistes.

– Je vais devenir connu ? S’interrogea l’enfant, surpris.

– Peut-être, répondit Aïden avec un sourire.

– Mais les photos de soleil, alors ? Tu vas les montrer à qui ?

– C’est un secret.

– Tu parles de Béryl, Aïden ?

– Bastien ! »

Gêné, il se redressa immédiatement. Charlie et Bastien avaient cessé de discuter de leur coté et avaient décidé de rejoindre les deux hommes. Aïden espéra que personne n’avait entendu ce que venait de dire Bastien en allant a sa rencontre, mais son espoir fut vite détruit par le petit garçon qui avait manifestement décidé de ne plus le lâcher :

« C’est qui, Béryl ? C’est une personne ? »

Par réflexe, sans répondre, il attrapa à nouveau la pierre qui scintillait à son cou. Il ne souriait plus du tout et fusilla Bastien du regard, espérant qu’il l’aide à se sortir de cette situation. Son compagnon, comprenant qu’il avait commis une maladresse, tenta de se rattraper :

« Béryl, c’est euh, une pierre précieuse !

– Mais on ne montre pas de photos à des pierres ! S’écria le garçon.

– Je t’ai vu plus joueur que ça tout à l’heure, Bastien, remarqua Charlie avec malice.

– Laissez-les tranquille, tous les deux, déclara William d’une voix forte. Vous voyez bien que ce n’est pas un sujet qui nous concerne. »

Mais lui-même sentait poindre une certaine curiosité à l’entente de ce nom. Sentant alors tous les regards sur lui, Aïden soupira avec irritation :

« Bien, j’ai compris ! Mais à une condition, Bastien : Tu ne m’interromps pas et tu ne ris pas !

– Mais je ne me moque jamais, cher ami ! S’insurgea le musicien.

– Bon. Alexandre, c’est ça ?

– Oui.

– C’est une histoire triste, je te préviens !

– Ça ne me fait pas peur, assura l’enfant.

– Ok. Béryl, c’était ma sœur jumelle. Elle avait une maladie très rare. Elle ne sortait jamais de la maison, elle n’avait pas le droit de voir le soleil. Elle était souvent très seule, du coup… elle n’avait pas d’ami, elle n’allait pas à l’école. Alors moi, je me disais qu’il fallait absolument qu’elle voit le soleil, tellement je le trouvais beau. Donc, j’ai commencé à lui faire des photos de soleil comme celles que je t’ai montré. Et… elle aimait beaucoup, même si ça la rendait triste de ne pas pouvoir le voir en vrai. »

Les mots d’Aïden étaient hésitant. Chacun portait le poids d’un passé qu’il commençait à peine à assumer. Il n’avait pas la fluidité de Bastien ou la grâce de Charlie, quand il racontait son histoire. Mais ces mots peu soignés, qui bégayaient à la porte d’entrée, étaient si différent de tout ce qu’avait pu entendre Alexandre auparavant qu’il fut plus passionné que pour n’importe quelle autre histoire. Derrière ces mots qui ne savaient pas comment se présenter, se reflétait une histoire irrémédiablement vraie, qui ne pouvait jamais laisser de place au doute. En une phrase maladroite, Alexandre avait découvert la vie de Béryl, la vraie vie de Béryl, et il resta silencieux à essayer d’imaginer ce qu’elle avait pu voir, ce qu’elle avait forcément du voir. Aïden n’était pas comme Charlie ou Bastien : ce n’était pas quelqu’un qui racontait des histoires. C’est ce qui rendait la sienne incroyablement juste.

« Et… elle est devenue quoi, Béryl ? Demanda l’enfant avec une certaine timidité.

– Elle est décédée, depuis bientôt quinze ans, répondit Aïden avec une voix tremblante. Mais… Je continue à lui prendre des photos, de toute sorte. Je veux encore lui montrer ce que je peux voir. »

Alexandre resta silencieux. La notion de mort était toujours quelque chose qui ne lui était pas facile à comprendre. Comment quelqu’un pouvait disparaître pour toujours ? Qu’est-ce que ça fait, comme douleur ? Il n’en savait rien. Mais quand il vit Bastien prendre son compagnon dans ses bras avec un sourire triste, il crut pouvoir le sentir.

« Tu avais quel âge, quand tu as pris des photos pour elle ? Demanda finalement Alexandre.

– Je devais être un peu plus âgé que toi, répondit Aïden en souriant. Mais j’avais fait pleins d’autre chose avant. J’avais beaucoup d’idée pour elle.

– Comme quoi ?

– Comme quoi, comme quoi… Je lui avais écrit une carte du ciel en braille.

– En … Quoi ?

– Le braille, Alex, expliqua Charlie, c’est une écriture avec des trous, pour les personnes qui ont du mal à voir.

– Tu sais écrire en trou, Aïden ? Reprit Alexandre, étonné.

– On peut dire ça, oui.

– Tu peux m’apprendre ? S’il te plaît ! »

Surpris, il ne répondit pas de suite. Le garçon le regardait avec des yeux brillant d’envie.

« Mais à quoi ça va te servir ?

– Moi aussi, je pourrai communiquer avec Béryl, comme ça, assura l’enfant. Elle avait mon âge quand elle est morte ? »

La question le prit totalement de court. William et Charlie, entre la gêne et l’intérêt, ne savaient pas s’ils devaient intervenir ou non. C’est Bastien qui décida de répondre à la question de l’enfant :

« Elle avait dix-sept ans quand elle est partie, Alexandre. Elle était quand même un peu plus âgée que toi.

– Mais pas beaucoup plus ! C’est dans… dans huit ans !

– Crois-moi, répliqua Bastien avec un sourire, huit ans, c’est très long.

– Alex, je crois que ta maîtresse t’appelle pour que tu rentres en classe, fit remarquer Charlie en jetant un œil vers les autres enfants qui se dirigeaient vers le portail de l’école.

– Quoi ? Déjà !

– Tu as déjà raté une grosse partie de la matinée, fit remarquer Charlie en réajustant les vêtements de son fils. Va en classe, je viens te chercher ce soir, d’accord ?

– D’accord…

– Alexandre ! Interpella Bastien alors que le garçon s’éloignait. Merci beaucoup pour cette matinée, j’ai beaucoup aimé tes affiches !

– De rien ! »

L’enfant s’éloigna et disparu dans l’enceinte de l’école. La plupart des parents commençaient à partir, mais Bastien, Charlie, Aïden et William restèrent assez longtemps à discuter pour qu’Alexandre les voie encore au même endroit quand il fini l’école, comme s’ils n’avaient pas bougé.

 

Après une matinée si étrange, il était difficile pour tous les élèves de la classe de se concentrer. Ils prirent un temps avec la maîtresse pour parler de ce qui avait eu lieu, mais très vite, la vie devait reprendre son cours normal. Alors que la maîtresse donnait des exercices de math, qu’Alexandre faisait semblant de ne pas avoir terminé, il dut se rendre à l’évidence que cet événement était terminé et qu’il ne changerait rien à sa vie. Alors, il repensa à Béryl, et aux yeux bleus brillant d’Aïden quand il lui avait raconté son histoire. Prenant discrètement une autre feuille, il commença à la dessiner. Puisqu’elle était jumelle, elle devait ressembler à Aïden, mais jusqu’à quel point ? Qu’est-ce qui l’avait rendue différente ? Est-ce que sa maladie se voyait ? Et comment ?

 

Et quelle langue elle pouvait bien parler ? Est-ce qu’écrire avec des trous changeait la façon de prononcer les mots ? Il commença alors a faire des trous dans sa feuille, pour essayer de comprendre comment cette écriture si bizarre pouvait marcher, quand il se fit rappeler brusquement a l’ordre. Il essaya alors de ne rien paraître. Mais quand il écoutait sa maîtresse expliquer des leçons sur son tableau vert, il regardait plus loin. Il voyait, à travers le mur, les montagnes où le soleil commençait à tomber vers elles pour se coucher dans leur forêt. Il revoyait les photos d’Aïden sur le petit écran de l’appareil photo et il se sentait alors happé par cette histoire à laquelle il ne pouvait que penser. Tout en lui ne se posait au final qu’une seule question : Qui était véritablement cette Béryl ?

 

Ainsi, quand il vit à la sortie de l’école que Charlie était toujours avec Aïden et Bastien, il eut du mal à contenir son excitation. Il se précipita vers eux en attrapant la main de son pama. Charlie l’embrassa avant de lui dire :

« Ce soir, Bastien et Aïden mange à la maison ! On va faire de la musique. Ça ne te dérange pas ? »

Alexandre était aux anges. Si son trajet avec pama lui avait toujours plu , le faire accompagné de son père et de deux amis était d’autant plus amusant. Charlie et Bastien avaient l’air de particulièrement bien s’entendre. Ils s’échangeait toujours des répliques acerbes et bien dites. De temps en temps, William intervenait pour calmer les ardeurs de Charlie avec un peu de sarcasme, auquel il répondait en l’embrassait. Aïden, un peu plus en retrait, restait silencieux, à les écouter avec un sourire heureux. Alexandre en profita pour se détacher de Charlie, qui de toute façon s’emballait trop avec Bastien pour y porter attention, et prendre la main d’Aïden. Surpris, le photographe resta interdit. Aïden n’avait jamais eu vraiment l’occasion de rencontrer des enfants, et même Alexandre était capable de le sentir.

« Aïden ?

– Oui ?

– Elle ressemblait à quoi, Béryl ? »

Il ne s’était pas attendu à ce que l’enfant soit encore sur cette histoire. Il voulu presque lui faire remarquer, mais il n’avait au final pas envie de le brimer. Il répondit simplement :

« Elle était très belle. »

Mais cette fois-ci, Alexandre fut un peu déçu que l’homme ne fut pas comme son pama.

 

Une fois à la maison, tout le beau monde s’installèrent dans une pièce spécialisée pour la musique. Le sol était en bois et il était fait de manière à ce qu’il résonne quand William tapait dessus. La salle, légèrement détachée des autres pièces de la maison, était insonorisée et possédait de grandes baies vitrées qui donnaient directement sur une petite terrasse en jardin. En face de ces fenêtre se trouvaient d’immenses miroir et des rampes de danse. Mais cette salle n’était pas que le territoire de William : Charlie y avait posé tout son bazar musical. Dans un coin de la pièce, mais posé en évidence se trouvait une bibliothèque de contes que Charlie utilisait régulièrement dans son travail. A l’intérieur pouvait également se trouver toute sorte d’instrument de musique : Il y avait des flûtes irlandaises, de toute taille et de toute sorte, ainsi que des tambours et un cajon. William avait également posé un recueil de musique irlandaise qui devait faire plusieurs centaine de page et pouvait potentiellement tuer quelqu’un si on s’en servait comme d’une arme. A coté encore, se trouvait son violon. Il n’en jouait pas si souvent, préférant chanter et danser, mais il sortait assez régulièrement de sa boite pour ne pas prendre la poussière.

 

« Tu vas voir, Bastien, tu ne voudras plus jamais jouer autre chose ! S’écria Charlie en cherchant une partition avec des accords écrits pour lui.

– Effectivement, je demande à voir, répliqua l’intéressé. Tu trouves quelque chose ?

– Les spectateurs ont droit à des chaises ? Demanda Aïden assez discrètement.

– Oui bien sûr, lui répondit William. Alex ! Tu peux aller chercher des chaises dans le salon, s’il te plaît ? »

Il ne se fit pas prier, traversant toute la maison en courant pour ne pas manquer un bout du spectacle. Attentif, Aïden regardait les trois musiciens se préparer, s’échangeant des conseils et des remarques sur la musique. Alexandre installa les deux chaises côte à cote pour s’asseoir a coté d’Aïden, mais il n’arrivait pas à tenir en place sur la sienne. Assis sur ses genoux, il se penchait en avant pour être au plus proche de ce qui allait se passer.

« A toi l’honneur, Will, déclara Charlie après un silence de concentration.

– Honneur aux invités, Bastien, répondit l’homme avec un sourire ravi. Je vais me caler sur toi. »

Voyant que le guitariste n’était pas sur son domaine de prédilection, Aïden l’encouragea avec force dans sa tête. Mais quand il lança la rythmique et que William s’élança, il ne pu penser à autre chose que ce qu’il était en train de voir.

 

C’est en regardant William bouger qu’Aïden réalisa qu’il n’avait jusque là jamais vu quelqu’un véritablement danser. Ses mouvements étaient fluides, millimétrés, souple, comme si ses pieds n’avaient plus de poids à supporter. Il n’arrivait pas à déterminer ce qui était de l’improvisation de ce qui était chorégraphié. Tout lui semblait être un mélange des deux, comme une manière de parler où l’on a appris les mots, mais qu’on ne réfléchit pas comment les assembler. Les coups doux de ses chaussures sur le sol devenaient un instrument de musique par entière. William avait fermé les yeux, oublié les spectateurs, il ne pensait qu’à ce qu’il entendait et ce qui l’inspirait. Il était reconnaissant envers son fils et devait lui reconnaître une bonne oreille musicale : la guitare de Bastien n’avait pas un son irlandais, mais elle était belle. Profitant de sortir lui aussi, un peu, de son domaine de prédilection, il improvisait des mouvements qu’il n’aurait pas pu faire ailleurs, joignant le reste de son corps à ses pieds. La flûte de Charlie qui se joignait à l’harmonie douce et joyeuse lui permit de se raccrocher à son terrain connu, ce qu’il aimait le plus et l’animait chaque jours. Il tournait, entrechoquait ses talons de fer au milieu d’un saut. Ses pointes de pied dessinaient des cercles sur le sol de bois, puis l’éjectait dans les airs dans un son sec. Il était en même temps, si près du sol a rebondir en une baguette de percussion a chaque instant, et en même temps si haut dans les airs. Après un moment à le regarder danser seul, Charlie ne tint plus et se joignit à lui, lui répondant en claquant des talons. Bien qu’elle était douée, il ne tenait pas la comparaison avec William pour qui cette danse était l’intégralité de sa vie. Plus rudimentaire, moins vif, elle aimait particulièrement croiser ses pieds, l’un devant l’autre, et puis passant derrière. Elle pouvait se déplacer autour de lui assez facilement ainsi, avant de se remettre face à lui. Parfois, ils produisaient les mêmes mouvements, et la synchronisation paraissait tellement folle à Aïden qu’il manqua d’arrêter de cligner les yeux. Charlie et William n’avaient pas besoin de regarder leurs pieds pour se connecter. Ils se jetaient un regard furtif et il leur suffisait d’y penser. Soufflé, hésita à sortir son appareil photo pour enregistrer au moins un des milliers de mouvement qu’il voyait à la seconde. D’une certaine manière, il avait envie que le temps s’arrêta, et il eut bien l’impression parfois, en les voyant rebondir dans les air, que son souhait allait vraiment se réaliser.

« Ils dansent bien, hein ! »

Alexandre avait parlé assez fort pour qu’Aïden l’entende, mais il ne l’avait pas regardé. Les yeux brillants, il ne lâchait pas les chaussures de son père de vue. En le regardant furtivement, il remarqua qu’en observant la scène que les pieds d’Alexandre non plus ne semblait pas tenir en place. Ils avaient beau être posé, écrasé sur la chaise sur laquelle il était encore assis sur les genoux, il voyait ses orteils et même le reste de son corps remuer, comme s’il voulait lui aussi entrer dans la danse.

« Pourquoi tu n’y vas pas, toi ?

– Je ne veux pas tout gâcher ! »

Aïden ne répondit rien : il ne savait pas si le garçon était doué ou non. Il n’en doutait pas vraiment en voyant la passion qui animait son regard, mais il ne pouvait être sûr de rien. Il continua d’admirer William et Charlie qui se souriaient en dansant, comme s’ils ne produisaient aucun effort et fini par avouer :

« Je pensais que ton pama était le seul à sortir du lot et que William était moins brillant, mais je me suis vraiment trompé. Il est impressionnant, lui aussi. Tes parents vont vraiment bien ensemble. »

Heureux, Alexandre se contenta d’acquiescer. Bastien, a force de faire tourner ses accords, devenait de plus assuré et prenait le risque d’accélérer. Les deux danseurs s’en accommodait avec une lueur de défi dans leurs yeux et Alexandre, de plus en plus pris par ce qu’il voyait, s’agitait de plus en plus sur sa chaise sans vraiment oser y aller. N’y tenant plus, Aïden sorti son appareil photo de sa besace.

« Écoute, Alexandre : si tu vas danser avec eux, je vous prend en photo tous les trois.

– C’est vrai ?

– Promis.

– Mais toi, ça ne t’embête pas de ne pas participer ? Demanda Alex, un peu désolé.

– Moi ? Mais je participe, je vous regarde. C’est de loin la place que je préfère dans la musique. Tu y vas ? »

Sans se faire davantage prier, l’enfant se jeta hors de sa chaise comme s’il était assis sur un ressors. Aucun des deux parents s’étaient étonnés de le voir les rejoindre. William était plutôt même étonné de ne pas l’avoir vu débarquer plus tôt. Reculant légèrement, il laissa la place à Alexandre la place au centre, désormais bien concentré sur les pieds de son fils afin de voir ce qu’il avait retiré de toutes les leçons qu’il lui donnait depuis plusieurs années.

 

Alexandre n’était pas aussi précis ni aussi rapide que ses parents, et il lui arrivait quelque fois de faire un pas de travers ou de manquer son équilibre dans la vitesse. Mais Bastien qui le suivait pourtant depuis longtemps en classe manqua d’arrêter de jouer tant il était impressionné. Il savait que le garçon était doué, mais jamais il ne lui avait montré un tel niveau en classe. Dans une salle qu’il connaissait bien, entouré de personne qu’il aimait, il révélait un tout autre potentiel qui lui promettait un avenir des plus impressionnant. Mais ne laissant rien paraître, il essaya de rester concentrer assez longtemps pour permettre à Aïden, quasiment allongé par terre à la recherche du meilleur point de vue, de prendre les photos qu’il voulait.

 

« Alors ? »

Charlie était en nage, avait du mal à respirer, mais il était ravi. En s’adressant à Bastien, il regardait quand même son fils qui s’était allongé par terre sans aucun scrupule tant il s’était épuisé.

« Je ne peux pas me contenter que d’une seule fois après avoir vu ça, affirma le guitariste. On signe où pour faire partie du groupe ?

– Bienvenue dans la famille Fearghail, s’exclama Charlie en se laissant tomber sur une des chaises qu’avait abandonné les deux spectateurs.

– C’était trop long ! S’écria le garçon, toujours à terre.

– Il va falloir travailler ton endurance, bonhomme, lui fit remarquer son père.

– Mais comment tu fais, toi ! Lui répondit son fils. Tu chantes en bougeant !

– C’est ce que je te dis : l’endurance, Alex. »

 

Bastien posa discrètement sa guitare pour aller retrouver Aïden. Satisfait, isolé dans un coin de la pièce par mégarde, il regardait les photos qu’il avait pu prendre avec un léger sourire.

« Alors ? La pêche a été bonne ?

– J’ai beaucoup de photo floues. Avec autant de mouvements, ce n’était pas facile de faire le point. Mais… Il y en a qui me plaisent vraiment.

– Super, au moins tout le monde s’est amusé ! Remarqua Bastien en lui caressant les cheveux. »

Ce qui devait être a la base une simple répétition s’est transformée en dîner. Le coup de foudre artistique et amical entre les quatre adultes avait été si fort qu’ils trouvaient toujours quelque chose à se dire, comme s’ils se connaissaient depuis des années. Quand Aïden et Bastien partirent dans la fin de la soirée, la maison pourtant toujours bruyante semblait désormais bien calme, en comparaison.

 

Aucune de ces personnes ne s’attendait à ce qui devait à la base un moyen de détruire la vie de Bastien allait être ce qui lui apporterait le plus de changement positif dans sa vie. Désormais en sécurité à son travail, soutenu et protégé, il jouait régulièrement chez les Fearghail, les mardi soirs, quand il passait dans le village pour intervenir dans l’école d’Alexandre et celle aux alentours. Aïden et Bastien vinrent plus d’une fois admirer Charlie lors d’une de ses fameuses veillées avec lesquelles elle gagnait sa vie. A la fin d’une de ses histoires, Alexandre entendit Aïden dire :

« Dire que j’imaginais Béryl faire ça, il y a longtemps.

– Crois-moi, elle aurait été incroyable, lui répondit Bastien. Au niveau de Charlie, au moins.

– J’aurais aimé le voir. »

Comprenant alors que Bastien avait également connu Béryl, il commença à le harceler de question à la fin de ses séances à l’école. Mais le guitariste ne laissait rien passer.

« Elle avait les cheveux longs ? De quelle couleur ? Et ses yeux, ils étaient comme ceux d’Aïden ? Elle était grande ?

--Écoute, Alex, lui répondit finalement Bastien, presque agacé. Pourquoi tu ne demandes pas tout ça à Aïden ?

– Mais il ne me répond pas !

– S’il ne te répond pas, ce n’est pas moi qui vais te répondre. Et pourquoi Béryl te passionne autant, d’ailleurs ? »

Pris de court, il ne lui répondit pas. Il passa des jours, des semaines à y réfléchir, mais il n’arrivait pas à comprendre. Pourquoi Béryl l’intriguait autant ?

 

Quand il regardait le soleil sur les montagnes, le matin, il pensait à elle. Il imaginait surtout quelqu’un qui n’avait pas vu, qui n’avait pas vécu ce qu’il avait la chance de voir tous les jours. Il voulait peut-être la connaître, pour faire comme Aïden et lui apporter quelque chose, à sa façon. Il ne supportait pas l’idée qu’il y ait pu avoir, un jour, une petite fille enfermée et seule qui n’avait que des photos à regarder. Mais cette petite fille n’était pas une petite fille, et elle était morte avant même qu’il naisse. Alors, pourquoi il s’en souciait ?

 

Il eut une longue période où il se réveillait systématiquement en pleine nuit et en hurlant. Il ne se souvenait de rien d’autre qu’une impression de brûlure, dans ses yeux et dans tout son cœur, qui lui donnait l’impression de devenir aveugle dans le noir. Mais il n’osait pas avouer ce qui l’obsédait à ce point, de peur que la faute retombe sur Aïden, qui n’avait rien fait. Il avait, avant d’entendre parler de Béryl, entendu plein d’histoire tristes, plein d’histoire qui font peur et plus encore qui étaient les deux. Mais cette fille fantôme n’était pas une histoire. Et ainsi, il ne pouvait pas s’en détacher comme il l’avait toujours fait jusque là.

 

Charlie venait toujours le voir quand il criait. Il ne comprenait pas pourquoi son fils refusait de lui expliquer ses cauchemars. Il cru que les soucis avec ses camarades avaient repris, mais quand il appela la maîtresse, elle n’eut aucun comportement dérangeant à signaler, à part le manque d’attention d’Alexandre à l’école. Ne trouvant donc pas de réponse, il restait alors en alerte, prêt a venir s’il entendait le moindre pleurs. Son garçon était encore son bébé et il se fichait de savoir si être présent pour lui était une bonne chose où non ; quelque chose n’allait pas et il ne voulait pas se contenter de l’ignorer. Il voulait l’entendre, il voulait que lui aussi, à son tour, lui raconte les histoires qui le terrorisait la nuit. Mais bien qu’Alexandre fit l’effort d’essayer, jamais le nom de Béryl sorti de sa bouche.

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