Les petites merveilles

Par Elf

Luce et Raffi avaient quitté Dividi le lendemain matin en lui offrant des flacons à souvenirs, des petits bocaux qu’il pouvait remplir d’eau salée selon l’humeur de la mer. Ainsi, un énorme sourire aux lèvres et un cœur exultant d’espoir, ils le laissèrent sur la plage. Ils marchaient depuis quelques jours sans apercevoir la moindre âme qui vive, mais savouraient la beauté de la nature. Leurs pieds foulaient un chemin caillouteux serpentant autour d’arbres majestueux, d’éclatantes et fragiles fleurs, d’un foisonnement d’insectes, et d’un doux soleil chaleureux. Piccola Luce chantait souvent, et il semblait à son compagnon que les oiseaux aimaient l’accompagner. Lui, il n’osait pas. Il se contentait d’admirer, et après des années à se morfondre, la contemplation était une caresse pour l’esprit.

Ils finirent par croiser un panneau terni par le temps. Il indiquait un village à quelques kilomètres.

- Ah ! s’exclama Luce. Nous allons colorer cet endroit !

- Vous êtes… enfin, tu… et… c’est que, tu es toujours lumineuse… et, bah… c’est impressionnant. Comment vous… tu… y arrives...?

Luce attrapa le chat avant que ce dernier n’atteigne un papillon orangé. Le félin entre ses bras, elle se tourna vers Raffi :

- Je sais que le monde est gris, et c’est facile de se laisser embourber par ces sombres sentiments. La majorité espère, d’un pâle espoir, qu’un jour quelque chose de fantastique se passera. Peut-être. Mais j’estime qu’il faut voir d’abord les petites merveilles. Si tu ouvres un peu les yeux, tu découvres tellement de féerie dans le quotidien !

Signore Raffinato pencha la tête en tapant dans un caillou du bout de sa canne.

- Ici, c’est simple de voir la féerie, mais…

- Hé ! Il faut savoir observer les choses sous le bon angle !

- C’est bien trop simple de dire ça.

Le chat Sorriso s’échappa des bras de Luce.

- Ah non. Tu vois, tu n’y arrives pas.

Raffi se renfrogna.

- Par exemple, la pluie. Tu peux choisir de râler parce que tu vas être mouiller, qu’il fait plus sombre, que ça ressemble à des larmes qui glissent sur la ville. Mais tu peux aussi penser que c’est cette pluie qui fera pousser les fleurs, qui lavera les rues sales, qui donnera à boire aux oiseaux, et tu peux danser sous la pluie ! Et le bruit des gouttes contre une vitre, n’est-ce pas un doux son ?

Luce se mit face à Raffi.

- Il faut savoir aimer les petites merveilles quotidiennes.

Le garçon soupira, il devait faire des efforts pour être aussi joyeux que son amie. L’esquisse d’un sourire illumina cependant son regard.

- Merci.

L’aventurière secoua la tête, ses cheveux dorés sautillèrent. Elle réajusta son sac à dos, et lança une œillade espiègle à son ami. Celui-ci fronça les sourcils.

- On fait la course ? s’écria-t-elle.

Et sans attendre la réponse, ses petites jambes s’élancèrent. Elle retint son chapeau, les deux mains sur sa tête, pendant qu’elle courait. Son sac se balançait de droite à gauche, de haut en bas. Sa veste s’envolait légèrement. Raffi éclata de rire en la poursuivant, le haut-de-forme entre ses longs doigts. Une sorte de sillon arc-en-ciel se traçait à leur suite : ils coloraient le chemin par leur bonheur.

 

Les deux aventuriers finirent par approcher le village. La route devint goudronneuse, et une odeur de ferme chatouillait leurs narines. Au loin, quelques cheminées soufflaient leur fumée blanchâtre au-dessus des maisons biscornues. Ils croisèrent quelques charrettes que des paysans mi-affairés mi-endormis dirigeaient. Piccola Luce s’amusait à les saluer, à leur souhaiter de bonnes journées et du courage.

- Dire bonjour à quelqu’un montre qu’il existe, que ce n’est pas une silhouette parmi tant d’autres. Généralement, cela suffit pour dessiner un sourire sur les visages, expliqua Luce.

Raffi s’étonna et ne tarda pas à l’imiter timidement. Il découvrit ainsi que donner de la joie est encore plus délicieux que d’en recevoir. Il remonta ses longues manches et se mit à offrir des sourires. Ses doigts inclinaient son chapeau bleu tandis qu’il partageait son enthousiasme. Luce l’observa affectueusement. Son sourire, certes maladroit, fleurissait jusqu’à son joli regard brun. L’intrépide ferma les yeux quelques instants, en se laissant envahir de ce sentiment radieux et apaisant. Quand elle les rouvrit, Raffi était parti et discutait avec un vieil homme assis sur un banc. Un chapeau melon noir dissimulait les traits de son visage qu’elle devinait ridés. Il était habillé d’un costume très élégant mais des plis laissait penser qu’il n’en prenait guère soin. Luce s’approcha lentement, et s’arrêta pour écouter la conversation.

- Je suis navré, disait Raffi penaud, je… je m’excuse.

Son amie fronça les sourcils. Le garçon avait l’air extrêmement gêné et se dandinait un pied sur l’autre.

- Je… je pense… les…

- Jeune homme, répliqua douloureusement son interlocuteur, il n’y a rien à faire. Ma vie n’est plus qu’une fumée nauséabonde depuis que j’ai perdu la vue.

La bouche de Piccola Luce dessina un « o » stupéfait. Signore Raffinato n’avait pas fait attention à la paire de lunettes noires que portaient l’homme et la canne blanche à ses côtés.

- Monsieur, pardonnez-moi mon… mon impertinence, mais… euh, je ne le pense pas. Il vous reste vos souvenirs. Et surtout… surtout vos autres sens. Que faites-vous de l’odeur de la mer ? D’un parfum floral ? De… de... la senteur des épices ?

Raffi gardait une distance polie entre l’homme et lui. Il s’excusait de le contredire par son attitude recroquevillée, n’osant trop hausser le ton. Néanmoins, il n’arrivait pas à s’arrêter :

- Que faites-vous du goût ? L’acidité de l’agrume, l’amertume du café, le salé d’un… d’un jambon, le sucré d’un bonbon, la douceur d’une fraise ? Abandonnez-vous vos papilles à la fadeur ?

Le garçon sortit progressivement les mains de ses poches et les serra entre elles. Il accompagnait maintenant ses paroles de gestes timides, à peine esquissés.

- Que faites-vous de l’ouïe ? N’entendez-vous pas le chant des oiseaux, le son d’un rire, le froissement d’une page qu’on tourne, la voix de ceux qu’on aime ?

Signore Raffinato prit de l’assurance et fit quelques pas. L’accent de sincérité de ses mots vibrait dans l’air.

- Et que faites-vous du toucher ? La délicatesse d’un pétale, la douceur d’un pelage, la légèreté d’une plume, la forme d’un visage, le lisse du verre, la neige qui fond entre nos doigts, la brûlure d’un rayon sur la peau ?

Raffi était maintenant devant le vieil homme. Il s’agenouilla gauchement, et se rattrapa au dernier moment de sa main droite pour ne pas tomber sur les fesses.

Il y eut un silence. Le vieil homme triturait sa canne de ses mains abîmées. Sa bouche formait des mots qui n’allait pas plus loin que sa pensée. Puis la voix chevrotante de l’homme s’éleva :

- Jeune homme… Il est vrai que j’ai abandonné mes autres sens en m’apitoyant sur mon absence de vue, mais…

- Excusez-moi, coupa Raffi brusquement.

Surpris lui-même de son audace, il se tut quelques secondes.

- Excusez-moi, reprit-il doucement, je sais que c’est atrocement difficile. Mais gardez à l’esprit que… que même si vous ne voyez plus l’extérieur, les couleurs, euh… la lumière… Il en reste toujours dans votre cœur. Il y en a une infinité. Vos sentiments sont cyan, doré, magenta, argenté, vert pâle, roux, jaune… arc-en-ciel.

Le vieil homme hocha la tête. Ses doigts cessèrent de jouer avec la canne blanche. Il remonta lentement ses lunettes sur son nez en toussotant. Le silence pesant parut se dissiper en quelque chose de calme, comme un souffle après une intense tempête.

- Il me semble que j’ai perdu tous mes autres sens en perdant la vue. J’avais oublié que la brise caressait mon épiderme. J’avais omis d’apprécier les diverses sonorités. Je ne sentais plus les mets exquis. Tu as raison, mon garçon. Je vais, un peu tremblant, tenter de ressentir à nouveau.

- Et vous réussirez ! ne put s’empêcher d’ajouter Luce.

- J’espère.

L’homme soupira mais un brouillon de paix avait atténué ses rides de souffrance. Il semblait moins écrasé sur le banc, plus détendu. Signore Raffinato et Piccola Luce s’éloignèrent après quelques mots encore. En se retournant, le garçon vit le vieil homme tendant sa main pour nourrir un svelte oiseau. Le ciel se teintait de rose avec des nuages guimauves. Luce en profita pour l’entourer de ses bras, poser sa tête sur son épaule, et s’extasier du paysage.

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mariedeloin
Posté le 31/12/2020
Tu as le don de faire naître des sourires, non seulement chez tes personnages, mais chez tes lecteurs.
Un sourire sur mon visage, apaisé et heureux.
Merci Elf !
Elf
Posté le 31/12/2020
Oh ouiiiiiiiiiii !
Merci à toi ! <3
Slyth
Posté le 26/11/2020
C'est émouvant de voir Raffi prendre exemple sur Luce de cette façon. On sent que la lumière qui est en elle est vraiment parvenue jusqu'à lui et qu'il a maintenant été capable de la transmettre à quelqu'un d'autre à son tour.

Et cela pourra sans doute continuer ainsi de suite. En tout cas, c'est ce que je me plais à imaginer en repensant à tous les autres personnages que Luce a croisés depuis le début de son voyage. Leur rencontre avec elle a certainement changé leurs vies et, grâce à cette expérience et à ce que Luce leur a appris, ils pourront certainement apporter quelque chose à d'autres personnes à leur tour.

Et encore un chapitre qui me laisse rêveuse et fait naître un sourire sur mon visage ^.^

Merci !
Elf
Posté le 26/11/2020
Coucou ^-^
Hihi, quel plaisir de voir que tu t'attaches à mes personnages ! J'avais un peu de doutes quant à ce chapitre, j'ai un peu peur que Raffi imites trop Luce dans la manière de s'exprimer ?
Aaaah oui, il faut que je songe à la fin de ce conte... mais alala, je pourrais continuer infiniment x)

Encore un commentaire qui fait naître un sourire sur mon visage ;P
Slyth
Posté le 26/11/2020
Impossible de ne pas s'y attacher ;)

On sent qu'il prend exemple sur elle mais aussi à sa propre manière : timide et effacé au début, il reprend courage et gagne en assurance au fil des phrases.
Ce n'est que mon avis bien sûr, mais j'ai trouvé ça adorable ^.^

Songer à la fin ? Oui ça peut aider d'avoir une petite idée de ce vers quoi tu te diriges (si ce n'est pas déjà le cas). Mais c'est sûr que ça peut continuer encore longtemps. Autant que tu le souhaites et que tu le sens au final, non ? ^^
Elf
Posté le 26/11/2020
Hihi ^-^
Ouf, tant mieux, j'ai retravaillé un peu pour que justement ce soit moins assuré que Luce mais j'étais pas sûre que ce soit assez, merci de ton retour :)

Hihi, je sais déjà très globalement ce que c'est, il faut juste que j'amène le récit à ça ;)
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