Assise devant la machine à écrire de son grand-père, elle tapait les dernières lignes de sa biographie familiale. Le soleil était couché depuis déjà bien longtemps, la lune diffusait une lumière froide, découpant les silhouettes des arbres sur le fond noir de la nuit. Elle écrivait depuis des heures mue par une inspiration sans pareille. Le son des touches heurtant le papier résonnait dans la pièce silencieuse. Le temps semblait suspendu. La fin approchait. Plus que quelques lignes et le projet de sa vie arriverait à son terme.
Le papier défila et arriva à sa limite. Elle le retira, le posa sur l’énorme pile de feuilles, puis engagea une nouvelle page dans le mécanisme. Elle la fit dérouler jusqu’à son centre et, lentement, dans une tension dramatique, tapa sur trois dernières touches, formant le mot « Fin ». Elle contempla un instant cet unique mot noyé dans la blancheur de la page et la noirceur de la nuit. En inscrivant ce dernier mot, sa cage thoracique s’ouvrit, son souffle s’approfondit, son cœur ralentit. Tout le poids de la mémoire, toute la responsabilité de cette biographie s’envola. Elle plongea en arrière et laissa son corps s’affaler sur le dossier de la chaise. Elle ne sentait plus aucune tension dans ses muscles. Elle ferma les yeux pour savourer cet état de total relâchement et de paix intérieure. Elle plongea dans un sommeil profond.
Elle entendit d’abord des sons lointains, mélodieux. Des chants d’oiseaux. Puis, elle sentit une caresse sur ses joues. Une brise légère. Vint ensuite une odeur de terre, d’écorce et de feuilles. Les sous-bois. Elle ouvrit les yeux. Elle était au milieu d’une forêt aux couleurs d’automne. Les feuilles bigarrées filtraient les rayons du soleil. Devant elle se dressait un arbre aux branches infinies. Les racines en contrefort, disproportionnées, étaient plus hautes qu’un être humain et formaient une sorte de labyrinthe. Ce réseau à la taille surréaliste était la base d’un chêne d’une envergure défiant elle aussi toute concurrence. Il s’imposait par sa carrure et sa beauté.
Attirée par ce chêne remarquable, elle s’enfonça dans le réseau racinaire pour se rapprocher du tronc. Elle ne se sentait pas angoissée, au contraire, elle se sentait protégée, comme si ce lieu lui était familier. Elle posa sa main sur le flanc d’une racine, curieuse de ressentir la texture de l’écorce. Une douce chaleur se diffusait de la surface et un léger flux d’énergie circulait, se dirigeant vers le centre. Elle continua sa progression la main sur la paroi. De temps en temps, elle apercevait de la vie dans ce lieu : des écureuils escaladaient le tronc pour aller se nicher dans les branches ; des grenouilles, qu’elle faisait attention de ne pas écraser, déambulaient autour d’elle avant de plonger dans une mare formée par un creux naturel ; des insectes grignotaient les champignons sortis de terre.
Une lueur orangée rayonnait de plus en plus intensément d’entre les racines. Elle poursuivit son chemin à la recherche de la source. La lumière émanait du tronc d’arbre, ou plutôt, d’un large passage dans celui-ci. Elle se sentit irrémédiablement attirée par ce portail fantastique. Entre ces racines s’ouvrait tout un monde. Elle décida de s’y aventurer, convaincue que cette force d’attraction ne pouvait qu’être bienveillante. Elle passa d’abord une main, puis plongea entièrement. Elle se retrouva dans un espace sans consistance baigné de lumière. Une voix assourdie, tel un lointain écho, résonna.
— Bienvenue à toi Mira, je suis heureuse de te revoir.
Cette voix lui était familière. Après quelques secondes de doute, elle en était convaincue, elle la connaissait. Elle chercha une silhouette dans l’infinie clarté. Ses yeux balayaient l’espace sans savoir où regarder. Il n’y avait ni murs, ni sol, ni plafond. Elle commença à paniquer.
— Je suis là, ne t’inquiète pas, tu es en sécurité. Je suis heureuse de te revoir ma petite-fille.
Sa grand-mère apparut devant elle et lui tendit la main. Mira la saisit avec force. Son aïeul lui sourit, exerçant une pression de la main pour la rassurer. La blancheur céda la place à un sol et des murs faits de racines, de branches et de lianes. Ébahie par le lieu et les retrouvailles avec sa grand-mère décédée une décennie plus tôt, elle ne put articuler un mot.
Si elle reconnaissait la femme devant elle, celle-ci était différente. Son dos n’était plus courbé, elle se tenait droite et fière. Ses cheveux étaient d’une couleur châtaigne avec des reflets dorés. Ses yeux n’avaient plus le voile blanc de la vieillesse, ils étaient de nouveau pleins d’éclat. Sa peau semblait plus ferme. Les cernes violacés des derniers jours avaient disparu, les taches brunes s’étaient estompées. Son sourire, lui, n’avait pas changé. Le revoir, la revoir, fit monter en Mira une vague d’émotions. Des mots réussirent finalement à sortir de sa bouche :
— Tu m’as tant manquée.
Elle sauta dans les bras de sa grand-mère et la serra de tout son être. Jamais elle n’avait su l’enlacer à la hauteur de son amour pour elle. C’était désormais chose faite. Elle prit le temps de ressentir sa chaleur, de humer son parfum, de passer sa main sur le pull en cachemire qu’elle portait. Après un long moment, elles se détachèrent, mais gardèrent les mains liées.
— Viens, j’ai des personnes à te présenter, lui déclara sa grand-mère.
Dubitative, Mira la suivit, tournant la tête dans tous les sens pour admirer le lieu dans lequel elle se trouvait.
Elle eut à peine le temps d’analyser son environnement qu’elle se retrouva soudainement à un autre endroit. Sa grand-mère les avait déplacées sans un geste, sans un mouvement. Bouche bée, Mira se tourna vers elle :
— Comment… ?
En guise de réponse, sa grand-mère haussa les épaules, amusée. Elles étaient désormais dans un couloir. Le mouvement des écorces n’était plus vertical, mais horizontal. L’intérieur des branches ! Du bruit retentit dans le fond de la pièce, un claquement fort et répétitif entrecoupé d’un tintement bref à intervalle régulier. Le son d’une machine à écrire. Elles avancèrent. Attablé devant sa machine, un homme absorbé par son travail tapait frénétiquement sur des touches. Des feuilles étaient éparpillées partout.
— Pierre ! l’appela sa grand-mère d’une voix douce.
L’homme s’arrêta immédiatement, se redressa et tourna la tête vers elles. Un immense sourire se dessina sur son visage. Mira ne l’avait pas connu, mais elle savait exactement qui était cet homme.
— Papy ! s’exclama-t-elle, lâchant la main de sa grand-mère pour se jeter dans les bras de son grand-père décédé un an avant sa naissance.
— Mira, quel bonheur ! Tu ressembles à ta mère, et à ta grand-mère, plaisanta-t-il, faisant un clin d’œil à sa femme.
— J’aurais tellement aimé te connaître.
— Je sais, mais j’ai toujours été là et j’ai toujours veillé sur toi. Je suis si fier de toi.
Des larmes coulèrent sur les pâles joues de Mira. Elle sentait enfin un vide comblé.
— Continuez votre visite, déclara son grand-père. Surtout, reviens vite me voir !
— À bientôt, mon bichon, lança sa grand-mère, tu auras tout le temps de profiter de ta petite-fille lorsque nous aurons fait le tour.
Elles lui tournèrent le dos et se retrouvèrent à l’intérieur d’une autre branche où retentissaient des rires, des tintements de verre et des éclats de voix. Une dizaine de personnes dînaient toutes ensemble autour d’une table ensevelie sous les plats et boissons.
— Mira, te voilà ! Nous t’attendions ! déclarèrent-ils en cœur en l’apercevant.
Elle reconnut les grands-oncles et grands-tantes qu’elle avait connus et devina l’identité de ceux qui étaient morts bien avant sa naissance. En bout de table, en bons maîtres de maison, trônaient ses arrière-grands-parents. Ils l’invitèrent à se joindre à eux.
Intimidée, elle se contenta dans un premier temps d’écouter les histoires de chacun, avant que ceux-ci ne lui posent une multitude de questions et ne l’assaillent de remarques au sujet de sa biographie :
— Comment as-tu eu l’idée et la motivation d’écrire ça ? questionna son grand-oncle Paul. Ça a dû te demander tant de travail !
— Tu as fait une erreur dans les métiers que j’ai exercés, commenta sa grand-tante Andrée. J’ai été vendeuse puis pâtissière avant de reprendre le commerce familial. Et tu ne l’as pas mis, mais ma spécialité, c’était les pâtés aux prunes ! J’ai fait la renommée de la boulangerie-pâtisserie grâce à mon talent.
— Bientôt, elle en revendiquera la paternité ! plaisanta son époux.
— J’ai beaucoup aimé ton passage sur Achille, déclara son arrière-arrière-grand-mère et épouse d’Achille. Tu as enfin rétabli la vérité sur lui !
— Oh oui ! s’exclama la sœur de cette dernière. Il était un homme réputé, mais en tant que père et mari, il a été déplorable.
Les deux sœurs pouffèrent en se tournant vers le principal concerné.
Assis à côté d’elles les bras croisés sur la poitrine, Achille se renfrogna.
La grand-mère de Mira attendit qu’un semblant de calme soit revenu pour annoncer leur départ. Mira quitta la table en saluant et remerciant les convives pour leur accueil. Elle se plaça à côté de sa grand-mère et l’informa qu’elle était prête.
Elles rendirent ainsi visite à de nombreux proches, morts pour certains il y a plusieurs centaines d’années, partageant une tisane, discutant de la biographie, découvrant l’univers des uns et des autres.
Elle fut subjuguée par Madeleine, qui vivait entourée de toiles de peinture représentant des paysages verdoyants. Mira reconnut certains des tableaux et surtout un, qu’elle avait fait encadrer et accroché au-dessus de son bureau. Cette vue d’un bord d’étang entouré de bouleaux l’apaisait. Toutes les deux, elles parlèrent peinture, créativité, art. Elles se trouvèrent des passions communes pour les arbres, les promenades en forêt, et même l’écriture, passion qu’elle pensait avoir héritée uniquement de son grand-père. De son vivant, Madeleine avait régulièrement écrit des poésies en association à ses œuvres. Pourtant, Mira n’en avait jamais eu connaissance malgré les recherches approfondies sur sa famille. Et pour cause, les poèmes avaient été volés par un ami de la famille et publiés en son nom, ce qui lui avait offert une certaine notoriété. Mira regrettait de ne pas l’avoir su et de ne pas avoir pu redonner la parentalité de ses écrits à son ancêtre.
— Compte sur moi pour faire savoir que tu es la vraie autrice de ses textes, lui promit-elle.
— Oh, je doute que tu le puisses, déclara Madeleine, penaude.
— Allons-y, coupa sa grand-mère en décochant un regard noir à Madeleine.
— Ça a été un plaisir Madeleine ! conclut Mira, déçue de devoir interrompre une nouvelle fois une rencontre si agréable.
Elle rejoignit sa grand-mère qui l’amena dans un nouveau corridor végétal. Cette fois, aucun son, aucun tableau, aucun papier, aucun accueil… Personne. Dubitative, elle regarda sa grand-mère, qui ne souriait plus. Celle-ci avança plus au fond de la branche avant de se retourner et de déclarer :
— Cet endroit est le tien, tu peux y faire ce que tu veux, l’agencer comme tu le souhaites, déclara-t-elle. Je me suis juste permis de t’installer le fauteuil, je me suis dit que ça te ferait plaisir.
— Oh, merci, c’est vraiment un magnifique cadeau ! Mais… je ne sais pas comment j’ai fait pour arriver ici. Et si je n’arrivais jamais à revenir ?
— J’ai bien peur que tu ne comprennes pas Mira. Il n’est pas question de revenir, il est question de rester.
Devant la maison de Mira, des gyrophares illuminaient la nuit qui commençait à prendre fin. Sur son fauteuil, devant sa machine à écrire, son corps était froid, ses yeux fermés, son visage détendu. Sur la pile de sa biographie tout juste achevée, une feuille retournée, avec trois lettres en son centre : « FIN ».
C'est une très belle façon de conclure ce recueil sur le thème de la mort, de la famille et du deuil ! Les personnages ont beau ne pas être les mêmes (en tout cas, je sépare bien les trois nouvelles), il y a une sorte de clôture avec celle-ci, je trouve.
Petite remarque : "les branches du souvenir" sans le S à souvenir, non... ? Ou bien il y a une signification que j'ai zappée ?
En tout cas, merci à toi pour ce voyage tout en douceur, faits de belles images et de moments forts !
L'ordre des nouvelles a effectivement été pensé pour que celle-ci referme le recueil, une fin dans la fin.
Merci pour le "S" en trop de souvenir, il était passé à la trappe celui-là... Et pas seulement ici, aussi sur la soumission de manuscrit faite à des maisons d'édition. Cauchemar ! Pourtant je l'ai retiré sur le résumé. J'espère que cela ne me pénalisera pas.
Un grand merci pour ton commentaire, qui m'encourage à poursuivre mon projet d'édition :)
Accepter un décès est tellement difficile. Il y a toujours ce fond de colère, d'incompréhension, d'impuissance, de manque qui reste en nous. Que mes mots aient pu t'aider à accepter, ne serait-ce qu'un peu, tout cela, me touche profondément.
Pour répondre à ta question, j'aimerais effectivement publier ce recueil en version papier. J'hésitais, me disant que mes écrits n'étaient pas assez bien, assez beaux, mais peut-être qu'au fond, le plus important reste le message et le partage. Je vais faire en sorte que ce recueil existe en version papier !
La transition entre les mondes est très bien amenée, c'est une étape importante pour ce genre de textes.
On devine progressivement la fin, sans que ce soit trop évident. D'ailleurs, le vocabulaire de ces trois phrases est particulièrement bien choisi :
"Elle ne sentait plus aucune tension dans ses muscles. Elle ferma les yeux pour savourer cet état de total relâchement et de paix intérieure. Elle plongea dans un sommeil profond."
Je pense que je vais considérer ce recueil comme terminé, je n'ai pas d'autres nouvelles à mettre dedans, ou plutôt, pas du tout dans le même genre, même si je tourne toujours autour du même thème.
Merci d'avoir lu et commenté l'ensemble des textes !