Magie

Par Liné

Hé… hop ! Je bats je bats je bats et rebats les cartes, rien de plus simple suivez mes mains, rien de plus simple, vraiment, et… Piochez, jeune homme. Où vous voulez. Trois de trèfle. C’était votre carte, n’est-ce pas ? Magnifique !

Vous êtes un public formidable, vraiment, formidable, j’insiste, quand je vous ai vus tout à l’heure vous étiez encore au comptoir à commander vos verres, deux bières, oui, celles que vous avez maintenant entre les mains pendant que moi, mes mains à moi, s’occupent à vous émerveiller du mieux que je peux, quand je vous ai vus au comptoir tous les deux je me suis dit : un public formidable et je me suis pas trompé.

Vous Madame, tenez. Coupez. Parfait, ce tour-ci va vous enchanter, voyez je trie mes cartes comme elles viennent, valet, dix, roi, sept, sept, dame, deux, as, tout va très vite, je ne compte pas Madame un magicien n’est pas un compteur mais suivez-les, ces cartes, elles vont vous dire quelque chose, elles vont vous dire que le numéro que vous m’avez donné tout à l’heure il y a de ça trois tours, quand on se connaissait à peine vous et moi, que je venais tout juste de lâcher le comptoir pour vous rejoindre parce que je vous ai vus tous le deux et du coin de l’œil j’ai bien deviné que vous seriez formidables, un public formidable, et bien le numéro que vous m’avez donné va ressurgir, tenez. Coupez une deuxième fois. Où vous voulez. Regardez. Trois et cinq font huit, huit et as font neuf et neuf et neuf font dix-huit. Je vous l’avais pas dit, Madame, que vous étiez magique ?

Vos verres sont vides, je vous en reprends un ?

Vous êtes superbes, je vois bien que la magie opère sur vous, même si vous ne dites pas grand-chose vos yeux sont très rieurs et s’illuminent comme ceux des gamins et puis bon, pourquoi ce serait pas Noël tous les jours, hein ? D’ailleurs il y en a parmi nous qui ne connaissent jamais ça, l’émerveillement, la beauté, se laisser aller quand un inconnu vous offre des tours de cartes, vous vous souvenez du gamin avec qui j’étais pendant que vous commandiez ? Un étudiant, en droit m’a-t-il dit, tout timide, qui m’a regardé faire en s’entortillant les doigts, qui buvait comme pour s’occuper et qui regardait derrière moi qu’on vienne le sauver mais j’ai bien remarqué que je l’ennuyais, qu’il ne faisait qu’être poli en attendant la délivrance, et pendant que je battais les cartes il a dû se dire « merde alors, il me gonfle ce vieux » et c’est vrai que j’ai plus l’âge d’être étudiant alors que vous deux, vous avez beau être jeunes vous aussi, je pourrais être votre père, j’ai tout de suite deviné que vous étiez formidables et j’ai pas peur de le répéter.

Santé !

Un autre tour, Monsieur, à vous de remuer les cartes.

Comment ? À quatorze ans. À quatorze ans ça m’a pris comme une envie de boire, faire de la magie avec des cartes, que voulez-vous, on trouve sa vocation très souvent par hasard quand on s’y attend le moins, ça vous frappe comme l’ivresse après le coup de trop. Et vous savez lire dans mes pensées, Madame, parce que justement le tour suivant, le tour suivant… Soyez bien attentive, et vous aussi Monsieur, je remue je remue, je bats et rebats les cartes. Allez-y, coupez. Magnifique ! Choisissez une carte. Regardez-la bien, mémorisez-la. Remettez-la dans le paquet. Vous aussi, Monsieur, faites pareil. Ne me montrez rien, surtout : ne me montrez rien, la magie, la vraie magie, c’est savoir sans même avoir vu, comprendre sans qu’on ait rien dit. Un peu comme le bonheur, difficile à cerner, compliqué de le nommer, mais s’il est là vous savez qu’il est là, vous le vivez, vous le construisez, à moins que… que vous ne vous en rendiez pas compte. On dit parfois que ce qu’on ne nomme pas n’existe pas.

Bref. Trinquons !

Et revenons à nos moutons. Madame, vous avez votre carte en tête, Monsieur, vous avez la vôtre et elles sont très importantes, ces deux cartes, très importantes, je remue et coupe et remue encore, comme ceci, attention tout va très vite, les jeux sont faits dirions-nous si nous étions dans un casino, Madame, touchez une carte du bout des doigts. Voilà, merci, à votre tour Monsieur. Parfait ! Magnifique ! Et si on retourne ces deux nouvelles cartes, mes amis, que découvre-t-on ? Un as, Madame, c’est bien la carte que vous avez gardée en tête ? Et vous, Monsieur, le quatre ? Magique ! As et quatre côte à côte, comme le joli couple que vous formez, font quatorze ! Quatorze !

Merci beaucoup, votre enthousiasme met du baume au cœur, vous êtes aussi formidables que réconfortants, je vous repaie un verre, si, si, j’insiste, parce que l’alcool aussi sait être réconfortant et que votre présence me fait plaisir, très plaisir, vous n’avez pas idée.

Un autre tour, j’insiste, un autre tour, a-t-on déjà, quelqu’un, n’importe qui, a-t-on déjà transformé pour vous les as rouges en as noirs ? C’est aussi facile que changer l’eau en vin, vous verrez, pardon ? Quarante-cinq tours, je connais quarante-cinq tours, je suis un tourne-disques sauf que c’est avec des cartes que je joue et pas avec des vinyles, comme quoi les coïncidences aussi ont de l’humour, ou de l’esprit, je sais pas, ce que je sais c’est que je commence à me sentir vraiment bien en votre compagnie, si bien que je fais même plus gaffe à ce que je dis.

Un autre tour, allez, un autre tour avant que je m’embourbe un peu trop dans mes discours et que je me mette à vous ennuyer, méfiez-vous, l’ennui est toujours sur le pas de la porte et il faut le chasser, il faut le chasser sinon on s’embourbe avec des mots qu’on ne comptait pas prononcer et ensuite on regrette de s’être étalé. Avez-vous déjà été pris dans… oh excusez-moi, quel idiot ! Ou quel maladroit, plutôt, renverser mes cartes sur la table, oh et par terre aussi, merci, merci beaucoup, ne vous en faites pas pour les tâches de vin, de toute façon cette table est sale et les paquets doivent bien vivre, que voulez-vous ils sont comme nous, à vouloir s’imbiber sans se questionner.

Je reprends. Ça va être simple, très simple, vous allez voir je remue je bats je rebats les cartes, vous connaissez la machine et maintenant je vais vous demander de sonder au plus profond de vous, d’interroger votre intuition, vos guts comme disent nos amis qui parlent anglais, c’est simple mais pas tant que ça parce qu’il s’agit de croire en soi, d’attraper les indices invisibles et d’oser porter sa propre voix, vous êtes prêts ? Je préfère m’assurer que vous êtes prêts, prêts pour de vrai et pas juste pour du beurre, dire qu’on est prêts c’est pas juste jeter des mots en l’air et attendre qu’ils retombent magiquement au bon endroit, tenez, moi par exemple quand l’hôpital m’a appelé pour donner des nouvelles de mon fils je n’étais pas prêt et j’aurais préféré qu’on me demande avant, ça aurait été plus doux pour tout le monde, quoiqu’en définitive ça n’aurait pas changé grand-chose mais je m’égare, qu’est-ce que je m’égare ! Je suis là pour offrir des tours de carte et pour rien d’autre, j’espère que je ne vous ennuie pas… Non ne vous en faites pas, mon fils est bien où il est. Il a environ quatorze ans.

Vous êtes prêts ? Ah je suis bête, je vous ai même pas précisé pour quoi et vous allez voir, c’est très simple. Tchin, santé ! Alors ce paquet que j’ai entre les mains je vais le défaire carte par carte et pour chacune d’entre elles vous allez me dire, enfin vous allez sonder au plus profond de vous-même, voilà, et me dire si elle est rouge ou noire et moi je fais deux tas, d’accord ? On commence, la première : rouge ou noire ? Noire ? Ok. Ensuite. Rouge. Rouge. Noire. Rouge. On ne s’arrête pas on ne se décourage pas, continuez, parlez-moi ! Rouge. Noire. Noire. Vous êtes formidables, ça fait un moment que je vous l’ai pas dit, formidables ! Rouge ? Sûre ? Rouge. Dans la vie il faut être sûr, il faut savoir ce qu’on a et ce qu’on a pas, ce qu’on veut et ce qu’on veut pas, et profiter, profiter, profiter ! Noire. Apprendre à mettre le doigt sur ce qui va et puis sur ce qui va pas, nommer les choses, les bonnes comme les mauvaises, et comprendre, comprendre, comprendre pourquoi on a du mal à se lever le matin ou pourquoi on ne dort pas la nuit et d’ailleurs souvent les deux sont liés. Noire. Rouge. Dites donc vous vous en sortez à merveille, ce tour est un jeu d’enfant, mon fils pourrait vous le faire et les tours de magie sont limpides parce que les cartes sont claires, avec un paquet entier on peut compter de un à cent, il manque que le zéro, le vide, le rien, le néant, alors qu’il y a beaucoup plus de trous dans la langue française, dans le langage, beaucoup trop, tenez en anglais le mot « silhouette » n’existe pas, enfin pas vraiment et dans aucune langue du monde il n’y a de mot pour décrire un parent ayant perdu son enfant, c’est trop… c’est trop, on peut pas nommer alors on nomme pas pour qu’on croie que ça existe pas, qu’on peut cacher le malheur comme la poussière sous le tapis de cartes et le tour est joué, noire ? Noire.

Vous avez des enfants ? Ça se demande pas ou plutôt plus, de nos jours, je sais, si je pose la question c’est que je me sens déjà tellement à l’aise avec vous, à vous divertir et discuter et boire des coups, ici dans ce bar tout paraît si simple, immaculé, presque, enfin hormis cette table envinassée mais ça c’est de ma faute. Je vous souhaite d’avoir un enfant un jour. Même un seul, ça vous… Continuez de me donner les couleurs, si, j’insiste, c’est pour ça que je suis ici, que je vous ai approchés et comme je vous le disais la magie est importante, très importante, c’est elle qui transporte qui élève qui émerveille et que serions-nous sans beauté ni compagnie, rouge ? Noire ? C’est presque fini. Voilà. Je vais retourner les deux tas et qu’allons-nous découvrir, Madame, Monsieur ? Les cartes rouges toutes ensemble et les noires se… Mince, bon, une brebis égarée, une exception qui confirme la règle quelle règle je sais pas, oubliez cette brebis et ne retenez qu’une chose, mes amis, retenez le beau, l’inexpliqué, retenez qu’on s’est rencontrés ce soir et que tout n’est que tentative d’émerveiller !

Quarante-cinq tours, vous avez bonne mémoire, quarante-cinq tours et bientôt quarante-six, je m’entraîne tous les jours et j’apprends un nouveau tour chaque semaine, depuis. Il avait quatorze ans. Le lendemain de l’enterrement j’ai vu ce paquet de cartes, ou plutôt un autre paquet, qui ne sent pas le vin mais le neuf, le pas vécu, et ça m’a pris comme une envie de boire, j’ai remué remué remué les cartes et une chose en entraînant une autre je me suis pris au jeu et depuis j’apprends un nouveau tour par semaine, qui sait où ça m’amènera et que voulez-vous que je fasse ? Je rebats les cartes. Comme je peux, je rebats les cartes.

Je vous offre un autre verre ? J’insiste.

S’il vous plaît.

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