Lune blanche (5)

Par Pouiny

L’espace d’un instant, entre deux nuits sans lune, je crus qu’il me serait capable de vivre ainsi toute ma vie. Enfermée, mais libre dans une chambre sombre où je pouvais maîtriser le rangement et les activités à ma guise ; où ma mère me donnait des cours tous les jours inlassablement, malgré sa peine, et où mon frère venait jouer avec moi dès qu’il pouvait. Pourtant, j’aurais sans doute du me douter ce que n’était pas le cas. Ce doute s’installa en moi à la seconde où mon frère me fit une remarque :

« Béryl ? Tu t’es encore grattée la peau ? »

La pleine lune resplendissait de toute sa lumière dans mes yeux, permettant sans doute à mon frère de mieux me percevoir. Il me fixait d’un regard inquiet, alors que ses doigts s’approchaient de mon épaule.

« Non, répondis-je avec nervosité. Les douleurs se sont apaisées, ces derniers temps…

– Qu’est-ce que c’est, alors… Pourquoi ton épaule a une tache noire ? »

Par réflexe, je touchais mon épaule. Je sentis immédiatement une boursouflure incongrue, inconnue. Mais je ne fus pas capable de répondre. Aïden s’approcha.

« ça te fait mal ?

– C’est un peu bizarre… Mais ça va.

– Ce n’est pas normal. Il faut appeler papa et maman tout de suite !

– Quoi ? Mais, Aïden…

– Je reviens ! »

Je n’avais rarement vu mon frère aussi inquiet. Avait-il été mis au courant de signes avant-coureur de catastrophe que j’ignorais ? Ou était-ce simplement un instinct particulièrement puissant ? Je m’interrogeai encore quand il revint avec mes parents. Alors qu’ils s’agenouillaient en allumant un stylo lumineux, je regardais les myosotis, priant en silence mes fleurs lunaires. Je m’attendais à ce qu’ils parlent ; mais le temps passait, lentement, douloureusement, et pas un son de s’échappait de la chambre sombre au velux ouvert. N’y tenant plus, en un sursaut d’impatience, Aïden demanda à mon père qui fixait d’un air grave mon épaule.

« Alors, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qu’il se passe, qu’est-ce qu’il y a ? »

Ma mère explosa en larme et parti en courant de ma chambre. Mon père néanmoins, garda son calme et déclara :

– Je vais appeler les urgences. Aïden, tu surveilles bien ta sœur, que tout va bien ? Je reviens tout de suite. »

Il quitta à son tour la pièce d’un pas vif. Mon si petit grand frère semblait presque sur le point de pleurer d’incompréhension. Il me regarda avec inquiétude :

« Tu as mal ?

– Non…

– Mais ça va quand même pas ?

– Je ne sais pas… Je ne comprend pas plus que toi. »

Avec précaution, comme si j’étais une poupée de porcelaine, il s’accrocha à mon bras. Je lui caressai doucement la tête, mais je sentis ma main trembler en la soulevant.

« Tu as peur ? Me demanda mon frère.

– Toi aussi, non ?

– Peut-être. Mais je suis fort, et je reste là.

– Tu n’es pas obligé… »

Il ne prit même pas la peine d’y répondre. Mais je le sentis serrer davantage sur mon bras.

Au bout d’une éternité, mon père revint avec le médecin, qui m’ausculta l’épaule avec une nervosité qui ne lui ressemblait pas.

– Comment ai-je pu passer à coté de ça, se demanda-t-il à voix basse. »

Il eut un regard furtif vers mes yeux et tenta de replacer ses lunettes pour mieux me voir ; pour autant il me semblait toujours aussi aveugle.

« Compte tenue de sa santé exceptionnellement fragile, je pense qu’il serait prudent de penser à un transfert.

– Un transfert … à l’hôpital ? Demanda mon père en déglutissant.

– Oui. Le plus tôt sera le mieux Je vais les appeler pour leur demander de préparer une chambre. Ils étaient déjà au courant de votre situation, n’est-ce pas ?

– Oui, murmura ma mère d’une voix cassée. »

elle semblait comme éteinte, assise derrière l’encadrement de la porte.

« Nous avions déjà discuté de la possibilité de la faire garder à l’hôpital, rajouta mon père mais ils nous avaient dit préférer attendre l’absolue nécessité.

– C’en est une. Je vais les appeler directement et vous dire ce qu’il en est. »

Le médecin quitta précipitamment la pièce avec mes parents, comme si nous n’existions déjà plus. Le silence qui s’en suit fut assourdissant. J’eus l’impression que toutes les étoiles hurlaient. J’eus envie de me saisir les tempes, mais Aïden m’attrapa l’autre main de justesse.

« Viens t’allonger. La lune est encore belle. »

Il me tira un peu le bras, me faisant bouger lentement, avec douceur, jusque sous le velux. Je me laissai faire. La lune avait bougé dans le ciel de presque trente degré. Et malgré tout le calme qui se dégageai du ciel et de cette magnifique pleine brillante de mille feux jusqu’à en devenir floue, la peur qui me tenaillait le ventre me donnait l’impression de mourir de l’intérieur, à petit feu. Aïden, sentant que je me perdais, se leva pour asperger lentement les myosotis accrochés au toit. Je reçus sur le visage quelques gouttes fraîches d’eau, me faisant réaliser que je ne pleurais pas encore.

« Tu sais où je vais aller, Aïden ?

– Non. »

Il ne me regardait plus. Il levait le bras le plus haut possible toucher les pétales des fleurs, comme pour se raccrocher vainement à quelque chose.

« Je suis obligée, tu penses ?

– Oui. »

Ses doigts fins n’étaient pas assez haut pour toucher ne serait-ce que la poignet du velux, s’il ne montait pas sur la chaise. Néanmoins, il restait le bras en l’air, immobile dans son mouvement, laissant tomber le vaporisateur a terre dans un bruit sourd. Son corps, même avec le bras tout en l’air, semblait immensément lourd.

« Je ne veux pas quitter cet endroit, murmurai-je.

– Moi non plus, je ne veux pas. Mais on a pas le choix.

– Tu vas partir aussi ?

– Peut-être.

– Si je pars… est-ce que je pourrai aller sur la lune ? »

Il tourna son regard vers moi. Ses yeux semblait briller de l’eau spatiale, en toute petite particule.

« Qu’est-ce tu ferais, sur la lune ?

– Je te regarderai.

– Pourquoi faire ?

– Parce que je ne pourrai plus regarder la lune ? »

Il resta silencieux. Je rajoutai :

« Et je pourrais m’occuper des fleurs lunaires. Je ferai pousser des myosotis sur la lune. Il y en aura tellement que même la lune deviendra bleue.

– Mais si tu en fais pousser partout… la lune ne brillera plus ?

– Alors , je n’en ferai pousser que dans les rivières et les cratères. Comme ça, quand on regardera la lune, on aura l’impression qu’il y a de l’eau. Et on aura alors envie de me rejoindre.

– J’aurais toujours envie de te rejoindre, avec ou sans eau, air ou fleurs. »

Ce fut à mon tour de rester silencieuse un instant. Puis, je murmurai :

« J’espère qu’il y aura des fleurs lunaires, à l’hôpital…

– Je t’en apporterai. J’en mettrais des centaines dans une brouette, s’il faut. »

Enfin, son bras tomba lourdement. Son corps suivi et, dans un bruit sourd, je l’entendis s’écraser au sol, pas si loin de moi. Sans bouger il tendit sa main vers moi et toucha le bout de mes doigts, doucement. Il n’était pas capable de faire plus.

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