L'infirmière

Enola marchait dans la rue bordée d’arbres. Il faisait beau, c’était l’été. Comme tous les jours, elle suivait le même chemin pour aller prendre son train de banlieue. Elle devait traverser une grande partie de la ville pour arriver à la gare, mais elle économisait un ticket de bus en choisissant ce long trajet à pied. Et puis elle avait une autre raison pour passer par là, qui comptait beaucoup pour elle.

 

La vie d’Enola n’avait jamais été gaie. Née dans une autre contrée, elle était arrivée très jeune avec ses parents dans ce pays. Elle ne le connaissait pas et n'en parlait pas la langue. Heureusement, les enfants s’adaptent vite. Elle avait rapidement pu comprendre les autres et se faire comprendre à l’école. Mais elle avait toujours conservé un petit accent chantant, car à la maison la famille continuait à parler sa langue d’origine. Ses parents ne s’étaient jamais réellement intégrés dans leur nouveau pays. Ils étaient nostalgiques de leur culture et de leurs traditions. Inconsciemment, ils avaient transmis le déchirement de leur déracinement à leur fille. Enola avait suivi pendant toute sa jeunesse des rites qui n’avaient de sens que pour sa famille et qu’elle ne pouvait partager avec personne. La tristesse de l’éloignement avait baigné son enfance de mélancolie. Grâce à son imagination, Enola avait souvent consolé son cœur blessé en s’évadant en rêve vers un monde plus beau.

 

Emplis de regrets et de remords, ses parents avaient vieilli très vite et s’étaient éteints l’un après l’autre, comme des bougies que l’on souffle, ou des feuilles qui tombent des arbres en automne, lorsque le vent les arrache. Enola était devenue orpheline très jeune.

 

Après des études d’infirmière, elle s’était rapidement mariée avec un homme originaire de son pays, rencontré par hasard à l’hôpital. Elle perpétuait ainsi la mémoire de ses parents et de ses ancêtres. Son époux travaillait durement et bientôt il tomba malade. Pendant de longues années, Enola le soigna avec une grande patience. Il restait toute la journée à la maison, incapable de faire quoi que ce soit, mais il se montrait doux et aimable malgré ses souffrances. L’affection du mari et les conditions de vie, réduites au strict minimum par souci d’économie, empêchèrent le couple d’avoir des enfants.

 

Lentement les années passèrent, sans surprises. Enola travaillait à l’hôpital et faisait vivre modestement sa petite famille grâce à son salaire. Elle et son époux habitaient un minuscule appartement meublé simplement et menaient une vie retirée. Ils n’avaient pas d’amis et ne pouvaient s’offrir que de rares fantaisies.

 

Perclus de douleurs et très affaibli par la maladie, le mari d’Enola mourut. Pour réduire les dépenses après son décès, Enola déménagea dans un studio situé dans un autre quartier. Elle dut modifier son itinéraire pour se rendre à l’hôpital. Elle n’avait jamais changé de lieu de travail et se plaisait dans son service. C’était une personne calme, d’humeur égale et fiable. Ses responsables comme les malades l’appréciaient. Elle avait toujours une parole de sympathie pour les patients et était d’une discrétion exemplaire. 

 

Maintenant qu’elle était veuve, elle n’avait que de rares occasions de rencontrer du monde en dehors de son travail. A la maison, elle ne parlait plus à personne et vivait une existence presque monacale. Elle aurait aimé avoir un chat. Dans ses rêveries, elle s’imaginait passer des soirées sur son vieux canapé à caresser le poil doux de l’animal. Elle songeait alors à un avenir meilleur. Une nouvelle rencontre pourrait peut-être un jour transformer sa vie. Mais dans la réalité, rien ne changeait. La routine était chaque jour plus pesante et sa solitude plus profonde. Depuis de longues années, seuls ses rêves lui offraient des perspectives d’évasion, loin de la monotonie du quotidien. Ses rêves … et le jardin de la vieille dame.

 

Car son seul bonheur désormais était de passer matin et soir devant un petit pavillon sur le trajet de son travail. Située dans une rue calme entre la gare et son studio, la maison était entourée d’un jardin où poussaient des roses. Elle appartenait à une vieille dame qui soignait passionnément ses fleurs. 

 

Enola apercevait souvent la propriétaire, coiffée d’un chapeau de paille ou d’un bonnet selon la saison, et armée d’un sécateur. Penchée sur ses plantations, elle semblait s’occuper de son jardin du matin au soir. Elle coupait les branches, détachait les feuilles mortes ou cueillait les roses fanées, arrosait les plantes avec un petit arrosoir métallique, ou bien encore pulvérisait les feuilles avec un vaporisateur. Enola marchait vite le long du mur de clôture et jetait de brefs coups d'œil pour ne pas se faire remarquer. Elle s’était aperçue que la vieille dame murmurait ou chantonnait en jardinant. Elle entendait souvent des paroles indistinctes ou des mélodies s’élever derrière les rangées d’arbustes. Elle se demandait si la dame parlait à ses roses. Quelle sorte de relation pouvait bien exister entre une vieille dame et des roses ?   

 

Lorsqu’il n’y avait personne dans le jardin, Enola s’arrêtait quelques instants pour regarder les plantes de plus près. A la belle saison, elle aimait particulièrement un rosier jaune proche de la grille dont elle humait les fleurs odorantes en se dressant sur la pointe des pieds. Parfois elle s’enhardissait même à toucher une fleur à l’extrémité d’une longue tige qui retombait du côté de la rue. Elle en caressait les doux pétales de soie du bout de ses doigts.

 

En hiver, les rosiers étaient taillés  et il ne restait que quelques branches hérissées d’épines, mais il y avait encore des fleurs tardives jusqu’en décembre. Quand il neigeait, le jardinet était magnifique sous la couche poudreuse, tout blanc et silencieux. S’il faisait très froid, des aiguilles de glace se formaient au bout des branches, c’était ravissant.

 

Enola pensait être discrète. Elle ne voulait pas que quelqu’un pensât qu’elle espionnait le pavillon. Mais lorsque ses pas la rapprochait de son lieu favori, son coeur et son regard étaient irrémédiablement attirés par la maisonnette et son jardin. A chaque fois, un détail charmant la faisait sourire et emplissait son imagination jusqu’au soir ou jusqu’au matin. Alors elle emportait en tournant la tête ce petit instant de plaisir qui lui était offert comme un cadeau. C’était le point de départ de rêveries infinies grâce auxquelles elle supportait les moments difficiles à l’hôpital.

 

Ce beau matin d’été, Enola passa devant le pavillon en allant prendre son train comme chaque jour. Alors qu’elle allongeait le cou pour sentir une rose téméraire qui dépassait du mur, elle vit surgir la vieille dame devant elle. Elle se tenait toute droite derrière la grille, son sécateur à la main. Enola avait cru qu’elle n’était pas dans le jardin, mais elle s’était trompée. Elle rougit de honte, baissa la tête et marmonna des excuses incompréhensibles.

 

La vieille dame tenait un panier d’osier rempli de pétales de roses fanées sur son bras. Malgré l’heure matinale, elle portait déjà son chapeau de paille. Le soleil était chaud. Une petite brise agitait les branches des rosiers grimpants qui pendaient du mur.

 

– Bonjour Madame, dit la vieille dame d’une voix hésitante. Je vous reconnais. Je vous vois souvent regarder mon jardin et mes roses.

 

Enola rougit encore plus fort. Elle s’était trahie alors qu’elle pensait être invisible. Mais en même temps, elle voyait bien que son interlocutrice n’était pas fâchée. 

 

– Vous aimez les roses ? demanda doucement la vieille dame. 

– Oh oui, balbutia-t-elle en levant les yeux.

 

Son regard croisa celui de la vieille dame. Elle n’y décela que de la bienveillance et de la bonté.

 

– En voulez-vous une ? ajouta la vieille dame.

– Je n’oserais jamais vous demander, fit Enola en rougissant de plus belle.

– Allons ! répondit la vieille dame avec un petit rire espiègle. Il y en a tant, je peux bien vous en donner quelques unes !  Ce n’est pas une ou deux roses qui manqueront au jardin ! 

 

Et joignant le geste à la parole, elle coupa deux tiges avec son sécateur. Elle en détacha les épines et les tendit à Enola.

 

– Oh ! Merci beaucoup ! s’écria Enola en serrant les roses contre son coeur. Elles sont si belles ! C’est si gentil à vous de me les offrir … 

 

Elle était tellement émue de recevoir un cadeau, ce qui lui arrivait très rarement, qu’elle s’enfuit sans se retourner pour cacher son trouble. La vieille dame la regarda s’éloigner sans mot dire.

 

Lorsque le soir-même Enola passa devant le pavillon sur le chemin du retour, elle aperçut la vieille dame qui travaillait dans son jardin. Elle s’arrêta devant la grille et sa nouvelle amie s’approcha. 

 

– Que vous est-il arrivé ce matin ? demanda la vieille dame. Vous êtes partie si vite, comme si vous aviez eu peur de moi.

– Oh non ! répondit Enola. Je voudrais m’excuser … j’ai été submergée par l’émotion. 

 

Elle en tremblait encore. La vieille dame passa la main à travers les barreaux de la clôture et la posa sur le bras d’Enola.

 

– Ne vous en faites pas, c’est oublié. Voulez-vous entrer voir mon jardin de plus près ? proposa-t-elle. Et je peux vous préparer une tasse de café si cela vous fait plaisir.

– Je ne veux pas vous déranger, fit Enola dont la timidité reprenait le dessus.

– Mais pas du tout ! Entrez donc ! s’écria la vieille dame.

 

Elle ouvrit le portail et Enola pénétra dans le jardin de ses rêves. Plus près, il était exactement comme elle l’imaginait. Il sentait la terre et les fleurs. Elle marcha sur la petite allée dallée qui circulait entre les parterres gazonnés au pied des arbustes. Des tuteurs de bois ou de métal peint soutenaient les rosiers. Il y en avait de toutes les couleurs. Le long du mur de la maison, des espèces grimpantes retombaient vers le sol en longues tiges emmêlées couvertes de boutons. Au fond du jardin, une arche en fer forgé disparaissait presque sous une foison de vieilles roses rouges.

 

– Je m’appelle Jeanne, dit la vieille dame.

– Et moi Enola.

– Bienvenue chez moi, répondit Jeanne.

 

Ce fut le début d’une belle amitié. La vieille dame se sentait bien seule elle aussi. Elle passait beaucoup de temps au milieu de ses roses pour oublier son isolement. Mais, dès qu’elle fit la connaissance d’Enola, elle trouva en l’infirmière une véritable confidente. 

 

Jeanne avait eu des enfants. Ils n’étaient pas riches et vivaient dans d’autres banlieues. Ils n’avaient pas de temps à lui consacrer et ne lui rendait jamais visite. Depuis longtemps, Jeanne avait cessé de penser que sa famille viendrait la voir un jour. 

 

Surprise de voir quotidiennement une femme ralentir en passant devant chez elle, Jeanne s’était aperçue de l'intérêt qu’Enola portait à son joli jardin. Elle avait envie de savoir pourquoi ses roses attiraient cette inconnue. Ce matin-là, sa curiosité avait été la plus forte et avait vaincu sa discrétion. 

 

La vieille dame et Enola se promenèrent dans le jardin. Jeanne expliquait chaque espèce à Enola. Elle indiquait les fleurs odorantes et celles qui ne l’étaient pas, où elle avait trouvé tel ou tel rosier (le plus souvent on lui avait donné des boutures, ou elle avait mis en terre de simples tiges), les difficultés qu’elle rencontrait, les parasites, les moisissures, comment on devait s’y prendre pour planter, bouturer, tailler, soigner, arroser ... Le jardinage était un monde totalement étranger à Enola. Mais elle était passionnée par le babillage de Jeanne.

 

Au fond du jardin, invisibles depuis la rue, se trouvaient des groseilliers, des cassissiers et des framboisiers. Jeanne faisait des confitures avec les fruits et proposa à Enola de venir les goûter. Elles montèrent quelques marches et pénétrèrent dans la petite maison. 

 

Enola s’émerveilla de traverser les pièces vieillottes. Les tapisseries avaient pâli à cause de la lumière dévorante du soleil qui pénétrait par les fenêtres. Les meubles étaient démodés, recouverts de napperons en dentelle et de petits objets de porcelaine ou de cristal. Pour Enola, la décoration de cet intérieur n’était pas très éloignée de celle de ses parents. Elle se sentit aussitôt à l’aise dans cet environnement familier. 

 

Jeanne emmena Enola dans la cuisine et mit de l’eau à chauffer. Tout en parlant gaiement, elle fit asseoir l’infirmière à la table de formica, posa devant elle des tasses et du pain de campagne. Elle coupa des tranches et attrapa plusieurs pots de confiture sur les étagères au-dessus. Quand la bouilloire chanta, elle versa l’eau en ébullition dans la cafetière où elle avait mis du café moulu. 

 

Les nouvelles amies burent le breuvage parfumé et mangèrent des tartines en se racontant leurs vies si solitaires. Ce fut un doux moment pour les deux femmes. Quand Enola dut rentrer chez elle, Jeanne lui fit promettre de revenir bien vite. Et dès le lendemain matin, elles se dirent un joyeux bonjour quand Enola passa devant le pavillon pour aller travailler. 

 

Les jours d’été s’écoulèrent et jamais Enola ne manqua d’avoir un bouquet de roses dans son studio. Jeanne l’attendait le soir près de la grille. Elle venait lui dire un petit mot et lui donner quelques fleurs. Quand Enola n’était pas trop fatiguée, elle acceptait une tasse de café, et même parfois de rester à dîner. Elle n’osa jamais proposer à Jeanne de venir chez elle. Son appartement était trop petit et trop triste, elle en avait presque honte. Leur amitié se renforça de jour en jour. Aucune des deux ne trouvait plus les journées longues et elles attendaient avec impatience le moment de se retrouver. Désormais, les weekends étaient bien remplis. Jeanne enseignait le jardinage à Enola, ou bien elles cuisinaient ensemble. Jeanne apprenait à Enola à faire des confitures, et Enola préparait des plats de son pays. Quand elles étaient fatiguées, elles se reposaient dans de vieux fauteuils et lisaient ou jouaient aux cartes.

 

Enola ne savait pas où tout ce bonheur allait la mener, mais elle profitait de chaque jour passé avec Jeanne. A son travail, ses collègues pensèrent qu’elle avait rencontré quelqu’un. Ils essayaient de la questionner mais Enola ne se trahissait jamais. Elle gardait un joli sourire amusé mais ne disait rien. 

 

Jeanne s’entendait si bien avec Enola qu’elle pensait lui demander de venir habiter avec elle. L’infirmière pourrait s’occuper d’elle s’il lui arrivait quelque chose, et elle n’aurait plus besoin de payer de loyer. Elles uniraient leurs deux solitudes et ne s’ennuieraient plus. Mais sans réellement savoir pourquoi, Jeanne reculait sans cesse l’instant d’aborder le sujet avec son amie. Enola de son côté avait senti le besoin qu’avait Jeanne de combler son isolement, de trouver quelqu’un qui l’aiderait quand elle ne pourrait plus s’assumer toute seule. Elle avait l’intuition que Jeanne lui demanderait un jour de rester définitivement avec elle. Elle ne savait pas encore quelle serait sa réponse, c’était beaucoup trop tôt pour y penser. Les jours d’été s’écoulèrent dans cette douce euphorie jusqu’à l’arrivée de l’automne.

 

Puis un soir en rentrant de l’hôpital, Enola trouva le petit pavillon fermé. Les volets étaient clos et la maison vide. Elle sonna pour appeler Jeanne mais personne ne répondit. Un peu triste, elle rentra chez elle en pensant que Jeanne était peut-être allée voir sa famille. Le lendemain, elle constata qu’il n’y avait pas eu de changement depuis la veille. Ce fut pareil les jours suivants. Jeanne n’habitait plus chez elle.

 

Enola aurait voulu la contacter, lui téléphoner, aller la voir où qu’elle fût, mais elle n’avait aucune idée de là où Jeanne pouvait bien se trouver. Une nouvelle semaine passa. L’été paraissait déjà bien lointain et l’automne s’était installé Les rosiers qui n’étaient plus arrosés ni soignés s’étiolaient. Le sol était jonché de feuilles mortes et de fleurs pourries. Le jardin qui était si pimpant peu de temps auparavant avait perdu sa beauté.

 

Quand le vent se mit à souffler et que la pluie tomba pendant des jours sans discontinuer, l’eau ruissela sur la terre du jardinet et noya les fleurs. Les branches dénudées pendaient lamentablement sur le mur. Enola n’osait plus regarder l’image de la désolation. Elle passait devant le pavillon sans même lever les yeux. Elle avait même pensé à changer de trajet, mais elle avait peur de manquer le retour de Jeanne. 

 

Enfin elle dut un jour accepter l’idée que Jeanne ne reviendrait pas. Où était-elle partie ? Pourquoi n’avait-elle même pas laissé un petit mot pour son amie ? Enola ne comprenait pas, ne voulait pas comprendre. Les jours raccourcissaient vite. Il fit nuit de plus en plus tôt.

 

Un soir, alors qu’elle passait devant le pavillon plongé dans le noir, Enola croisa dans la rue un monsieur qui regardait la maison à travers la grille. Elle le reconnut, c’était un voisin de Jeanne. La pluie commençait à tomber, une petite bruine tenace qui mouillait les cheveux et le visage et coulait dans le cou. Avant que le voisin ne s’en aille, Enola rassembla tout son courage et osa lui poser la question qui l’angoissait depuis des semaines.

 

– Bonsoir Monsieur. Savez-vous où se trouve Jeanne ? demanda-t-elle. Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis longtemps.

– Comment ? répondit l’homme, vous n’avez pas su ? Elle est morte. Une crise cardiaque, en pleine journée, dans son jardin. C’est moi qui ai prévenu les pompiers, ils l’ont emmené à l’hôpital mais c’était trop tard. Comme elle vivait seule, ils ont fermé sa maison.

 

Lorsqu’elle entendit les mots qu’elle redoutait, Enola eut brusquement la gorge nouée. Réussissant à balbutier quelques mots pour remercier l’homme, elle s’éloigna sous la pluie avant de fondre en larmes. Son coeur était meurtri. Il lui semblait que tous les êtres qu’elle avait aimés l’abandonnaient les uns après les autres. Ses parents, son époux, Jeanne. Elle se croyait maudite. Elle se retrouvait à nouveau complètement seule. Ce devait probablement être sa condition sur terre. Mais malgré sa culpabilité, elle ne pouvait rien y faire ni rien y changer.

 

Elle rentra chez elle comme un automate. Elle était si choquée qu’elle n’avait même pas ouvert son parapluie. Elle arriva trempée et morte de froid. Hébétée, elle referma la porte, appuya son dos contre le mur et se laissa tomber sur le sol. D’avance, elle savait que le temps soignerait ses blessures. Comme elle l’avait toujours fait, elle se consolerait en se remémorant les bons moments et en rêvant. Elle avait gardé les dernières roses que lui avait données Jeanne et les avait fait sécher. Ce serait son seul souvenir de son amie. En fermant les yeux, elle se vit dans le petit jardin, riant avec Jeanne et cueillant des fleurs. Elle en cueillait tant et tant qu’elle fut bientôt submergée par les branches de rosiers qui tombèrent sur elle, lui égratignant le visage et les mains.

 

Quand elle rouvrit les yeux, elle ne vit devant elle que son studio plongé dans l’ombre. Par la fenêtre entrait la pâle lueur de la rue et la pluie continuait à dégouliner sur les carreaux. Elle se leva, ôta son manteau qu’elle alla suspendre au-dessus de la douche. Puis elle alluma l’interrupteur et se dirigea vers la minuscule cuisine pour se faire chauffer un peu de soupe. La vie continuait. Il lui restait encore son travail. Les patients et ses responsables comptaient sur elle, elle ne pouvait pas les laisser tomber. Elle devait s’accrocher, elle avait tellement de chance d’avoir cette échappatoire. Elle soupira et se mit à tourner la cuiller en bois dans la casserole. 

 

Sa vie reprit son cours monotone. Elle ne savait pas où Jeanne reposait et ne pouvait pas lui rendre visite pour lui apporter des fleurs. Ne voulant pas tout à fait abandonner son amie, elle continuait à passer deux fois par jour devant le pavillon comme un devoir de mémoire. Il se dégradait avec le froid et l’humidité de l’hiver. Les murs extérieurs noircissaient et la grille rouillait par endroits. Quant aux arbustes, ils n’avaient plus de feuilles et dressaient leurs tristes branches sombres sur le gris du ciel. La maison avait perdu son âme.

 

Un matin, elle vit un camion de déménagement garé devant le portail. Des messieurs vêtus de salopettes transportaient le mobilier de Jeanne. Ils hissaient à l’arrière du véhicule sans ménagement les pauvres meubles et les objets. Ils quittaient à jamais le lieu où ils avaient été aimés et partaient pour une destination inconnue. Elle reconnut les fauteuils et la table sur laquelle son amie et elle jouaient aux cartes. Elle ne jeta qu’un coup d'œil furtif et s'éloigna presque en courant. Sa peine était trop grande, elle ne pouvait pas supporter cette déchéance.

 

Le soir quand elle prit le chemin du retour, elle ne vit plus rien. La rue était vide. Les volets étaient à nouveau clos et, désormais, la grille était simplement poussée et maintenue avec un cadenas.

 

L’hiver passa lentement et le printemps revint doucement. Les arbres qui bordaient la rue se couvrirent de boutons puis de feuilles. Les rosiers dans le jardin de Jeanne n’avaient pas encore bougé. L’herbe qui n’était plus coupée depuis des mois avait poussé et s’émaillait de mousse, de trèfle et de primevères. La maison barricadée semblait plus petite, comme repliée sur elle-même. Chaque jour, c’était un crève-cœur pour Enola de voir ce lieu qu’elle avait tant aimé se désagréger davantage.

 

Le printemps glissa inéluctablement à son tour. L’été s’annonçait presque. Un beau matin, environ un an après qu’Enola avait fait la connaissance de Jeanne, elle vit que quelqu’un allait habiter à nouveau la maison. Une camionnette de location était garée devant la grille du pavillon. Des inconnus transportaient des meubles et des appareils électroménagers à l’intérieur de l’habitation. Tous les volets et les fenêtres étaient ouverts. Le soleil entrait à flot dans les pièces vides. Tout un essaim d’inconnus allaient et venaient, se parlaient et riaient en traversant le jardin. Des tables et des chaises étaient posées par terre sur le gazon. Leurs pieds disparaissaient dans l’épaisseur de l’herbe. Partout des caisses en carton s’étalaient et s’étageaient au milieu des rosiers, écrasant les plantations autrefois amoureusement entretenues par Jeanne.

 

Bouleversée par cette vision inattendue, Enola s’enfuit vers la gare et pensa toute la journée à la petite maison. Elle osait à peine lever les yeux quand elle rentra le soir lorsqu’elle parvint à hauteur du pavillon. Une voiture était garée dans le jardin. Deux jeunes enfants couraient au milieu des herbes et se cachaient entre les rosiers. Une femme était à la fenêtre de la cuisine et secouait un panier à salade. Elle aperçut dans la chambre du haut la silhouette d’un homme qui semblait peindre les murs avec un rouleau. Malgré elle, son cœur bondit dans sa poitrine. La maison vivait à nouveau. Jeanne en serait sûrement heureuse car elle aimait la vie.

 

Désormais, Enola eut à nouveau hâte de passer devant la maison matin et soir pour voir les progrès accomplis. L’homme avait une fourgonnette et partait travailler tous les jours au moment où Enola passait pour aller vers la gare. Ils se croisaient sans se connaître et sans s’adresser un signe. C’était comme ça dans cette banlieue, personne ne se saluait.

 

Les vieux volets qui avaient rouillé furent décapés et repeints en vert. La couleur n’était pas belle mais c’était plus propre. Les murs restèrent sales. L’une des fenêtres à l’étage fut condamnée avec de grosses briques. La façade n’était plus harmonieuse, elle semblait faite de bric et de broc. Enola s’en étonna mais finit par comprendre que les gens qui habitaient la maison n’avaient pas beaucoup de moyens. Ils faisaient pour le mieux comme ils pouvaient. 

 

Les rosiers furent arrachés et leurs cadavres reposèrent quelque temps sur le sol. Le jardin n’était pas du tout entretenu, ce qui chagrinait Enola. Mais elle aimait y voir les deux enfants qui jouaient sans cesse, se poursuivaient en criant et bondissaient comme des gazelles au-dessus des obstacles. 

 

L’été approchait et ce furent bientôt les vacances. Une table et des chaises furent installées au milieu du jardin. Les enfants laissaient dessus leurs verres de jus de fruits et les miettes de leurs goûters. 

 

Un soir, alors qu’Enola observait discrètement en passant les deux petits dont les joues étaient rouges de plaisir, elle se heurta à leur père qui se tenait devant elle.

 

– Pardon … balbutia-t-elle, horriblement gênée de s’être fait surprendre.

– Que faites-vous là à regarder mes gosses ? gronda l’homme. Je vous ai déjà vue plusieurs fois nous espionner. Vous n’avez rien à faire ici.

 

Les deux enfants s’étaient approchés de la grille en entendant la voix de leur père. Ils tenaient les barreaux de leurs petites mains collantes et montraient leurs minuscules quenottes brillantes en forçant leurs sourires.

 

– La vieille dame qui habitait ici était mon amie, murmura Enola. Je suis si triste qu’elle soit morte.

– Jeanne ? s’écria l’homme.

– Oui, répondit Enola.

– Elle nous avait parlé de quelqu’un qui venait lui rendre visite, dit l’homme. C’était donc vous ! Jeanne était la grand-mère de ma femme. Nous avons racheté sa maison à l’occasion de l’héritage.

– Je suis si contente, elle aurait été heureuse de savoir que sa maison était habitée par sa famille, fit Enola. 

– Ecoutez, là je n’ai pas le temps, mais revenez un autre soir et nous parlerons de Jeanne, ajouta l’homme. Je m’appelle Germain.

– Et moi Enola. Je suis infirmière. Je passe tous les matins et tous les soirs devant chez vous en allant et en revenant du travail. Alors vous me verrez souvent.

– A très bientôt Enola, bonne soirée.

 

Germain poussa la grille et rentra chez lui, ses deux enfants s’accrochant de chaque côté de ses jambes. Il les traîna vers l’escalier et se retourna un instant pour faire un geste d’adieu à Enola.

 

Elle rentra chez elle le cœur plus léger qu’il ne l’avait été depuis des mois. 

 

Dès le lendemain soir, Germain la fit entrer dans le petit pavillon et elle fit connaissance de sa femme, Anna. Les deux enfants, Sylvie et Olivius, l’entouraient en faisant une ronde endiablée. Ils voulaient absolument qu’elle leur raconte une histoire.

 

– Jeanne m’avait appris à soigner le jardin, dit Enola. J’ai passé de si bon moments avec elle, sa disparition m’a fait beaucoup de chagrin.

 

Elle visita la maison avec Anna qui lui montra les transformations apportées. Pragmatique, la jeune femme mesurait toutes les opportunités qui s’offraient à leur famille avec Enola. Les enfants paraissaient déjà l’adorer, elle pourrait être une sorte de tante pour eux. Elle l’invita à dîner ce soir-là, puis de plus en plus souvent.

 

Petit à petit, Enola s’imposa au sein de la famille. Elle se façonna une place près des enfants, s’occupa du jardin et cuisina pour Anna. Elle avait partout replanté des rosiers qui s’épanouissaient au pied de la maison. Par ce geste, elle redonnait vie à la passion de Jeanne. Le couple l’invitait souvent et sa solitude s’estompa. Anna lui avait indiqué où son amie reposait et elle fleurissait la tombe régulièrement. Elle y apportait toujours des roses du jardin qu’elle savait désormais soigner. Sylvie et Olivius s’intéressaient à la terre et l’aidaient à cultiver fleurs et fruits. Ensemble ils cuisaient des confitures. Anna apprit à coudre à Enola et Enola soigna les bobos des enfants. Chaque soir, elle retrouvait la paix de son studio et savourait sa chance en pensant à la richesse de ses journées. A nouveau le temps s’écoula doucement et les années passèrent.

 

Bien plus tard, Enola se demandait comment elle avait pu supporter si longtemps la solitude avant de rencontrer Sylvie et Germain. Ils étaient devenus sa famille, presque ses cousins. Elle aimait le bruit et le mouvement dans leur maison, aidait les enfants à faire leurs devoirs, les accompagnait à l’école. Lorsque Germain contracta une grave maladie, elle aida Anna à le soigner. Elle avait l’impression que le cycle se répétait sans cesse. La vie et la mort appartenaient à une sorte de roue qui tournait. Un jour on était là et le lendemain on avait disparu. Mais elle se sentait exclue de la marche de l’univers, à cause de la malédiction qui la poursuivait depuis toujours. Les autres partaient, et elle restait. Cette constatation la rendit philosophe et consola à jamais son coeur.

 

Quand Anna devint veuve, Enola vint tout naturellement s’installer dans le petit pavillon pour la seconder. L’esprit de Jeanne la visitait souvent, surtout quand elle s’occupait des roses. Grâce à cette pensée, elle se sentait chez elle chez son amie. Les années passèrent. Les enfants grandirent et quittèrent la maison. Anna partit s’installer dans sa province d’origine, près de sa famille. Elle vendit la maison à Enola qui avait économisé toute sa vie. Sylvie et Olivius venaient souvent la voir, ils étaient comme ses neveux, si proches d’elle. Eux aussi se marièrent et eurent des enfants. Il y avait parfois des fêtes de famille le dimanche dans le petit pavillon de banlieue, dans le jardin envahi de roses où l’esprit de Jeanne n’avait jamais cessé de régner. Bien qu’elle en eut toujours douté, Enola était enfin entrée dans le cercle de sa vie. 

 

 

 

 

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