LUNE DE SANG

Notes de l’auteur : Encore une œuvre de jeunesse que j'ai envie de partager. Mes premiers pas dans le fantastique.

Le professeur Jonathan Hooker reposa son stylo plume sur le coté du bureau et se massa le poignet. Il s'adossa au fond du siège en soupirant et resta ainsi, immobile, les yeux fixés sur le tas de feuilles amoncelé devant lui. Sans détacher son regard, il en prit une et la froissa rageusement avant de la jeter au panier. Une seconde, puis une troisième suivirent le même chemin. Jonathan hocha la tête, se leva péniblement de son fauteuil et s'étira longuement. La pendule murale indiquait deux heures trente du matin et, malgré cette heure avancée de la nuit, une certaine clarté régnait imprégnant la pièce d'une profonde douceur. Celle-ci était due, en partie, à l'aménagement de la pièce, simple et chaleureux. Il y avait pourtant une chose singulière - qu'on ne remarquait pas tout de suite, il est vrai - dans la décoration. Quel que soit l'endroit où l'on posait ses yeux, on était surpris de n'y voir aucun angle ou coin à angle droit. Les encoignures du salon avaient été soigneusement dissimulées sous une tenture de couleur bleu pastel. Les arêtes du bureau avaient été rabotées, puis polies dans un souci minutieux. Tous les livres de l'imposante bibliothèque avaient subi le même sort. Plus étrange encore, les objets disposés à travers la pièce étaient tous... sans exception de forme circulaire. Comme, par exemple, ces deux presse-papiers à figure d'hippopotame bien gras, un perroquet dont les branches recourbées rappelaient la gerbe d'un feu d'artifice ou bien encore le chapeau melon qui y était suspendu. Mais cette impression « d'obsession sphérique », comme on pourrait l'appeler, se dissipait rapidement car l'ensemble était très harmonieux, et bientôt un sentiment de bien-être vous envahissait et vous submergeait.

Le professeur tassa soigneusement ses feuilles avant de les ranger dans un tiroir qu'il ferma à clé. Il ouvrit la fenêtre et sourit à la lune. Elle était claire et transparente comme une bulle. La nuit l’enveloppait de ses bras d'ombre comme une mère jalouse protégeant son unique enfant. A mesure qu'il la regardait, elle semblait grossir et sa clarté s'amplifiait. Il frissonna et se dirigea vers la cuisine. En ouvrant le réfrigérateur, il pensa que demain il aurait plus d'inspiration et se versa un grand verre de lait dont il avala la moitié d'un coup sec. De retour à son bureau, il examina la pièce d'un œil attendri. Il s'y sentait bien, vraiment très bien. Pourtant, parfois, il avait l'impression... d'une présence. Un sentiment dont il n'arrivait pas à définir la nature. Il aimait rester ainsi immobile dans le noir, les yeux clos, goûtant le calme. Un calme si parfait qu'il en était quelques fois inquiétant. Inquiétant comme lorsqu'un danger vous guette, une menace sourde et latente en suspension attendant son heure pour s’abattre inexorablement. La sensation de menace s’accentua jusqu’au moment où il eut soudain besoin de lumière. Il actionna le commutateur et la pièce sembla scintiller de mille feux. La lumière blanche du lustre frappa avec force les surfaces courbes et fut projeté dans la pièce. De tout cotés, les minuscules jets lumineux se reflétèrent et s'entrecroisèrent en un réseau complexe et bigarré. Au moment où il portait le verre à ses lèvres, un petit éclat de lumière s'accrocha au fond, formant l'espace d'un instant une petite lune laiteuse. Il eut un bref sursaut et laissa échapper le verre qui se brisa au sol.

La lune avait grossi et son contour était rosâtre.

Après avoir nettoyé son plancher, il ressorti le paquet de feuilles et les disposa sur le sous-main en cuir brun. Il était de nouveau face à lui-même. Avec ses envies mais aussi avec ses peurs. Ses doigts craquèrent imperceptiblement. Il respira bruyamment et secoua ses épaules. Rien à faire ! Il n'arrivait pas à se concentrer. Jonathan essaya de penser à autre chose et sur son écran intérieur apparu le beau visage de Léa. A présent il revivait avec précision le jour où il l'avait reconduit chez elle pour la dernière fois. Ils étaient restés assis un long moment dans la voiture... sans un mot. C'était un de ses soirs brumeux et hostiles où toutes choses semblaient irréelles. Il était assis au volant, Léa à ses cotés. De sa main gantée, il caressait inconsciemment la boule de cuir qui faisait office de levier de vitesse. A quelques centimètres à peine, les jambes de Léa, légèrement entrouvertes, traçaient l'air comme un compas de chair tendre. Un lampadaire à gaz dispensait une faible lueur suffisante, cependant, pour qu’on puisse distinguer le contour des visages. Celui de Léa était blême. Les narines pincées et le souffle court, elle semblait à tout moment au bord de la crise nerveuse. Dans un mouvement d'impatience elle avait bougé, modifiant sa position assise. Sa jupe avait alors glissé vers le haut, découvrant un peu plus ses cuisses. Son genou avait alors croisé la lueur du réverbère au moment où Jonathan tournait son visage. Un genou pâle et rond comme...

Il émergea de ses pensées, haletant et couvert de sueur. Son obsession le reprenait plus violente encore ces derniers jours.

Une perle d'eau roula le long de sa tempe. Le stylo semblait hors d'atteinte. Sa main glissa vers lui, mais avant qu'elle ne s'en saisisse, elle eut une contraction musculaire, rythmée et convulsive. Sa gorge était nouée. Il sentit qu'il allait vomir. Il se leva d'un bond, ouvrit la fenêtre et se pencha sur le balcon le corps cassé en deux par la nausée.

Quinze mètres plus bas, quelques voitures circulaient paresseusement sur l'avenue principale. L'horloge sonna trois heures. Un carillon lui répondit au loin.

Une minute plus tard, il était de nouveau assis à sa table de travail le stylo en main, l'esprit décidé. Son pouls battait normalement avec toute fois quelques accélérations qui s'estompaient à chaque nouvelle inspiration. Il commença d'écrire.

Quinze minutes plus tard, Jonathan, la face écrasée contre le sous-main sanglotait, une feuille roulée en boule dans sa main. Les veines bleutées de son cou sautaient et tressaillaient comme si elles voulaient s'arracher et s'enfuir. Il leva ses yeux embués et considéra longuement le morceau de papier froissé au creux de sa paume. Il souffla légèrement et la boule roula jusqu'à l'extrémité de ses doigts où elle resta ainsi, posée en équilibre, oscillante, hésitant entre la chair et le vide. Un second soufflement, plus brusque celui-ci, mis fin à son dilemme et la projeta contre la vitre où elle se cogna avec un petit bruit timide. Il ouvrit la fenêtre. De nouveau, il se sentait attiré par elle... il en avait besoin. Tout son être débordait d'amour pour sa mère la lune. C’est elle qui l'avait mis au monde. Il aurait tellement voulu la comprendre, fusionner avec elle, s’en faire aimer. C’était plus qu’une obsession, c’était vital pour lui. Il devait pénétrer ses secrets. Sans s’en apercevoir, il enjamba le parapet. Elle était si proche et si lointaine à la fois. Il lui semblait qu’il n’avait qu’à tendre la main pour s’en saisir.

Il eut soudain conscience de sa posture. Comme un somnambule qui se réveille, l'esprit vide, il eut un moment de flottement et avant qu’il ait pu réagir, il glissa doucement dans le vide. Un reflex animal lui sauva la vie. Accroché par une jambe aux barreaux d'acier, il était suspendu dans la nuit tel un pantin. Son cerveau submergé par un flux de sang, était dans l'incapacité d’analyser la situation. Il distingua à travers un brouillard ocre le balcon du dessous, à quelques mètres de sa main. Sans réfléchir, il dégagea sa jambe et dans un ultime sursaut enroula son bras autour de la barre d’appui du balcon. Un instant après, il était affalé au milieu de plantes vertes, sans connaissance.

Il récupéra ses esprits une heure plus tard. Hébété, il ne comprenait pas pourquoi il était enfermé chez lui. Il brisa les carreaux et se retrouva dans un salon aménagé avec goût aux couleurs pastel. Il était de plus en plus désemparé et il lui fallut encore cinq longues minutes pour réaliser qu’il se trouvait chez son voisin.

Brusquement, la peur le saisit. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Ses doigts étaient glacés, ses lèvres bleues, il grelottait. Un vent frais s'engouffra par la vitre brisée et agita les rideaux avec un claquement sec. Aussi soudainement qu'il avait sombré dans la terreur, hooker retrouva toute sa lucidité. LE MANUSCRIT, souffla-t-il. Il se précipita sur la porte. Heureusement la propriétaire de l'appartement n'avait pas utilisé sa clef pour fermer de l’extérieur, de sorte qu’il fut facile d'ouvrir la porte équipée de verrous. Hooker monta les marches quatre à quatre, ouvrit sa porte traversa le vestibule et s’arrêta sur le seuil du salon. Apparemment rien ne semblait avoir bougé. Il avait l'impression qu'une éternité s'était écoulée depuis sa chute. Il approcha avec précaution de la fenêtre et la ferma. Il s'écroula au fond du fauteuil. Hooker consulta l'horloge. Elle indiquait quatre heures dix. Il ferma les yeux et pensa à sa mère. Sa vraie mère. Celle qui était morte en l'accouchant. Son ventre remua et son pénis fut gagné de picotements. Ma mère était pleine cette nuit là, comme toi, pensa-t-il. Il jeta un regard furieux par la fenêtre et maugréa entre ses dents. « Tu vas payer salope pour le mal que tu m’as fait » Son visage se crispa en une vilaine grimace et une lueur argentée naquit au plus profond de ses prunelles. Il ouvrit en grand la fenêtre et tourna son bureau de manière à ce que celui-ci se trouve face à la lune. Elle avait singulièrement grossi et la totalité de sa surface était d'un rose sombre, ceinturée, par des franges luminescentes.

Il empoigna le stylo d’une main ferme. Son regard se posa sur la première page qu'il avait rédigée au début de l’année. 2 Janvier 1978. Jonathan Hooker - ANALYSE SUR LE COMPORTEMENT DE LA NATURE ET DE L’ETRE HUMAIN LES NUITS DE PLEINE LUNE –

Il s'acharnait avec obstination à démontrer l’influence néfaste de l’astre lunaire sur l'homme. Que tous ses maux ; la guerre, la maladie, la sécheresse, la faim, la mort même étaient son œuvre. Elle était nuisible... il fallait la détruire comme elle avait détruit sa mère.

Du feu dans les veines, hooker écrivait. Plus il écrivait et plus sa rage grandissait.

Une heure plus tard, ses doigts crispés lâchèrent le stylo. Il leva la tête. La lune était énorme démesurée et rouge, rouge comme le sang. Hooker se prit la tête entre les mains et tout en dodelinant, il se mit à gémir doucement, puis de plus en plus fort pour finir par hurler comme une bête à la lune.

Plus rien au monde n'aurait été capable de le ramener à la raison. Ce n'était plus qu'un pauvre dément qui se débattait contre lui-même. Il trépignait, se donnant de violent coup de poing au visage dans le ventre et sur le sexe. Il ne s’aperçut même pas quand celui-ci se détacha et tomba sur le sol, qu'il perdait tout son sang. La douleur était une sensation qui avait cessé d'exister pour lui. Il se rua la tête la première contre le mur. Complètement sonné, il se releva en chancelant, considérant la pendule murale d'un œil tuméfié. Il la maudissait comme tous les objets qui se trouvaient autour de lui. Le presse-papier en forme d’hippopotame, bien gras, bien rond. Ce bar en arc de cercle, ses jambes en cerceau, il découvrait tous cela pour la première et...la dernière fois.

Ensanglanté et harassé, il se tenait immobile au milieu de la pièce. Puis, en titubant, il traversa le salon et s’approcha du balcon. Il fut frappé de mutisme. Elle était là, omniprésente, absolue et sanguine débordant de chaque coté de la fenêtre.

Une feuille, se tenait perchée sur le bord de la rambarde, semblant l'attendre. Il voulut la saisir, mais un coup de vent la mis hors de sa portée. Elle planait doucement dans le vide. Hooker était persuadé qu'il fallait qu'il l'attrape. Que sa vie en dépendait. Il se pencha pour la prendre et brusquement, inévitablement, il bascula dans la nuit sans un cri. Son dernier souvenir de vie d’homme, fut celui d'une petite boule de papier froissée tombant de ses mains.

 

Une petite boule de papier, froissée et... sans importance.  

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grosn
Posté le 24/06/2022
Le style est très propre pour une « œuvre de jeunesse » ! Les descriptions sont fluides et riche en vocabulaire que je n’aurais pas soupçonné.

Y a-t-il une suite ? On voudrait en savoir plus sur cette lune de sang.
Larsenac
Posté le 24/06/2022
Bonjour, merci pour votre retour. Non il n'y a pas de suite. C'est quelque chose que j'ai écrit il y a presque 30 ans. Depuis beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et j'ai changé également. Je me suis tourné vers le théâtre (16 pièces à mon actif) Si vous avez apprécié ce récit, je vous recommande le créateur, une nouvelle un peu plus conséquente lorgnant plutôt vers l'univers de Philip K Dick que j'ai écrit dans ma jeunesse également. Bonne journée
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