Les lunettes

Par Kieren

J'ai dû conclure un marché avec une sorcière pour acquérir ces lunettes. Sans elles, je ne vois presque rien ; et avec elles, je peux voir les plus petits détails de la vie. Un jour de forte colère, je défiai le soleil et celui-ci me brûla les yeux. J'étais devenu presque aveugle. J'avais alors 51 ans.

 

Désespéré, je décidai de rendre visite à la vieille magicienne dans la ville basse, sous l'eau. On disait qu'elle était folle et dangereuse, et que quiconque faisait un marché avec elle devenait maudit à jamais. Mais soyons clair : nous étions les derniers humains restant dans cette ville, alors l'avis des autres, je n'en avais que faire.

 

Je plongeai, de plus en plus profond dans les sombres ruelles de l'océan. À bout de souffle je repairai la maison que je cherchais, c'était facile, il s'agissait de la seule où l'on voyait encore de la lumière à travers les fenêtres. Je voulus rentrer, mais la porte était fermée.

 

« Lorsqu'on est poli, on toque avant d'entrer ! »

 

N'ayant plus beaucoup d'air dans mes poumons, je ne cherchai pas la contredire, et déjà exaspéré, je toquais à la porte. Celle-ci s'ouvrit et la vieille voix sèche reprenait :

 

« Entrez et fermez vite ! Je ne veux pas de trace de pas mouillée sur mon beau plancher ! »

 

Je m’exécutai. L'intérieur était très chaleureux et sentait le propre. Pour commencer, il n'y avait pas une seule goutte d'eau, on pouvait respirer, aussi un feu dans l'âtre réchauffait l'atmosphère, des tapis recouvraient le sol et une bibliothèque remplie de vieux grimoires était calée entre une marmite et un atelier contenant diverses pièces de verre, de métal et de bois.

 

Et puis je vis le mur, je le palpai, et je fus décontenancé. Il y avait des lunettes, des centaines de lunettes, de toutes les formes, de toutes les tailles, pour 2, 3, 7, 10 et 15 yeux. Mais il faut remettre les choses dans leur contexte : ces objets n'ont pas une bonne réputation, ce sont des instruments du diable qui déforment ce que l'on voit et qui nous guident vers des enfers dont on a jamais entendu parler. Du moins, c'est ce que l'on disait dans notre cité.

 

« Des sornettes ! » s'écria une vieille femme décoiffée qui portait des lunettes gigantesques qui agrandissait ses yeux d'une manière démesurée. Elle gesticulait dans tous les sens, me jetant une tasse de thé brûlante dans les mains, elle me porta et me lâcha au dessus d'un fauteuil rouge. Je lui dis bonjour et lui demandai de quoi elle parlait. « Des rumeurs, bien sûr ! Vous croyez que je fais quoi, vous les humains ? Que je sue sang et eau pour fabriquer ces œuvres d'art pour vous piéger ? Pour voler votre âme ? Et la manger parce que mes réserves de nourritures sont vides ? Parce que plus personne ne vient me voir ? Mais bande d'ingrats ignorants ! Je le fais pour vous ! Chaque seconde de ma vie je me donne à mon travail pour que vous puissiez à nouveau contempler une fleur, un papillon... Le visage de votre famille, ou de votre amour. Que vous puissiez reprendre pied dans votre vie ! »

 

« ... »

 

« … Bonjour. »

 

Il y eut un instant de flottement, ne sachant pas quoi répondre je pris une gorgée de thé, il était très bon et je félicitai mon hôte. Elle sourit avec fierté. Je lui demandai si elle pouvait me faire des lunettes.

 

« Bien sûr ! Je connais tout de toi Noé, et de ta quête. Je ne sais pas où cela te mènera, et ce ne sont pas mes affaires ; moi je rends la vue aux hommes, et c'est tout. Cependant, j'ai la sensation que tu seras mon dernier client, alors je tiens à formuler une requête un peu spéciale : je suis moi même maudite, je ne puis dormir, jamais, on me l'a interdit, mais plus personne ne viendra me voir, et je ne tiens pas à attendre une éternité seule dans cet océan. Je sais que tu as un instrument de musique, celui ci peut m'apporter le sommeil que je cherche tant. Je vais faire tes lunettes, promets moi juste de revenir, et de me jouer une mélodie. Une par an, pendant 10 ans ! »

 

J'acceptai. Elle me rendit la vue, et je remplis ma part du marché. Une fois par an, je venais la voir, je lui jouai une chanson, et ses grands yeux se fermaient. La dixième fois, avant de sombrer définitivement, elle me dit : « Prends garde à ton ennemi Noé, ce n'est pas celui que tu crois. La colère aveugle n'est pas une force. C'est une faiblesse. Ça, c'est une vrai malédiction ! »

 

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