L'hôte

Par Jibdvx

Elio continua jusqu'au manoir, le long des rues étroites et sombres. Tous les volets étaient fermés et pas un rayon de lumière ne filtrait à travers le bois. Le seul bruit perceptible dans les allées désertes était le claquement des sabots de son cheval sur les pavés humides. La neige tombait plus dru, il pressa sa monture. Une drôle d'atmosphère flottait sur cet endroit, et ce n'était pas dû qu'au froid mordant des montagnes.

De temps en temps, le jeune homme croisait une patrouille du guet local. Vêtus de simples gambisons doublés d'acier par ce temps exécrable, les miliciens arpentaient la ville munis de torches avec le même air blasé que leurs confrères de la porte. Ils ne lui prêtaient pas la moindre attention, comme entièrement absorbés par leur tâche.

Elio arriva enfin au manoir du Comte Arthur. Il confia sa monture au palefrenier qui mena le destrier jusqu'à l'étable.

 — Prenez en bien soin mon brave, ce cheval est la propriété du Roi ! précisa le jeune homme avec aplomb, espérant tirer une réaction de l'homme.

 — Oui monseigneur, répondit simplement le domestique sans même lever les yeux vers son interlocuteur.

Ce manque de civilité commençait à agacer le chevalier, il allait devoir s'entretenir avec le Comte à ce sujet. Il fit face à l'imposante bâtisse.

Entièrement construite avec les pierres grises de la montagne, tout comme les autres maisons de la bourgade, le manoir arborait cependant de nombreuses gargouilles et de hautes fenêtres étroites sur sa façade. De la lumière filtrait au travers, jouant avec les flocons de neige. Un escalier bordé de cyprès menait à la porte principale et de petits buissons de houx poussaient ça et là dans un jardin entourant le manoir. L'endroit avait clairement été pensé comme une résidence, et non comme une place forte. S'enroulant dans sa cape, Elio gravit les marches une à une. Il remarqua que toutes étaient décorées de petits carrés de mosaïque savamment disposés pour former de belles spirales. La neige recouvrait le sol d'une fine pellicule argentée et donnait une touche harmonieuse à l'ensemble, reposante. Comme si la neige était une décoration volontaire de l'architecte des lieux.

Le chevalier fit face à la porte du manoir : deux épais battants de bois brut, du chêne sans doute, sculptés de scènes de chasse. Deux gros heurtoirs en métal sombre représentant des têtes d'ours ornaient le centre de chaque battant. Elio en empoigna un et frappa trois coups qui lui semblèrent résonner jusqu'au cœur même du manoir. Il entendit le claquement d'une paire de talons sur un sol dallé se précipiter vers lui de l'autre côté de la porte. Il se confectionna une mine autoritaire et bomba le torse, rejetant sa lourde cape en peau d'ours vers l'arrière pour dévoiler ses riches vêtements et son épée. La porte s'entrouvrit dans un grincement et une silhouette féminine se découpa dans l'embrasure. La silhouette portait une belle robe noire serrée à la taille par un petit tablier blanc en dentelle. Elle avait un joli visage rond un peu pâle, de grands yeux verts et ses longs cheveux noirs étaient relevés en chignon derrière sa tête. Le jeune homme la détailla un moment, sans abandonner sa posture. La jeune femme en faisait autant. Ils restèrent bien encore une minute à se regarder, l'un sous la neige, l'autre sur le pas de la porte.

— Ahem ! Je suis Elio Kalos, chevalier de notre bon Roi Achab le Juste. Le Comte m'attend.

La servante s'exclama soudain :

 — Oh ! Mais c'est vous ! Mais quelle idiote, entrez messire, entrez !

Elle ouvrit la porte en grand et s'écarta pour le laisser passer. Quelque peu décontenancé par cet accueil, Elio tendit sa cape à la servante qui la plia soigneusement et la tint serrée dans ses bras. Elle lui fit un grand sourire.

 — Le Comte m'attend, répéta patiemment le jeune homme.

Elle ouvrit de grands yeux, comme si elle sortait d'un rêve.

 — Oui, bien sûr ! Je vais vous annoncer !

Et elle partit en courant, laissant Elio en emportant sa cape. Médusé, le chevalier la regarda monter quatre à quatre un double escalier conduisant au premier étage du manoir, elle poussa une porte et disparut.

« Il y a décidément un problème de savoir vivre dans ces montagnes. » pensa-t-il.

S'il ces manquements répétés au protocole le laissait maintenant seul dans l'entrée, il put néanmoins admirer l'intérieur du manoir. Entièrement décoré de tableaux, pour la plupart des portraits des ancêtres du Comte Arthur, les murs faisaient la part belle aux couleurs sombres à l'aide de grande draperies tombant du plafond jusqu'au sol carrelé de pierres noires et blanches. De nombreux meubles en bois occupaient l'entrée, certains contenaient des livres, d'autres supportaient des horloges. Les horloges étaient partout dans cette pièce, de toutes sortes et de toutes tailles, leur cliquetis emplissant l'air comme une nuée de métronomes. Ne sachant trop quoi faire, Elio s'assit dans un épais fauteuil près de la porte. Il rajusta sa tenue et croisa les jambes en réfléchissant à sa mission. Elle lui avait semblé simple sur le moment, même si l'idée d'aller se balader dans les montagnes aux confins du Royaume ne l'enchantait guère.

 — Ah ! Voilà notre invité !

Une voix forte, masculine, marquée par un léger accent, résonna dans le hall d'entrée. Elio se releva et tourna son regard vers les escaliers.

 — Monsieur le Comte, dit le jeune homme, je désespérais à l'idée que vous m'ayez oublié.

Le Comte Arthur Donovan était un homme grand et solidement bâti. Son visage anguleux, pâle, présentait les traits caractéristiques de sa famille : de grands yeux clairs, un nez fin et un petit air narquois. Le tout encadré par une épaisse chevelure dorée. Le Comte portait un ample manteau de velours pourpre avec un pourpoint noir faisant ressortir la pâleur de son teint. Il descendit les escaliers avec une grâce étonnante pour un homme de sa carrure. Alors qu'il s'approchait du chevalier, ce dernier ne put s'empêcher de remarquer que le long manteau du Comte donnait l'impression qu'il glissait sur le sol au lieu de marcher. La servante le suivait de près, on aurait dit un chaton qui s'accroche à sa mère. Elle tenait toujours la cape du chevalier.

 — Veuillez excuser les manières de mes gens, dit doucement le Comte en se tournant vers la domestique. Nous n'avons pas l'habitude de recevoir du monde et encore moins d'aussi illustres représentants du Roi.

Il s'inclina et Elio lui rendit son salut.

 — Mais, continua Donovan, nous serions mieux pour discuter autour d'un bon dîner dans la grande salle, suivez moi s'il vous plait.

Dans un grand mouvement de bras, il entraîna Elio dans l'un des couloirs adjacents au hall d'entrée. Il en profita pour s'arrêter devant l'une des nombreuses horloges. Celle-ci était en bois laqué, sculpté pour former un arbre, le cadran reposant au creux de ses branches. La trotteuse ne bougeait plus.

 — Aimez-vous l'horlogerie, messire...?

 — Elio, Elio Kalos. Et non, je ne me suis jamais vraiment intéressé à cela.

 — Quel dommage...

Donovan tapota légèrement contre le cadran, puis retourna l'horloge et appuya sur un tout petit bouton du côté gauche de l'appareil en forme d'arbre. Le tronc s'ouvrit alors en deux pour laisser voir un entrelacs d'engrenages et de petites poulies en métal. Tout en regardant attentivement chaque pièce, le Comte parlait :

 — J'aime leur précision, leur complexité. Mais aussi leur fragilité. Une simple pièce, aussi petite soit elle, peut dérégler toute la mécanique. Mais donnez leur un petit coup de pouce...

Le Comte tourna quelque chose dans le mécanisme, il y eut un déclic. Il referma le tronc, remis l'horloge en place. La trotteuse avait repris sa course.

 — ... et elles seront éternelles.

Ils reprirent leur chemin le long du couloir, accompagnés par le tic tac des horloges et par la servante qui continuait à les suivre en trottinant. Ils arrivèrent au bout du couloir, Elio restait perplexe devant le calme absolu de son hôte. Le Comte poussa une large porte et il pénétrèrent dans ce qui semblait être la salle à manger. Une longue table trônait au centre de la pièce, déjà préparée pour le dîner. Le couvert avait été mis pour quatre personnes et une impressionnante quantité de mets était disposés devant chaque siège. Ils s'installèrent, chacun en bout de table. Cela embarrassait le chevalier qui se retrouvait loin de son interlocuteur. Donovan, en revanche, ne semblait pas du tout gêné et gardait son petit sourire en coin et sa mine calme et posée. Ils écoutèrent la cacophonie incessante des pendules et le ronronnement du feu dans la cheminé.

 — Qui attendons-nous ? demanda Elio en désignant les deux autres couverts.

Le Comte parut alors surpris.

 — Et bien, ma femme et ma fille bien sûr. Elles ne devraient plus tarder maintenant.

 — Je... j'ignorais que vous vous étiez marié sir Donovan. À vrai dire, les registres du Royaume vous disent encore célibataire et sans enfant.

 — Pas possible ! le Comte éclata d'un grand rire.

À ce moment, la porte s'ouvrit de nouveau pour laisser entrer une sublime femme et une petite fille d'une dizaine d'années. Donovan eut du mal à calmer son rire, il désigna les nouvelles arrivantes de la main et se leva pour les rejoindre.

 — Je vous présente. Voici ma charmante épouse, la Comtesse Artémis Donovan et mon adorable petite fille, Christiane.

 — Papa, c'est lui le monsieur que tu attendais ? demanda innocemment la petite.

 — Allons ma chérie, dit lady Artémis, sois polie avec sire...

 — Elio Kalos. Enchanté Madame la Comtesse.

Le chevalier s'inclina. Christiane s'avança pour se planter devant lui.

 — Enchanté, sire Elio Kalos.

Elle exécuta une révérence parfaite que le jeune homme lui rendit en souriant.

 — N'est-elle pas adorable, mon amour ?

La Comtesse prit son mari par la main et se serra fort contre lui, laissant ses long cheveux noirs cascader sur son cou gracile. Son teint était aussi blafard que celui du Comte.

 — En effet mon aimée, elle a hérité de ta grâce naturelle, répondit-il. Alors chevalier, vous voyez bien que je mène une vie de famille pleinement épanouie !

Il rit de plus belle.

 — Ne lui en veuillez pas, lui dit sa femme, nous sommes si loin de tout. Il n'est pas étonnant que le Roi, avec la lourde charge qui est la sienne, ne soit pas au courant de tout se qui se passe dans son vaste royaume.

 — C'est justement la raison de ma visite, intervint Elio.

Le Comte retrouva instantanément son sérieux.

 — Vous devez être affamé, passons à table. Il serait dommage que cela refroidisse.

Elio retourna s'asseoir à sa place tandis qu'Artémis et Christiane s'installaient aux côtés de Donovan. Le chevalier se sentit encore plus écrasé par la distance. Mais il resta impassible et sortit la lettre que lui avait remis le Roi Achab en main propre.

 — Notre bien aimé souverain m'a envoyé ici pour enquêter. En effet, voilà maintenant près de trois ans qu'aucune nouvelle ne nous est parvenu de votre province, Comte Arthur. Aussi je venais m'assurer que rien de grave ne soit advenu dans votre charmante bourgade. Mais étant donné que vos affaires semblent se porter au mieux, je vous demande : Pourquoi ce mutisme soudain ?

 — Les redevances au Roi ne vous sont pas parvenues ?

 — Justement non, Comte.

 — Cela est fâcheux...

Donovan parut anxieux.

 — Mon amour, intervint Artémis. La route jusqu'à la capitale est longue, aussi nos convois ce sont sans doute perdus en route, attaqués par des brigands.

 — Possible, dit le chevalier, mais je tiens tout de même à m'en assurer, Comtesse.

 — Je ferais monter mes livres de compte dans votre chambre sire Elio, fit Donovan. Nous discuterons de tout ceci demain à tête reposée. Je crains que vous ne deviez rester plus longtemps que prévu chez nous. La neige à commencé à tomber et la route risque d'être impraticable pendant plusieurs jours.

 — Ne vous en faites pas Comte, nous avons tout notre temps.

Le chevalier désigna les nombreuses pendules présentes dans la pièce. Donovan sourit.

 — En effet sire Elio, en effet.

Une fois le repas terminé, la servante accompagna Elio jusqu'à sa chambre dans l'aile ouest du manoir. Elle se prénommait Constance et était une vrai pipelette. Le chevalier se demandait tout de même si elle était la seul domestique à se trouver dans le palais. Il n'avait croisé personne d'autre à part le palfrenier.

Le Comte et sa famille restèrent, quant à eux, dans la salle à manger.

 — Qu'en penses-tu mon amour ? demanda Artémis.

 — Il ne verra rien. Mais plus vite il sera parti, mieux ça vaudra pour nous. Il faudra aussi l'empêcher de sortir seul. Il a eu de la chance que son roi nous ait prévenu de sa visite, sinon...

 — Moi je l'aime bien papa, il a l'air gentil, babilla la petite Christiane.

 — Tant mieux ma chérie, mais ne t'attache pas trop d'accord ? Tu peux quitter la table, maman et moi devons parler, ne te couche pas trop tard.

La petite fille disparut en courant vers la porte. Il y eut un petit bruit, comme si quelqu'un tournait les pages d'un livre à toute vitesse, et les pas précipités de Christiane disparurent.

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Elsa avec 2s
Posté le 07/08/2021
Alors je n'ai pas compris pourquoi Elio est choqué du manque de manière des domestiques. A quoi il aurait dû s'attendre ? Ensuite, il y a un petit moment de confusion quand on passe du point de vue d'Elio à celui de la famille du Comte, à partir de cette phrase: "Le Comte et sa famille restèrent, quant à eux, dans la salle à manger." Il aurait mieux valu finir le chapitre quand Elio quitte la pièce et débuter un nouveau chapitre avec la famille du Comte. Ou alors mettre un saut de section.
Jibdvx
Posté le 10/08/2021
Merci pour ta lecture et tes corrections ! Du point de vue d'Elio, le comte devrais l'accueillir avec plus de décorum en temps qu'envoyé du Roi. Ensuite, c'est vrai que je ne le mentionne pas (j'aurais dû) mais il est le garde du corps du Roi et cela lui donne beaucoup de privilèges. J'aurais dû mettre l'emphase dessus pendant les dialogues, etc.
Sinon pour la concordance des temps et les transitions c'est très juste. Mes vieux textes (comme celui-ci) ont un soucis de rythme, je vais relire tout ça.
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