J’avais tout juste 17 ans. Mettant un pied dans l’indépendance, l’autre dans la découverte sans fin d’un traumatisme à l’époque encore récent, je passais mon temps à aller à pied partout dans les rues de Nîmes. Équipé d’un iPod avec soixante gigas de mémoire, je me débrouillais pour avoir constamment à disposition toutes sortes de musiques, toutes sortes de styles. Il m’était essentiel que je puisse écouter des chansons qui m’apaisent, tout autant que des morceaux énergiques, qui puissent éveiller en moi une envie de marcher vite sur tout le trajet entre le lycée et le conservatoire sans arriver en retard.
C’est là qu’intervient cette Musique Capsule, Loud and clear, de The Cranberries. J’aurais pu honnêtement citer l’album Bury the Hatchet en entier, que j’ai fait tourner en boucle dans mes oreilles spécifiquement à cette période. Mais c’est bien Loud and clear qui m’est resté le plus en mémoire.
Les mois gris d’hiver s’installaient dans les rues de Nîmes, alors que je regardais le ciel nuageux et peu accueillant en marchant d’un pas rapide, traversant négligemment une avenue presque désertée et admirant du coin de l’œil les arènes qui trouaient l’espace en envahissant la place piétonne. Désormais habitué au trajet, je n’étais plus stressé par la route à prendre ; se rendre conservatoire était devenu, bien plus qu’une familiarité, un moment de détente entre deux cours après le lycée. Le genre d’instant rare qu’il me fallait attraper au vol pour pouvoir me relâcher, dans cet emploi du temps surchargé que je n’arrivais plus à supporter. Alors, pour donner de l’allure à ma marche pesante, malgré l’atmosphère froide, humide et grise sous les nuages, je commençais mon chemin avec Loud and clear.
Beaucoup de chansons des Cranberries ont de la puissance, de quoi crier et pleurer. Pour autant, peu d’entre elles ont de l’entrain. Zombie, Promises… Ce genre de musique a une force lente, lancinante, qui alourdit les pas bien plus qu’elles n’entraînent dans la danse. Ce n’est pas le cas de Loud and clear. Avec elle, malgré la pesanteur du temps, la fatigue de la journée, le découragement dans un épuisement ignoré, la marche devenait rythmée, assurée. La chanson déborde de désinvolture, du défi que fait la chanteuse envers la vie et son ex. « Haut et Clair ».
« I hope that you never get the things you wanted to. Now I cast a spell on you, complicate your life ». Moi qui commençais à me relever d’une relation toxique, découvrant en moi une blessure qui me hantera pour le reste de mon existence, cette chanson sonnait pour moi comme un véritable pied de nez à tout ce que je subissais. Le temps d’un pas, je devenais plus fort que lui, plus fort que cette douleur. Le pas d’après, j’étais capable de marcher jusqu’à mes rêves. Les rues s’assombrissant dans les soirées hivernales, elles s’effaçaient un peu de mon champ de vision. Car j’étais ailleurs, au-dessus des nuages. Dans ma tête, je me transformais en sorcier, pouvant lancer toutes sortes de sorts et de malédictions. Et ainsi, bien que le ciel soit obscurci, il me paraissait briller d’une lumière encourageante. Puis, je rentrais précipitamment dans le conservatoire, éteignant le son. Alors, cet instant de rêverie étrange, où le monde s’en retrouvait métamorphosé, semblait disparaître brusquement comme une bulle que l’on éclate au soleil. En arrêtant mon vieil iPod constamment coincé dans ma poche, je retournais dans un univers froid et épuisant, le milieu sous tension de la musique classique à haut niveau. Et bien que la pause fût courte, cette musique me devint essentielle, le simple temps d’un trajet.
Je devenais invisible. J’obtenais une force discrète. Je coulais dans les rues sombres de Nîmes, où je n’avais plus à attirer l’attention d’un professeur, répondre à des questions, trouver les bonnes réponses. Dans la musique qui ruisselait dans mes oreilles, me sortant de la morosité et de l’épuisement, je disparaissais aux yeux des autres. Me laissant, pour l’instant d’un chemin que je parcourais d’un pas vif, la possibilité d’être moi-même et de découvrir mes goûts. Je me mêlais si bien à la foule que personne ne se rendait compte de mon passage. Haut et clair, certes : mais en mon for intérieur.
Néanmoins, si les rues et les nuages ne s’en souviennent pas, cette musique porte encore pour moi ces nuages gris, brillants de blanc sous des pas semblant claquer sur le sol au rythme d’une batterie éclatante. Et ce sentiment d’assurance, de défiance envers le monde entier, envers un temps pluvieux que je combattais en rêve, m’a donné la force de tenter de recoudre cette blessure en moi. Et ce, même après que mes jambes m’aient conduit ailleurs que sur la route toute tracée du conservatoire.
J'ai freezé lorsque j'ai lu "I hope that you never get the things you wanted to. Now I cast a spell on you, complicate your life" en même temps que Dolores O'Riordan le chantait. Ca fait terriblement peur - surtout quand on est l'ex de quelqu'un. Et c'est quand même le cas de beaucoup de monde.
Je crois comprendre ce que tu as vécu, de quelle blessure tu parles juste après. Je te souhaite de t'en relever et d'en faire une force si ce n'est déjà fait.
Et ton dernier paragraphe est magnifique.
Et wow, quel timing ! Moi, je lis trop vite, j'ai essayé d'avoir le même résultat, mais je n'y suis pas arrivé x) Merci beaucoup. C'est quelque chose qui vit encore aujourd'hui, et qui reviendra très certainement dans d'autres musiques capsules, car même si ce n'est pas évident d'écrire et de lire ce genre de sujet, c'est une partie de ma vie et d'un combat qui a marqué tout ce que j'ai pu aborder dans ma vie après mes 16 ans ^^
(je compatis tellement pour l'emploi du temps surchargé. Parfois, je me dis que cette pandémie a des bons côtés... xD)
Eeeh, le lycée + musique à haut niveau c'était clairement pas une expérience que je conseillerai à qui que ce soit x) Je me demande comment je me serais débrouillé avec cette pandémie à cette époque...