L’Éditeur

L'assistante de direction passe une tête inquisitrice par la porte du bureau de son patron. Elle ne cherche même plus à se faire discrète. Ni à cacher son air désapprobateur quand elle constate que le directeur est – une fois de plus – scotché à son téléphone. Comble de tout, il n'a pas quitté sa tenue de sport depuis qu'il est revenu de sa séance de musculation, et il a posé ses gros mollets poilus sur son bureau. La grande classe.

Bien sûr, il est en train de passer un appel personnel sur son portable. Pas étonnant qu'il ne réponde jamais sur son poste professionnel. C'est toujours la même histoire : alors qu’on a souvent besoin de lui, le directeur passe son temps à programmer des parties de golf, à raconter ses exploits de la veille au tennis, à réserver des…

«  Je suis à vous », fait-il en raccrochant plus rapidement que prévu.

Et toi à moi, songe le directeur en plongeant furtivement le regard dans le décolleté de son assistante. Elle n’est plus toute jeune, mais elle tellement refaite qu’on ne sait plus exactement combien de tours elle a au compteur. Lui le sait, évidemment, puisqu'il a accès aux dossiers de ses employé(e)s ; néanmoins il préfère garder cette précieuse information pour lui. Les clients mâles qu'il reçoit posent souvent des question sur « l'âge de la secrétaire ». C'est même devenu une conversation rituelle au restaurant, après quelques verres de cognac, et la deuxième raison pour laquelle il la garde encore à son service (la première étant qu'il n'a toujours pas réussi à coucher avec elle.)

« Désolée de vous déranger, monsieur Clark. La femme qui n’arrête pas d’appeler depuis ce matin… vous savez, la bizarre ?

– Euh… oui, Dan m’en a parlé. Et alors ?

– Elle a insisté, insisté, insisté, on a essayé de la dissuader mais je crois qu’elle est complètement cinglée et que…

– Bref ! s’impatiente le directeur. Venez-en aux faits !

– Elle est ici.

– Ici ? Vous voulez dire : dans nos locaux ?

– Oui. Ici !

– Qui l’a laissée entrer, nom de Dieu ?

– Personne. Elle est entrée, c’est tout.

– C’est tout ? Eh bien, foutez-la dehors !!

– Figurez-vous qu'on a essayé, monsieur Clark.

– Et ?? »

La secrétaire guindée prend tout son temps pour répondre. Son chef la soupçonne parfois de prendre un malin plaisir à jouer avec ses nerfs.

« … et elle a frappé Dan. »

Le directeur des Éditions du Miroir la regarde sans comprendre. On frappe des mains, on frappe à la porte, on frappe un tambour ; on ne frappe pas un homme. Que veut-elle dire par-là ?

Soudain, des cris proviennent du rez-de-chaussée, et dans le même temps quelqu’un monte en courant les antiques escaliers en bois. La secrétaire se penche en arrière sans lâcher la porte, craignant visiblement que son tire-au-flanc de patron n’en profite pour s’enfermer dans son bureau.

« La voilà qui arrive ! annonce-t-elle avec une note triomphale dans la voix. Je vous l’avais dit, monsieur Clark : elle est folle !

– C'est quoi ce cirque ?? Fermez la porte, nom de… ! »

Trop tard. Une jeune femme déboule sur le seuil sans le moindre égard pour la secrétaire qui doit reculer précipitamment pour ne pas se faire bousculer.

Terriblement sexy, tout en chevelure brune, la visiteuse impromptue affiche une détermination aussi remarquable que ses formes… conquérantes mises en valeur par un sous-pull rouge moulant. Une folle, certes, mais quelle folle !

« C’est vous l'éditeur ? » demande la femme toute essoufflée. Elle examine Clark de la tête aux pieds, apparemment surprise de trouver un homme en polo et en short dans un bureau aussi luxueux.

« Euh… Mais qui êtes-vous, à la fin ??

– Une lectrice. J’ai appelé ce matin. J’ai besoin d’informations sur… »

Le directeur balaie une mouche invisible de la main. Il déteste par-dessus tout être dérangé dans son petit royaume. On n'entre pas dans son bureau comme dans un moulin.

« Désolé. Mon collègue vous a déjà expliqué au téléphone qu’il nous était impossible de…

– Je sais ! MAIS JE NE PARTIRAI PAS D’ICI TANT QUE JE N’AURAI PAS CE QUE JE VEUX !! » se met à hurler la femme.

Soufflé par cette explosion verbale, Clark quémande du regard le soutien de son assistante qui se tient à l’écart, les bras croisés dans une attitude sans équivoque. Débrouillez-vous, semble clamer sa bouche serrée en cul-de-poule. Ça fait une heure que vous nous laissez nous démener au rez-de-chaussée avec cette femme, au téléphone d’abord, puis en chair et en os, pendant que vous passez des coups de fils à votre femme, à vos copains de beuverie ou à votre maîtresse.

Clark a compris le message. Il est temps qu’il assume son rôle de leader. Mais comment ? Il ne s’est jamais retrouvé dans une telle situation. Personne de sa connaissance non plus, d’ailleurs.

Il n’a aucune idée de la façon dont il va se débarrasser de la furie. Passe encore sur le fait qu'elle ait déboulé dans son bureau sans y être invitée : son physique avantageux est un sésame qui en vaut bien un autre. Mais lui gueuler dessus comme ça ? Quel manque de savoir-vivre !

Et surtout, elle a frappé Dan !! Un truc incroyable, mais qu’il veut bien croire maintenant qu'il peut voir le feu brûler dans les yeux de la jeune femme plantée devant lui. Une folle, oui. Complètement cinglée. Mais vraiment séduisante, il n'y a pas à redire.

Il va essayer de l’amadouer. Après tout, il travaille quotidiennement avec des requins de l’édition, des auteurs caractériels, des agents retors et d’autres bizarroïdes de tous poils. Son titre de Directeur prouve qu'il ne s’en est pas trop mal sorti, jusqu’à maintenant. Et on le dit tombeur de femmes… S’il pouvait faire d’une pierre deux coups… Deux coups ! Ah ah ah ! Il note le jeu de mots involontaire dans un coin de sa tête afin de le ressortir plus tard sur un terrain de golf.

D’un signe discret mais qu’il veut autoritaire, il intime à son assistante de sortir du bureau. Il ne veut pas que ses subalternes le voient en tête-à-tête avec une femme qu’il cherche à fléchir. Ou séduire. Sa technique doit rester secrète. La secrétaire regarde tour à tour son patron et la visiteuse, puis elle renifle bruyamment avant de quitter les lieux.

*

Ils sont maintenant seuls, lui et la folle en cheveux.

« Vous, vous êtes du genre têtue, lance-t-il d’un air faussement complice. Mais moi aussi, et j’ai tout mon temps. Surtout, je suis dans MON bureau. Vous voulez un verre ? »

Du pied, il fait glisser la porte coulissante du mini-bar qui jouxte son fauteuil, révélant des flacons d'alcool sagement alignés sur leur tablette d'acajou, juste en dessous d’une série de verres en cristal. Il remarque avec agacement qu'il n'y a presque plus de bourbon ni de vodka : son assistante a encore oublié de vérifier l'état du bar ! En attendant, une téquila devrait convenir à cette Latina qui se sentira ainsi comme chez elle.

La femme ne répond pas. Elle se tient debout devant l'immense bureau en bois de noyer, les mains sur les hanches, le regard indéchiffrable. Bon, elle n’a pas l’air de mordre à l’hameçon. Clark se laisse glisser nonchalamment sur son siège en cuir tout en croisant ses doigts derrière sa nuque, faisant ainsi ressortir les muscles noueux de ses avant-bras de tennisman. Sa position favorite pour montrer à ses interlocuteurs que c’est lui qui mène la barque. Non mais !

Nouvel échec. La femme sourit sans chaleur.

Sa manière de le regarder comme s’il n’existait pas rappelle quelqu’un au directeur. Ou quelque chose. Il est sur le point d'utiliser une autre tactique de son arsenal, la "menace bienveillante", quand la femme rompt enfin le silence.

« Puisque vous n’avez vraiment pas l’air de comprendre, je vais être plus explicite… »  gronde-t-elle en contournant lentement le bureau.

Elle a toujours ce sourire de carnassier qu’il ne parvient pas à identifier. Soudain, elle sort de son affreux sac à franges un couteau large et brillant, du genre à décapiter des poulets en série. Le directeur ne bronche pas. Où veut-elle en venir ? Un couteau ? Serait-elle cuisinière ? Jongleuse ? La visiteuse s’assoit alors sur le bureau sans se soucier de la paperasse et des magazines de sport éparpillés un peu partout. Elle se penche vers l'homme qui n’a d’yeux que pour ses jambes lisses et musclées.

« Gros tas de boue… si tu ne réponds pas à ma question, je te saigne comme un porc ! lui susurre-t-elle à l’oreille en approchant la lame de son visage.

– Vous voulez rire ? Vous ne pouvez pas faire une chose pareille !

– Ah non ? Tu veux parier ? »

Clark écarquille les yeux. Une Prédatrice !

Non, non… Trop passionnée, trop humaine. Elle n’est pas plus chasseuse que lui. Les fous sont-ils capables de … tuer quelqu’un? Il n’en a jamais entendu parler. Toutefois, il sait qu'il y a des personnes assez déjantées pour toucher les autres dans des moments de colère… et on dit généralement qu'elles font des proies toutes désignées pour les Prédateurs, qui remplissent alors leur rôle de sélecteurs naturels. La Police s’intéresse à eux de très près à ces pervers. Les flics, bien sûr ! Pourquoi n’y a-t-il pas pensé avant ?

« Nous allons faire venir la Police, coasse-t-il comme s’il frappait un service gagnant.

– Pour quoi faire ? As-tu vu une scène de crime à nettoyer dans le coin ? Et comment comptes-tu les prévenir ? Aux dernières nouvelles, ils n’ont pas leur numéro de téléphone dans l’annuaire. »

Elle a raison. Reprise de volée, balle fusante. La Police suit plus ou moins les Prédateurs dans leurs déplacements, à la façon des charognards sur la piste sanglante des lions et des panthères. La Police sert à nettoyer et à vérifier que tout se passe suivant les Règles, pas à aider les gens. Croyait-il vraiment effrayer cette femme ? La visiteuse lifte alors un dernier revers :

« Et même s’ils étaient là, les flics… tu leur raconterais quoi ? Qu’une lectrice est devenue violente à cause du trente-sixième volume de la Princesse Clara ?

– Hein ? Quoi ?? »

Point, set et match. Clark aurait dû s’en douter. Il comprend mieux maintenant. Alvar !

Le comité de lecture des Éditions du Miroir a longtemps hésité avant de publier l’histoire de cet écrivain, un certain JB Alvar. Un raté qu’on a repêché dans les fonds de tiroir pour qu’il remplace au pied levé la précédente "contributrice" de Clara, une journaliste lassée d’écrire ces conneries à la chaîne.

La "Princesse Clara" vivote dans le catalogue des Éditions depuis une dizaine d’années. Plus par sentimentalisme qu’autre chose – cette série a fait les beaux jours du Miroir – Clark a tenu à la conserver au moins jusqu’au quarantième volume. Il comptait sur Alvar pour apporter un peu de dynamisme et de renouveau à la saga moribonde. Résultat : l’écrivain a carrément saboté le personnage de la Princesse. Il en a même profité pour glisser des idées provocatrices dans cette collection destinée aux ménagères de moins de cinquante ans. Un comble !

Seuls le manque de temps et la conviction que, de toute façon, plus personne ne lit ce torchon, ont poussé Clark à publier le texte tel quel. Sa longue expérience de l’édition lui a enseigné qu’il faut semer à tous vents si l’on veut faire pousser le bon arbre.

Il en récolte les fruits aujourd’hui : une timbrée armée d’un couteau, son joli cul de Latina posé sur son bureau – et menaçant de le tuer, rien de moins ! Le directeur va devoir la jouer fine pour se sortir de ce guêpier.

«  Que voulez-vous exactement, reprend-il dans un souffle rauque.

– Le nom de l’auteure de ce volume. Et son adresse aussi, tant qu'à faire, tu serais bien gentil.

– Arrêtez de me tutoyer, à la fin ! Que lui voulez-vous, à cet homme ?

– "Cet homme" ? Merde alors… J’aurais cru… Enfin, ça n’a pas d’importance. Je ne lui veux aucun mal, à votre protégé. Je veux juste qu’il défasse ce qu’il m’a fait… là. »

Elle se tapote le crâne avec le plat de la lame de son couteau. Toc toc.

Confirmation, elle est définitivement frappadingue, se dit Clark... mais Alvar l'est également. Ces deux-là devraient bien s’entendre. Comme une allumette et un bidon d’essence !

Tout bien pesé, l'éditeur va quand même faire d'une pierre deux coups : il va se débarrasser de la femme névrosée, et il va prendre sa revanche sur cet écrivain de merde qui s'est bien foutu de sa gueule. C'est un peu mesquin, certes, mais il n'est pas devenu directeur pour rien, nom de Dieu !

Jubilant in petto, il fouille dans le capharnaüm de son bureau pour y trouver un stylo et une feuille de papier.

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