L'empereur

Par Nascana

J’ai du mal à me lever de ce maudit fauteuil. Il aurait fallu quand j’en change bien avant, mais je l’ai toujours refusé. Hors de question de m’avouer vaincu face à un siège. Ce serait vraiment le comble pour quelqu’un comme moi.

Je ne suis pas n’importe qui. Je suis l’empereur Alastor premier du nom et je règne depuis… Fichu mémoire, j’ai oublié. Ça commence à me taper sur le système cette histoire. Je hais la vieillesse. Elle vous prive de tout : votre autonomie, vos souvenirs…

Heureusement pour moi, mon supplice prendra fin ce soir. Le message tant attendu m’est enfin parvenu. Ils en ont trouvé une. Après avoir sillonné l’empire depuis trente ans, et testé presque toute ma population, ils ont mis la main sur un trésor.

J’ai eu la bonne idée de choisir de prendre du repos dans le jardin. Je voulais profiter de l’air encore doux en cette saison. Seulement, j’ai oublié la localisation de l’écrin de verdure. Il me faudra affronter les escaliers pour regagner ma chambre. Dire que j’aimais tant me promener près de l’eau, j’adore le son qu’elle produit, c’est apaisant. Malheureusement, je ne parviens même plus à m’y rendre.

Je me saisis de ma canne et prends sur moi pour me lever. Il ne faut pas que je tombe par terre. Ça m’est arrivé une fois. Toutes les servantes ont paniqué, on se serait cru dans un poulailler, tant elles faisaient de bruit.

Bientôt, tout ceci ne sera plus qu’un lointain souvenir. Je me hisse sur mes pieds en forçant sur mes bras. Ce n’est pas simple, mais j’y parviens enfin. Je me mets en route. Mes foulées sont réduites et je ne progresse qu’à petits pas. À croire qu’il va me falloir des heures pour regagner mes appartements. Je suis frustré de tout ce temps perdu. Heureusement que l’empire est solide, et ma réputation plus à faire, sinon j’aurais sûrement eu des problèmes avec mes ennemis.

Tout sera réglé ce soir.

J’attends. Je lutte pour ne pas montrer à quel point, je suis excité. Non, je me contente de garder un visage de marbre comme à mon habitude. La force de la maturité…

Alors que je commençais à désespérer, et surtout à m’endormir. Joros, mon homme de confiance se présente à moi. Il m’est totalement dévoué parce qu’il me doit tout. Je l’ai récupéré gamin, le sauvant d’une mort certaine. Ses primitifs qui se disaient son peuple voulait le sacrifier, afin d’obtenir la prospérité. Tout ça, pour une histoire de couleur de peau. Un ramassis de bêtise qui m’a fait gagner un loyal serviteur. C’était, il y a… Au moins vingt ans. Le temps passe si vite.

Il s’agenouille devant moi, comme tous les autres.

– Monseigneur, je vous ai ramené la personne que vous cherchiez.

Il pousse devant moi, une petite silhouette encapuchonnée. Une enfant… C’est encore mieux que ce que j’aurais cru. Je me sens revivre.

– Merci, Joros. Tu as fait du bon travail. Tu peux aller te détendre, mais reste à proximité. Je te ferais appeler quand tout sera en ordre.

Son regard se fait plus soucieux. Je sais qu’il aimerait rester là, mais pour le moment le mieux qu’il puisse faire, c’est se reposer.

D’un geste de la main, je leur fais signe de partir. Il me fixe, mais mon hochement de tête le rassure. Il est toujours si prévenant avec moi. Je dois sûrement lui sembler trop dur. Cet instant, il l’attendait autant que moi. Il sera le premier à voir le résultat.

Tout le monde quitte les lieux, m’abandonnant avec la gamine. Elle est mal à l’aise et danse d’un pied sur l’autre. Pour peu, je pourrais me laisser attendrir. Mais j’ai trop à perdre.

– Approche.

Je lui tends la main, assis sur mon lit. Elle fait un pas hésitant.

– Sais-tu qui je suis ?

– Vous êtes l’empereur.

Je souris. C’est la vérité.

– Sais-tu pourquoi tu es là, aujourd’hui ?

Elle secoue la tête.

– Disons que j’ai besoin d’aide. Est-ce que tu acceptes de me rendre service ?

Je prends ses doigts entre les miens.

– Moi ?

– Oui. Toi !

– Mais je suis petite et…

Je lui souris.

– Tu es la personne de la situation. As-tu une famille ?

Elle hoche la tête.

– Oui, il y a granma et mon frère et ma sœur.

– Est-ce qu’il manque de quelque chose ?

– Oui, grand frère voulait concourir, pour le titre de maître-artisan, mais il ne peut pas payer la taxe, et grande sœur ne va plus à l’école pour aider, en travaillant.

C’est parfait. Ils ont toujours des histoires émouvantes et des problèmes qui ne sont que des futilités pour moi.

– Si tu m’aides, je pourrais faire de même pour toute ta famille. Tu veux bien ?

Elle accepte avec empressement.

– Ferme juste les yeux et ne pense à rien.

Docile, elle se laisse faire.

Je pose mon front contre le sien. Au début, il n’y a rien. Brusquement, je me sens entraîné dans un autre monde.

 

***

 

Il fait chaud et partout, résonne le chant des oiseaux, alors qu’ils voletaient de branches en banches d’un air ravie. Je suis dans la forêt et devant moi, un sentier s’enfonce entre les arbres. C’est un lieu plaisant. Je me suis bien, apaisé. Un tel esprit fait plaisir à visiter. J’en ai rencontré où l’on se sent poisseux rien qu’en en sortant. Vraiment une expérience désagréable.

Je me mets en route. Le temps tourne. Ma canne est là, soutien indéfectible, auquel je me raccroche.

Au fil de mes pas, je vois le vent me rapporter des dessins. Curieux, je finis par m’arrêter pour en saisir un. La surprise me fait vaciller. Sur le papier, c’est l’image de Varane. Les larmes me montent aux yeux alors que je repense à elle.

Notre rencontre était des plus inattendues. Elle, bébé abandonnée, sur le bord de la route et moi empereur qui visitait ses terres. Je crois pouvoir dire, sans me vanter, que je l’ai entendu le premier. Rapidement, ses cris ne me sont plus sortis de la tête. Il fallait que je le trouve.

Je la revois encore hurlant de faim et de peur. Je l’ai pris dans mes bras. Nous ne nous sommes plus jamais quittés. Enfin si… Cette population stupide s’est attaquée à elle alors qu’elle n’était là que pour une visite de courtoisie. Je sais les larmes coulaient, sur mes joues ridées. Elle était ma fille. J’avais tant d’amour pour elle. Ils ont osé me la prendre…

Mon poing se serre sous le coup de la rage. Il ne faut plus que je regarde ses croquis. Ce ne sont que de mauvais souvenirs qui appartiennent au passé. Je me dois d’aller de l’avant.

Je reprends ma marche. Elle sera sûrement longue.

Tout le long du chemin, les dessins pleuvent. Je fais mon possible pour les ignorer.

L’un d’entre eux vient se coller à ma jambe. Sans savoir pourquoi je tends la main vers lui. Ce mystérieux oracle y est représenté.

 

***

 

Quel charlatan, celui-là, aussi. Il n’avait rien d’intéressant à raconter. Je me rappelle encore la conversation. Lui, son petit sourire en coin et ses mots qui n’avaient pas de sens.

– Ton règne prendra fin plus vite que tu ne le crois. Bientôt, tu ne trouveras plus personne de compatible pour se livrer à tes sales pratiques. C’est les gênes, cher empereur. Les tiens restent les mêmes alors que ta population évolue.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Je te l’ai dit : ton règne touche à sa fin.

Tout mon corps s’était raidi sous le poids de ses mots.

– Comment puis-je lutter contre ce problème ?

Déjà à l’époque je savais qu’il avait cerné un point important.

– La seule solution qui existe ne te plaira pas…

– Laquelle est-ce ?

Je m’étais presque jeté sur lui, afin de tirer cette affaire au clair.

– Commence par te trouver une femme pour engendrer des descendants.

Face à ce ton moqueur, mon bras s’était tendu pour le frapper encore et encore. Je ne voulais plus permettre à qui que ce soit de me juger. Mon seul enfant était Varane, et je n’en aurais pas d’autres qu’elle.

 

***

 

Je reviens au présent, et déchire le papier. Il n’est plus temps de penser à mes ennemis. Ils ont disparu depuis tant d’années. Moi, je suis toujours là. Je leur ai survécu et je continuerai de le faire aussi longtemps qu’il le faudra.

Serrant ma canne, j’avance sur le chemin. Plus je progresse, plus je sens mon corps revivre comme débarrassait des chaînes qui l’entravaient. Un sourire se dessine sur mon visage. Je suis sur la bonne voie.

Après une longue route, je l’aperçois enfin. Elle est assise devant un lac. Son crayon trace des croquis sur les feuilles d’un livre. Brusquement, je la vois jeter l’une de ses réalisations sur le côté et le vent me l’amener. Mes mains tremblent face à ce visage que j’avais oublié : Bran. Pour peu, les larmes couleraient sur mes joues. J’ai honte d’avouer que je ne savais même plus à quoi il ressemblait. Comment peut-on en arriver là ? Est-ce le signe que j’ai vécu trop longtemps ?

Je m’approche de la petite fille. Elle ne bouge pas, mais continue sa tache comme absorbée par ce qu’elle fait.

Certains s’enfuient quand ils me sentent trop proche. Sûrement parce qu’ils savent que la fin les rattrape.

– Je me dépêche, mais ça ne va pas vous plaire.

J’avoue que j’ai un peu de mal à me représenter ce qu’elle fait.

– Qu’est-ce que…

– Je vous aide. Je n’avais pas compris jusque-là ce que vous attendiez de moi. Maintenant, je sais quoi faire. Je sais que vous êtes l’empereur. Avant, il y avait plein de guerres et vous y avez participé. Depuis que notre pays est sous votre contrôle, on a tous de quoi manger. Alors je l’ai promis, je vous aiderai.

Ce discours, c’était si étrange…

– Avant nous étions sous domination des Etios. Ils étaient méchants avec nous, mais l’empereur est venu nous sauver. C’est pour ça que je ferais mon possible pour vous. Je dois juste finir ce dessin.

J’hésite. Si je la touche, tout sera terminé. Seulement, j’ai envie d’en savoir plus.

– C’est bon.

Ma main s’empare du croquis avide.

Je le regarde sans comprendre. J’y vois Joros allonger dans les draps. Il semble dormir paisiblement. Alors pourquoi mon cœur se serre-t-il ? Est-ce à cause de ce bras qui l’enlace ?

Trop concentré sur l’image, j’oublie le reste. La petite fille pose sa main au creux de mon coude.

– Ce n’était pas votre faute. Je le sais. J’ai vu vos souvenirs.

Alors que des pétales de fleurs se mettent à voler autour de nous, je la regarde disparaître. Elle me sourit. Pourquoi est-ce que j’ai envie de pleurer ?

 

***

 

Retour brutal à la réalité…

Je manque de tomber, mais je me retiens. Le corps la petite fille, lui, chute lourdement sur le sol. L’espace d’un instant, je la regarde sans la voir. Ce n’est plus une enfant qui gît là, c’est une vieille femme. Nul besoin de me regarder pour savoir que je ne suis plus le même. Il me suffit de sentir mon corps plein d’énergie pour en prendre conscience.

Cependant, un coup d’œil sur mes mains m’apprend que toutes les taches brunes ont disparu. Ma peau est lisse. Mes doigts sont droits.

Je récupère un miroir dans le tiroir de ma table de chevet. Lorsque mon regard croise mon reflet, j’ai la satisfaction de voir que mon visage a rajeuni. Mes cheveux ont retrouvé leur blondeur d’antan. Je n’ai pas changé autant que je l’aurais voulu. Normal, j’étais déjà pas mal âgé, et elle n’avait sûrement pas une grande espérance de vie.

Disons que je dois avoir plus de la trentaine. C’est beau. Cela aurait pu être pire.

J’abandonne mes vêtements, et j’en profite pour en passer d’autres, plus à mon goût. Du bleu roi, c’est la couleur qu’il me faut. Ça se marie parfaitement avec la teinte de mes cheveux.

En me retournant, je vois le corps immobile. Il vaudrait mieux que je m’en occupe. Elle n’a pas mérité de rester là.

Je sonne les serviteurs, et leur ordonne d’emmener les restes de cette enfant afin qu’un bel enterrement lui soit donné. C’est le moins que je puisse faire.

Je fais ensuite appeler Joros. J’ai besoin de lui parler. Mon esprit se fait plus vif, il y a des tas de choses que je dois faire. Je dois prévoir…

Mes pensées reviennent à Joros. Je repense au dessin. Qu’est-ce qu’elle voulait dire ?

Sans savoir pourquoi je me rends sur mon balcon. Au loin, j’aperçois la ville. C’est comme si mon regard tenter de deviner si les choses avaient changé à ce point, depuis… Depuis combien de temps n’ai-je pas quitté mon palais ? Si mes ennemis m’ont cru incapable de gérer, il est possible qu’ils s’en soient pris à mes terres et à mon peuple. Heureusement que ma réputation me précède.

Mes mains crispaient sur la balustrade, je serre les doigts. J’ai l’impression d’avoir nagé dans le brouillard pendant un moment, et de ne refaire surface que maintenant.

– Monseigneur ? Excusez-moi…

Je me retourne vivement. Je n’ai pourtant pas senti de présence hostile.

Je me rassure en voyant une silhouette à la peau d’ébène. Un sourire tendre se dessine sur mes lèvres. Je ne peux m’empêcher de contempler son visage, ses cheveux habilement tressés. Il est plus grand que moi. Tout le monde l’est ou presque, à présent. Ce n’est pas un souci. Seulement, j’ai l’air minuscule à son côté. Il est si large d’épaules qu’on me prendrait pour un enfant, face à lui. J’ai toujours été d’une faible constitution.

L’espace d’un instant, je crois entendre mon père me souffler à l’oreille qu’il ne sait pas ce qu’on fera de moi. Mes poings se serrent. Désagréable expérience qui ne m’était plus arrivée depuis… longtemps.

– Je… Pardonnez-moi. Je cherche l’empereur.

Brusquement, je prends conscience du désarroi de Joros. Forcement, il ne me reconnaît pas. Les serviteurs ne se sont pas posé de questions parce que l’ordre venait de ma chambre.

– C’est moi, Joros. Je suis Alastor.

Après un vague moment de flottement, il se jette à mes pieds.

– Veuillez m’excuser, Monseigneur. Je suis impardonnable. Je mérite d’être châtié.

– Relève-toi. J’ai plus important à faire que de te punir pour une chose aussi ridicule. Je tiens à savoir quel est l’état actuel de chacune des provinces de l’empire. Je veux faire un voyage de manière secrète et rencontrer chacun des gouverneurs. J’ai besoin de toi pour m’accompagner.

– Sur ma vie, je serai à vos côtés.

– Je dois lire les rapports pour me rendre compte des derniers événements dans l’empire. Qu’en est-il des frontières ?

– Des mouvements, mais aucune attaque n’a été recensé.

Parfait, ils me craignent toujours autant. Joros attire mon attention.

– Dois-je faire préparer les rapports pour ce soir, ou pour demain matin ?

C’est vrai qu’il fait déjà nuit.

– Demain sera suffisant.

– Bien, Monseigneur.

Alors que Joros s’incline, je le retiens. Je ne sais pourquoi je pose cette question. Sûrement parce que j’ai encore en tête le dessin. Je repense à ce bras qui l’enlace.

– Fréquentes-tu quelqu’un en ce moment ?

Il baisse les yeux. Visiblement, il est mal à l’aise.

– Non. Mais j’ignore ce que l’on vous a dit… Si mon comportement vous paraît déplacé alors je vous prie de m’offrir une seconde chance. Je ne recommencerai plus.

Mais qu’est-ce qu’il me raconte ?

Je fronce les sourcils. Il comprend mal, et je le sens fébrile.

– Par pitié, Monseigneur. Pardonnez-moi.

Il panique. J’ai oublié que je garde un visage sévère en toutes circonstances. J’ai dû me conditionner pour.

– Je ne vais pas t’excuser d’avoir eu une relation avec quelqu’un.

À son âge, je me doute bien qu’il en a eu. Moi-même, c’était le cas. Je repense à ce visage qui m’est apparu, il y a peu. Après plus rien n’a été pareil. Je n’ai jamais laissé les gens vraiment s’approcher de moi.

Encore une fois, il prend ma phrase pour une critique.

– Très bien, alors punissez-moi, mais épargnez-le. Je vous en prie.

J’écarquille les yeux. Ai-je bien entendu ? « Le » ?

– Le ? Qui est ce « le » ?

– Tout était de ma faute. C’est moi qui…

Et le voilà reparti.

– Je ne vais pas te punir ou punir qui que ce soit. Dis-moi juste, est-ce que tu l’aimes ?

Il secoue la tête, et s’agenouille.

– C’était plus un moment d’égarement.

Je ne comprends pas s’il me répond ainsi parce qu’il craint mon jugement ou parce qu’il n’y a plus rien entre lui et cet homme mystérieux. J’aimerai tant que ce soit la deuxième raison.

– Pourquoi crois-tu que je vais te faire du mal à cause d’une relation ?

– Parce que ce n’est pas des relations saines. Sinon ça ne serait pas interdit pour mon peuple.

– Mais tu es dans l’empire, à présent. Les vieilles superstitions n’ont plus cours.

– La province de Vosto interdit ces relations. Alors c’est que…

J’en reste glacé d’effroi. À croire que j’ai passé trop de temps dans le flou. Il ne faut surtout pas que cela se reproduise.

– Pardon ? Je veux rencontrer le gouverneur de Vosto au plus vite. Il est temps que je remette certaines choses au clair.

Joros me fixe sans comprendre. Je repense à ce bras pâle qui enlace son corps musclé. Je saisis à présent mon énervement. Les mots que la petite fille a utilisés, me reviennent en mémoire et si c’était le moment de changer les choses, de faire un pas.

Le pas, je le fais en m’approchant. Il baisse la tête. Avec douceur, je passe les doigts sur son menton pour le regarder dans les yeux.

– Pourquoi te punirais-je ? Au fond je ne suis pas différent de toi.

– Monseigneur ?

– Je ne te punirais jamais pour ça et personne ne devrait être puni pour ça. Va maintenant, nous nous reverrons demain à la première heure.

À regret, je le laisse partir. Il y a plus important à faire.

Je devrais dormir, mais je préfère me plonger dans le travail. Il faut que je me rafraîchisse la mémoire. Les affres de la vieillesse ne m’ont pas été bénéfiques. J’ai oublié un tas de choses. Il ne faut pas que je me laisse aller à retomber dans cet état. Je deviens vulnérable. Et si je le suis, c’est tout l’empire qui l’est.

Je déplie ma carte. J’ai réussi à englober de nouvelles provinces sur la zone des marches. Je ne m’arrêterais pas. Tant que je ne serais pas le seul seigneur du continent, je continuerais.

Tout pris par mon étude, je ne me sens pas basculer dans le sommeil.

 

***

 

– Vous m’avez fait demander, père ?

Je m’incline, comme j’ai l’habitude de le faire. L’homme m’attend, installé sur le trône en acajou, auquel il a rajouté des dorures. Faute de pouvoir se faire connaître par ses bonnes actions, il le fait en dépensant de l’argent. À son côté patientent sagement des gardes. Je sais parfaitement que s’il le désire, je ne sortirai pas vivant de la pièce. En voyant son sourire satisfait, je sais aussi qu’il me prépare un mauvais coup.

– J’ai besoin de ton avis.

Je hoche la tête. Je sens bien qu’il va tenter de me déstabiliser. Il me déteste. Il ne voudrait pas écouter l’une de mes remarques même si sa vie en dépendait.

– Quelle est la punition pour les serviteurs déloyaux ?

– La mort.

Je n’approuve pas, mais je lui donne la réponse qu’il veut entendre.

– Très bien. J’ai donc pris la liberté de faire châtier l’un de nos ennemis.

Il fait signe à l’un des gardes patientant à son côté, celui-ci jette le contenu du sac qu’il tient depuis mon entrée. Une tête tranchée roule sur le sol, pour venir s’échouer à mes pieds. Bran me regarde de ses yeux vides.

Pendant l’espace d’un instant, je ne bouge pas. Je retiens mon souffle. Mon cœur bat à tout rompre. Je n’ai qu’une envie hurler, pleurer toutes les larmes de mon corps. Je lui avais pourtant dit qu’il risquait gros à rester à mes côtés. Mais lui, toujours si insouciant, si confiant en l’avenir croyait pouvoir renverser la balance.

C’est de ma faute. S’il n’avait pas été si proche de moi, le malheur ne l’aurait pas frappé. S’il n’avait pas été aussi amoureux, il serait encore en vie.

Une voix derrière moi me sort de ma torpeur.

– Étrange, j’aurais pensé qu’il se mettrait à pleurer…

Mon frère, futur seigneur de ce lieu, qui me déteste au moins autant que mon géniteur.

– Pourquoi donc ? Ce n’est qu’un serviteur comme il y en a tant d’autres. Je le remplacerais.

Mon cœur saigne à ces paroles, mais Bran aurait compris. Lui mieux que personne, d’ailleurs.

– Alastor… Que vas-tu devenir ? soupire mon père. Tu es si faible et la mort étend ses doigts sur toi. Que feras-tu quand elle viendra te chercher ?

Il rit. Un jour, je serai plus fort. Il aura conscience qu’il a eu tort de s’en prendre à moi.

– Puis-je me retirer ?

– Oui. Mais emmène tes déchets avec toi, il souille ma vue.

Nouveau rire, nouvelle humiliation. Je ramasse la tête de Bran et quitte les lieux. Je pleure seulement personne ne peut le voir. Je pleure à l’intérieur.

Je n’aimerai plus jamais personne. Comme ça, il n’y aura plus de risque inconsidéré.

 

***

 

Je m’éveille en sursaut. Mes yeux sont baignés de larmes. J’ai toujours tenu parole. Je ne me suis plus jamais lié intimement avec qui que ce soit. Personne n’a plus eu à souffrir à cause de moi.

J’étouffe dans cette chambre. Je préfère rejoindre le balcon. Le soleil se lève. Mon regard ne le quitte pas admiratif. Encore un jour… Je suis en vie.

Je réponds à votre question, père. Je suis devenu empereur. J’étendrais mon influence sur tout le continent. Je libérerai les gens de la barbarie et je créerais un endroit où il fera bon vivre, pour tous.

C’est pour ça que je ne peux pas mourir. J’ai encore tant à faire. J’espère que d’autres auront la gentillesse de me prêter leurs forces. Quant à mes ennemis, je les anéantirai comme je l’ai fait pour vous, père. Pour Bran et pour tous les autres…

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Yvaine
Posté le 01/09/2020
Hello !
Cette histoire est bien tissée, on voit que tu y as réfléchi. Le comportement d'Alastor est expliqué (et non justifié, la différence est importante) par des événements passés, ce qui contribue à construire un personnage tout en nuances. Que dire de plus ? L'amour est beau, les relations aussi, et la culpabilité teintée de justice d'Alastor est magnifique. Comme tu le dis toi-même, ce personnage n'est ni noir ni blanc, et c'est pour ça qu'il résonne si bien !
J'espère que la famille de la petite fille aura ce que l'empereur a promis, même s'ils ne récupéreront jamais leur soeur et petite-fille. C'est mieux que rien.

Une petite remarque : "Joros, mon homme de confiance se présente à moi. Il m’est totalement dévoué parce qu’il me doit tout. Je l’ai récupéré gamin, le sauvant d’une mort certaine. Ses primitifs qui se disaient son peuple voulait le sacrifier, afin d’obtenir la prospérité." -> soit ce passage n'est pas à sa place compte tenu de la première personne, soit l'empereur est très égocentrique. Ce "il me doit tout" me heurte : l'empereur a été élevé dans l'idée qu'il ne méritait rien, tu le montres, et pourtant il est parvenu à se sentir supérieur aux autres. C'est sûrement très logique, mais personnellement, je trouve ça étrange !

Merci pour ce texte captivant ❤
Nascana
Posté le 01/09/2020
Coucou,

Merci beaucoup pour ton commentaire. Alastor est vraiment un personnage complexe que je prendrais plaisir à manier encore.

Oui, il dédommagera la famille de la petite-fille. Ce n'était pas des paroles en l'air.

Après c'est plus dans le sens d'une froide constatation : Joros n'osera rien faire contre lui parce qu'il le voit comme son sauveur. A certains moments, cela lui pèse. Il voudrait que Joros se comporte normalement. Mais il sait aussi qu'il est de ce fait un homme incorruptible.

Après il ne veut pas de mal à Joros, au contraire, même ^^.

Merci pour ta lecture.
Yvaine
Posté le 05/09/2020
Concernant la famille de la fillette, que j'ai posé la question n'est pas anodin. A ce moment de la lecture, on ne connaît pas encore très bien la personnalité d'Alastor et on ne sait pas s'il ment ou non. Ajouter une petite précision à ce sujet permettrait de découvrir un peu plus ton personnage, et de clarifier l'idée dans la tête du lecteur :)
A propos de Joros, ça a l'air clair et presque "normal". A mon avis, ce que tu expliques dans ta réponse rendrait peut-être mieux dans le texte que la phrase originelle, qui m'a surprise !
Bonne journée à toi.
Nascana
Posté le 05/09/2020
C'est vrai que pour le lecteur ça peut être confus. Merci ça m'aidera pour améliorer le texte.
Xendor
Posté le 01/06/2020
Bigre, c'est une sombre histoire Nasca :/ Beaucoup de souffrances et de malheurs. Comme quoi, même un roi à peu près juste ne peut empêcher son pays de ne pas se corrompre ne serait-ce qu'un peu.
Nascana
Posté le 02/06/2020
Coucou,

Après, il essaie d'être juste. Seulement, il ne faut pas oublié qu'il impose sa culture, en jugeant que les pratiques des autres sont barbares.

Il n'est ni noir, ni blanc. C'est pour ça que je l'aime beaucoup.
Alice_Lath
Posté le 28/05/2020
Eh ben, c'est une sacrée histoire, purée, c'est fou tout ce que tu as réussi à exprimer à partir d'une simple carte, cet univers que tu développes, ce réseau de moral immorale et tout ça. C'est incroyable et même fascinant. Personnellement, j'ai été happée par la personnalité grise d'Alastor, à la fois bon et horrible et qui, du coup, présente une face vraiment complexe au lecteur. Non, franchement, très bon moment de lecture, merci beaucoup!
Nascana
Posté le 28/05/2020
Merci pour ton passage. C'est justement pour ça que j'hésite à en faire un truc plus grand.

Je suis contente qu'Alastor soit plus qu'un méchant ou un gentil. Il reste choqué par ce qu'il a vécu, il a voulu devenir plus fort pour lutter contre ça et aider d'autres gens.

Au début, il prenait la vie des gens condamnés à mort mais comme il ne trouve plus personne de compatible, il a dû revoir sa copie.
Zig
Posté le 28/05/2020
C'était dense ! (pas au mauvais sens du terme, hein, juste que c'était un gros texte avec beaucoup de choses !)

J'ai parfois été un peu perdue dans les allers-retours temporels, mais je suis un peu fatiguée, ça doit jouer !

C'est fluide, les dialogues sont très naturels et s’enchaînent bien ! Ca se lit tranquillement. Bon j'ai un peu plus décroché à l'histoire d'amour, mais ça ce sont des goûts très personnels, pour le coup !
Et j'ai beaucoup aimé l'idée de l'Empereur qui rajeunit ! Comme je suis en plein dans la relecture de Naruto, j'ai pensé à Orochimaru **
Nascana
Posté le 28/05/2020
Oui, j'avais peur de franchir la limite pour la nouvelle en en rajoutant plus.

J'aime bien les histoires d'amour ^^.

Il veut absolument aller jusqu'au bout de son objectif. Il est déterminé.
_HP_
Posté le 22/05/2020
Coucou !

C'est une super histoire que tu nous partages là ! C'est très touchant, et ça fait réfléchir !
Il y a un côté assez poétique, plutôt doux. Bravo !
Nascana
Posté le 28/05/2020
Merci beaucoup. Je suis contente que la lecture t'est plu.
Cocochoup
Posté le 22/05/2020
C'est une très belle histoire que tu nous racontes. Comment des vies se sacrifiés pour une cause plus grande. Une injustice pour réparer une autre injustice.
Un très joli conte que tu nous racontes !
Nascana
Posté le 28/05/2020
Merci beaucoup. Après tous n'étaient pas d'accord pour donner leur vie. Mais c'est vrai qu'il veut faire de son mieux pour son peuple.
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