Les orages des montagnes (1)

Par Pouiny
Notes de l’auteur : J'ai écrit cette histoire pour mon golden retriever qui adore la pluie, Ginko. J'espère qu'elle vous plaira !

« Méfie toi, Abiageal, car quand les nuages virent au noir, le chien des orages peut venir te chercher ! »

Regardant le ciel en s’épongeant le front, la petite fille ne pouvait s’empêcher de penser à ce que les adultes racontaient le soir pour se faire peur. Mais elle avait beau scruter le ciel découpé par les immenses montagnes de sa terre, même dans les pires orages, jamais elle n’avait eu la confirmation que les légendes dont elle entendait parler depuis l’enfance étaient réelles.

« Abbie ! Cesse donc de bailler aux corneilles ! Je veux que tout le champ soit désherbé avant ce soir, tu m’entends !

– Oui, Papa ! »

La petite fille soupira, avant de retourner face contre terre. Arracher les mauvaises herbes de la terre boueuse était devenu un geste automatique, bien qu’elle n’avait même pas encore atteint la dizaine d’année. Arrêtant de penser, tout son cerveau était focalisé sur ces gestes ennuyeux et mécaniques qu’elle détestait au plus haut point.

 

Elle n’avait pas besoin de regarder le ciel pour ressentir le poids des nuages au dessus d’elle. Tout autour d’elle sentait l’humidité et l’air étouffé. Les vieilles dames du village se plaignait de leurs rhumatismes bien plus qu’à l’habitude. La lumière grise et uniforme lui donnait l’impression de vivre sous un manteau. Et bien qu’il ne pleuve pas encore, son corps entier était trempé, ses vêtements usés et rapiécés lui collant à la peau. Elle avait l’habitude de ce temps ; dans son village, les nuages étaient le quotidien. Voir le soleil était un privilège plutôt rare et assez désagréable pour le travail en extérieur. Bien que la poisseuse humidité lui donnait l’impression de s’enfoncer dans la terre aussi profondément que les pommes de terre cultivées dans le champs de ses parents, Abbie devait s’y résoudre. Ce temps gris et monotone teintant le vert des montagnes d’un brouillard blanc n’était pas pire qu’un autre.

 

« Qu’il vienne, le chien des orages, murmura-t-elle entre ses dents en arrachant des herbes folles. Qu’il ose me prendre, si il existe ! Je ne vois pas ce que ça pourrait changer… »

 

Abiageal était une petite fille aux longs cheveux bruns tressé et aux yeux cuivrés brillants de toutes sortes d’émotion. Caractère bien trempé, elle était respectée et parfois même crainte par les enfants du village. Elle était le genre d’enfant à détester le mensonge, voulant tout vérifier par elle-même et qui n’hésitait pas à répondre aux adultes. Ainsi, elle disait à qui voulait l’entendre que le chien des orages, la légende la plus connue des montagnes, n’était qu’une histoire idiote pour faire peur aux enfants, bien que pourtant la plupart des adultes étaient persuadés de sa véracité. Ce mystérieux canidé était à l’origine de la plupart des contes le soir où des histoires racontés durant les labours.

 

« Écoutez bien, les enfants, racontait les parents dès que les enfants étaient en âge de comprendre. Immense comme les arbres centenaires, plus rapide que le vent, aussi blanc que la neige, le chien des orages est une créature à l’approche du divin. Guidant les nuages en perdition dans les montagnes jusqu’à la mer, il tire avec une force incroyable des morceaux entiers de ciel comme un chien de traîneau volant. Le bruit et la lumière des éclairs des orages seraient ainsi des signes de sa présence parmi la tempête. Aussi majestueux qu’effrayant, il est l’espoir et l’horreur de tout paysan ; il peut à son désir créer des tempêtes dévastatrices et affamantes où bien faire prospérer les cultures de pluies salvatrices. C’est pour ça qu’il faut l’aimer et le craindre. Les montagnes sont son domaine, son terrain de chasse ; c’est pour ça qu’il ne faut pas s’en approcher quand il commence à faire mauvais temps ! Le chien des orages pourrait le prendre comme un affront, et vous emporter avec lui, montant si haut dans le ciel que vous en étoufferez ! Il ne faut jamais croiser le chien des orages, jamais ; si vous tenez à la vie… Ne vous baladez pas sans raison dans les montagnes embrumées.

– Tout ça, ce n’est que du vent, pensait Abbie, rien que pour elle, alors que les autres enfants tremblaient de frayeur. Les grands ne veulent juste pas qu’on baille aux corneilles, c’est tout. Ils veulent juste qu’on continue de travailler pour eux dans les champs. »

Mais après s’être pris des gifles pour avoir osé remettre ces paroles en question, elle n’osait plus l’affirmer tout haut.

 

Alors, elle travaillait. Les genoux dans la terre boueuse, arrachant des herbes jusqu’au sang qui s’enfonçait dans la terre, elle essayait d’oublier les montagnes et leurs couleurs si vives, si attirantes. Pour se concentrer et oublier tout ça, elle chantait. Si il y avait une seule chose qui était aimé par tous les habitants du village chez Abiageal, c’était bien sa voix. Forte et fine, maîtrisée et juste, elle ne lui demandait aucun effort et ne la ralentissait en rien dans son travail. Les autres paysans avaient donc pris l’habitude de travailler accompagné de ces chants, parfois entendu à l’église, souvent improvisé sur le moment. Mélancolique, lent, répétitif, le chant d’Abbie était à l’image de son travail, la beauté en plus. Car personne ne pouvait se lasser de l’entendre chanter, même une mélodie maintes et maintes fois entendue. Abbie faisait partie de ces personne qui possédaient un don, tous les adultes s’en doutaient. Mais malheureusement, elle n’était pas née sur la bonne terre. Devant travailler dans les champs pour survivre, comme le reste du village, sa voix paraissait souvent comme les cris d’un oiseau en cage. Mais qui aurait pu la plaindre ? Après tout, bien d’autres étaient comme elle. Alors la petite fille travaillait, en chantant, encore et toujours, sans jamais être interrompue que de temps en temps par son père. Elle n’avait le droit de s’arrêter qu’à la nuit tombée, quand il n’était plus possible distinguer l’herbe mauvaise de la terre. Alors, d’un pas lourd, elle rentrait chez elle. Une fois en dehors des champs, elle se rendait compte de l’odeur pestilentielle qu’elle dégageait et allait directement se laver, frottant sa peau jusqu’à ce qu’elle soit rouge.

« Abbie ! Cesse de voler toute l’eau, et viens manger !

– Laisse-là dont, répondit une voix, moins forte. Après tout, c’est une fille.

– Ah, que le ciel m’emporte. Si seulement j’avais pu avoir un brave garçon… »

En silence, la petite fille s’assit a la chaise qui lui était réservée. La soupe de légume était déjà servie et brûlante dans son assiette. Elle se précipita sur sa nourriture, prenant à peine le temps de faire la prière réglementaire.

« Abiageal… »

Quand quelqu’un l’appelait par son nom complet, c’était généralement un signe de colère, comme si son prénom ne pouvait qu’évoquer que quelque chose de sérieux.

« Quoi ?

– J’ai trouvé ça, sous ton lit. »

Son père, le visage dur, lui lança presque l’objet dans l’assiette. Abbie récupéra instinctivement l’objet au vol, et compris bien vite de quoi il en retournait.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Et bien, tu n’as qu’à le lire ! Ah non, j’oubliais, tu ne sais pas faire ça…

– Parle mieux à ton père ! s’écria sa mère, choquée.

– Réponds à ma question, Abiageal, fit son père d’un ton menaçant, se redressant sur sa chaise. Qu’est-ce que c’est que cette chose !

– C’est un livre de calcul, papa ! C’est pêché ? »

Son père bouillonnait de colère mais ne savait manifestement pas comment l’exprimer. Il fini, en désespoir de cause, à taper du poing sur la table.

« Nous avons des champs à ne plus savoir quoi en faire, et c’est à peine si tu es capable d’arracher les mauvaises herbes ! Et toi, au lieu d’apprendre comment gérer la terre de nos ancêtres, et comment survivre avec et par delà elle, tu préfères faire… Des calculs ?

– Et bien oui. Je dirais même que tout est mieux que de traîner dans la boue comme des animaux !

– Abiageal ! »

Son père écrasa la paume de sa main sur la table, faisant trembler les verres d’eau au passage. Il se leva, essayant de paraître menaçant. Mais la petite fille n’était pas du genre à se laisser impressionner. Se relevant brutalement de sa chaise, elle le fixa de ses yeux cuivrés qui brillaient comme la braise. Mais avant que son père trouve de quoi lui répondre dans la fureur, elle s’enfuit de la maison sous les cris de sa mère essayant en vain de la rattraper.

 

La petite fille courrait. Ses pieds s’enfonçaient dans la terre boueuse, mais cela ne suffisait pas pour lui empêcher de s’éloigner. Elle connaissait si bien sa terre que la lumière de la lune lui suffisait pour avancer. Abbie se précipitait, son corps en avant comme un oiseau battant des ailes, vers les montagnes qui surplombait tous les champs du village.

 

Ce n’était pas la première fois qu’elle s’échappait ainsi. Ses disputes incessantes avec son père finissaient très souvent de cette manière. Et dès que ses pieds rebondissaient sur le sol frais, protégé de la pluie par les branches des arbres, elle se sentait respirer à nouveau. Une fois montée assez haut pour ne plus être retrouvable, elle calmait son allure. Elle pouvait marcher dans ces montagnes qui l’avaient vu naître les yeux fermés, d’un pas sûr. La présence de la lune lui importait peu. Elle entendait les oiseaux et les chauves-souris voler à son arriver. Elle pouvait parfois voir l’ombre d’un renard ou d’un hiboux s’enfuir en grande hâte. Abbie était plus habituée à la campagne que n’importe qui dans le village, qui n’osaient a peine s’y aventurer pour couper du bois. Mais jamais, dans ces escapades, de jour comme de nuit, elle n’avait croisé de chien des orages. Tout au plus, quelques sangliers lui faisaient parfois face. Mais pas même un loup n’habitait ces forêts.

 

Après une longue marche, elle escalada un arbre aux larges branches. Elle ne choisissait jamais le même pour s’allonger quand venait la nuit. Mais elle savait toujours lequel lui conviendrait, comme si elle connaissait chacun des arbres de la montagne. Elle pouvait sentir les craquements des branches de l’arbre sous son poids, accompagné de bruissement de feuilles venant de l’infime mouvement de l’arbre ou des habitants qu’elle délogeait par sa venue. Mais rien ne pouvait lui faire peur. Car rien n’était pire que le travail dans les champs. Une fois installée, elle regardait le ciel ; cette nuit là, il était assez dégagée. La lune était petite, et il était possible de voir un bon nombres d’étoiles, qui s’illuminaient dans ses yeux. En les regardant, elle imaginait alors ses rêves les plus fous ; voyant en ces minuscules lumières des lampes de réverbères, elle imaginait entre les étoiles des rues sombres, des rues immenses, des rues de ville qu’elle pouvait arpenter sans soucis. Sous ses yeux brillant se dessinaient une ville rêvée, une ville pour elle, une ville pour une meilleure vie. Puis, une fois qu’Abbie était rentrée dans sa ville, la lune se transformait en projecteur, et les étoiles en public. Alors, elle chantait avec toute la force qu’elle pouvait, avec tout ce qui bouillonnait en elle. Imaginant des instruments de musique qu’elle n’avait jamais vu de sa vie, s’habillant avec des vêtements si féerique qu’ils en devenaient improbable, rien n’était impossible dans ce public mirage. L’espace d’un instant, elle laissait vagabonder son âme d’enfant vers ses rêves les plus fous, qu’elle n’avait pas besoin de dire pour les connaître. Quand sa voix commençait à ne plus suivre la cadence, elle s’arrêtait, épuisée. Elle repensait alors, en regardant la lune blanche qui était redevenue une lune, au chien des orages dont on lui avait tant parlé, et qu’elle n’avait jamais vu. Et parfois, elle espérait presque qu’il l’emporte, à l’instant même, alors qu’elle était perdue sur la montagne. Si ce chien n’existait pas plus que sa ville, il pouvait sans doute l’y emmener. Mais généralement, elle s’endormait avant que tout ceci ait une chance de se produire.

 

Le lendemain, réveillée par l’aurore, elle se dirigeait lentement vers le champ de son père. Le soleil avait beau briller, il était caché derrière des nuages gris mornes et habituels. Quand le pied d’Abbie touchait la terre molle des exploitations du village, ses épaules se recroquevillaient sur elle comme si elle devait supporter un grand poids. Alors qu’elle dirigeait avec lenteur vers le champs de son père, elle croisait parfois d’autres paysans. Certains lui faisaient des yeux gros de reproches. D’autres la taquinait d’un air moqueur. Mais jamais, au village, elle passait inaperçue. C’était comme si Abiageal brillait d’un halo différent des autres enfants. Enveloppés par des rêves et une ambition bien différente de ce qu’on pouvait en attendre d’une simple fille de paysan.

 

Tout dans la ville l’attirait ; son savoir, sa modernité, son style… elle avait beau n’avoir jamais mis les pieds plus loin que dans ses montagnes qui bordaient le village, elle écoutait chaque adulte parlant de leurs visites rares en ville avec une attention exceptionnelle. Certains des conteurs qu’elle écoutait avaient beau ne pas aimer la ville, même les descriptions les plus dépréciatives lui paraissaient incroyable. Mais son père avait demandé aux autres adultes du village d’arrêter de lui en parler, alors désormais, elle se nourrissait par elle-même sa propre curiosité. Elle avait appris à lire seule en s’entraînant sur la bible, comparant les mots entendus et ceux écrits. Depuis, elle volait parfois aux garçons qui allaient à l’école les livres qu’ils pouvaient avoir dans leurs cartables. Elle n’avait aucun scrupule à le faire ; elle savait qu’aucun garçon n’oserait avouer s’être fait détroussé par une fille. Certains la traitaient de diablesse ; mais son apprentissage de la lecture avec la bible l’avait protégée des remarques doutant de sa foi. Et croire en dieu ou non ne lui servait pas pour arracher les patates de la terre.

 

« Abbie ! J’en ai assez de tes fuites ! Il faut que tu sois là a l’heure pour le travail ! »

Elle ne prit même pas la peine de répondre à son père, se mettant directement au sol pour arracher les herbes là où elle s’était arrêtée. Très vite alors, elle se remettait à chanter, sans parfois même s’en rendre compte.

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Etienne Ycart
Posté le 30/05/2021
L'Irlande m'attire énormément
Ce peuple à tant souffert dans son histoire
L'histoire est gentiment racontée.
j'aimes bien.
J'ai hâte de savoir si la relation avec son pére va encore se détériorer. si elle va s'enfuir
et surtout si elle va enfin rencontrer ce chien.
Pouiny
Posté le 30/05/2021
Merci beaucoup ! :D
RaphaelleEviana
Posté le 17/05/2021
J'adore le thème !! J'aime les chiens et l'Irlande (j'y ai vécu) alors cette histoire m'intrigue bien ! On sent qu'il va arriver quelque chose à la pauvre petite ! Tu es allé(e) en Irlande ? C'est un conte destiné a quel public ? :)
Pouiny
Posté le 17/05/2021
Salut ! Malheureusement, non je n'ai pas encore eu la chance d'aller en Irlande :'( Mais je suis passionné par la culture traditionnelle irlandaise (notamment la musique, je fais de la musique trad irish depuis un petit moment !)

Pour le public, j'avoue que je ne me suis pas posé la question... Pas forcément enfant, en tout cas ^^ Merci beaucoup pour ton commentaire, ça fait plaisir :) hésite pas à me dire si tu lis la suite!
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