L'Écrivaine

Par Lhumieg

— Il va lui falloir un peu de temps.

— C'est étrange qu'elle prenne tant cela à cœur. Il ne s'agit que de papiers.

— Il s'agit d'un mystère. Nous ne sommes pas habitués aux mystères, et elle n'en a jamais connu.

— Certes. Mais les mystères font partie de la vie de tous...

— Que sait-on de la vie, à son âge ?

— Tiens, voilà qu'elle se réveille !

Lyz était allongée sur la couverture qui avait accueillie l'Exploratrice. Autour d'elle, les trois Grands l’observaient avec attention : le Cuisinier, louche à la ceinture, le Cartographe qui avait rangé ses pinceaux et l'Exploratrice, un carnet ouvert dans ses mains.

— Comment vas-tu ?

Elle ne répondit pas, entièrement concentrée à chercher ce que pouvait être l'objet pointu qui maltraitait son dos. En fouillant ses vêtements elle découvrit le minuscule livret qu'elle avait repéré chez le vendeur de petites choses. L'ouvrit calmement. À l'intérieur, les pages étaient blanches.

Lyz leva les yeux vers les trois Grands. Si eux ne savaient pas, alors il ne restait qu’une solution à envisager.

— Je veux rencontrer le Capitaine.

Ce fut l'Exploratrice qui répondit :

— Tu sais Lyz, en dehors des Grands, personne ne voit le Capitaine.

— Je le sais.

Le Cuisinier prit la parole :

— Lyz, voir le Capitaine n'est pas... Plaisant.

— Je me doute.

Ce fut au tour du Cartographe :

— Tu auras besoin de t’armer de courage, Lyz.

— Je suis prête.

Les trois échangèrent un regard.

— Alors, viens avec nous.

Dehors, le soleil amorçait sa descente sous les nuages. Bientôt ils ne le verraient plus. Lyz regarda autour d'elle le Peuple de son enfance. Chacun était affairé à quelque chose, quelque petite chose, et personne ne semblait remarquer les trois Grands et la jeune fille qui les suivait. Ils passèrent à proximité de la tente colorée du Cartographe, de l'édifice démesuré de cuisine, en direction de la périphérie du village, à l'opposé du soleil qui se couchait. La tente du Capitaine était petite, simple. Elle n'était pas ornée des tissus et bibelots que les gens du Peuple aimaient parsemer pour se sentir chez eux, dans ce village qui toujours changeait de décors. Les trois se retournèrent une dernière fois vers Lyz, et s'écartèrent pour lui laisser le passage.

À l'intérieur, un feu crépitait, seul ornement de la tente. Les murs de toile étaient parfaitement nus, aucun tapis ne couvrait le sol, aucune couverture pour dormir, aucun meuble pour ranger des habits. Personne pour accueillir Lyz. Un moment, elle songea à sortir prévenir les trois Grands que le Capitaine s'était absenté, mais elle se souvint de ce que lui avait dit l'Exploratrice, du carnet qu'elle était en train de lire avant qu'elle ne se réveille. Si l'absence du Capitaine avait été problématique, elle l’aurait su et ne l'aurait pas laissée entrer dans la tente.

Tout ceci semblait bien étrange à Lyz, mais l'étrangeté ne lui était plus étrangère. Elle se déplaça dans la pièce à la recherche d'un élément qui lui aurait échappé. Pas de trappe sous la toile, pas d'objet dans les cendres, pas de mécanisme sur le pilier central. Cette tente semblait décidément n'être que ce qu'elle était, un tissu sur une poutre, tendu par des cordes et qui contenait un feu. Elle s'assit face au brasier, profitant de la chaleur qu'il offrait, et sortit de sa poche le carnet vide. À côté, elle posa les trois morceaux de papiers qui lui étaient parvenus. Il était temps de lever ce mystère une bonne fois pour toute.

Elle relut les mots plusieurs fois, cherchant à percer le sens des phrases, des verbes. Inspecta les lettres, s'imprégna du sens.

Près du feu, un peu de cendre avait tâché le sol. Sans réfléchir, elle y glissa son doigt, prit le carnet et y recopia ce mot, sans majuscule et sans point sur la première page :

 l'écrivaine

 

Et elle resta ainsi longtemps, les yeux fixés sur les lignes qui avaient jailli de sa main, osant à peine respirer devant le spectacle des idées qui s'affrontaient en elle.

Puis elle se leva.

Puis elle sortit.

Dehors, la lune avait remplacé le soleil au-dessus de la tente vide du Capitaine. Lyz vagabonda dans les ruelles du village endormi, en sortit, atteignit la limite du nuage. Là, elle s'assit et, les pieds pendus dans le vide, observa le monde qui s'étendait en-dessous. Ils survolaient un horizon de lumière, comme cela arrivait parfois la nuit. Il était alors impossible de distinguer la limite entre le sol et les étoiles.

Lorsqu'elle entendit des pas s'approcher, elle ne se retourna pas. Le Conteur s'assit à ses côtés, et tous deux observèrent un instant le spectacle scintillant. Puis la voix de Lyz s'élança, glissa sur le silence sans parvenir à le briser, recommença plus fort :

— Il n'y a pas de Capitaine ?

Et le Conteur lui répondit :

— Qu'en penses-tu ?

— Je ne sais pas.

— Moi non plus.

— Et les autres ?

— Pas davantage.

— Alors pourquoi tout le monde en parle comme s'il était là ?

— Ou pourquoi en parler comme s'il n'existait pas ? L’idée de sa présence nous guide, nous rassure, nous relie. Peut-être qu’il est quelque part, peut-être qu’il n’y est pas. Ce peut-être une invention rassurante, ce peut-être une histoire oubliée. Il y a bien des réponses possibles, et tu trouveras les tiennes.

Nouveau silence. Le nuage semblait glisser sur l'étendue de lumière.

— Les mots sur les papiers...

— Les trois m'en ont parlé.

— C'est mon écriture.

Lyz tendit au Conteur le livret et les trois feuillets. Il les lut en silence, et eût un petit rire :

— Tu es décidément une personne étonnante, Lyz.

— Je ne suis qu'une petite fille.

— Tu penses ?

— Non.

Après un instant de réflexion :

— Plus maintenant.

Et :

— Mais je ne sais toujours pas d'où viennent ces papiers.

— Il semblerait que tu les aies écrits.

— Ce n'est pas possible, puisque je ne l'ai pas fait.

— Pourtant ils te sont parvenus, et pourtant, il s'agit de ton écriture.

— Mais comment est-ce possible ?

— Je ne sais pas, Lyz. Comment est-ce possible ?

Sur ces mots, le Conteur sortit un stylo de sa poche et le tendit à la jeune fille. La plume brillait sous la lumière de la lune.

— J'en garde toujours un sur moi pour noter mes idées. Je pense que tu en auras davantage besoin, désormais.

— Je ne saurais même pas par où commencer.

— Pourquoi ne pas t'écrire un mot ?

Lyz sourit. Elle prit son carnet et y posa la plume. La laissa glisser, formant des boucles, des traits, des points, des courbes. Quand elle eût terminé, elle tendit la page au Conteur. Un instant plus tard, son rire éclatait dans la nuit :

— Tu es décidément une drôle d’Écrivaine, Lyz.

 

———

 

Si un jour un observateur était de passage dans les nuages, s'il se situait au bon moment et au bon endroit, alors peut-être qu'il aurait la chance de croiser le Peuple qui les habite. S'il se mêlait à la foule en mouvement, il pourrait découvrir ce qui fait de cette cohue une chose si étrange et si belle, toute en calme précipitation.

Si un jour un observateur était de passage dans les nuages, s'il s'imprégnait de la douceur apaisée des habitants qui le peuplent, peut-être qu'il rencontrerait le Cuisinier, cette immense carrure qui ne se sépare jamais de sa louche, peut-être qu'il aurait l'occasion de discuter avec le Cartographe au sujet des vents qui animent l'horizon blanc, peut-être qu'il pourrait suivre quelques instants les voyages solitaires de l'Exploratrice avant de la perdre de vue.

Si un jour un observateur était de passage dans les nuages, alors peut-être, peut-être que s'il restait jusqu'au soir, il verrait le Peuple se réunir autour d'un feu, à l'écoute de l'un des chants oubliés du Conteur, d'une histoire qui parle d'un monde bien plus bas, mais pas si différent, ou chacun est immobile et souhaite voyager là où le Peuple rêve d'arrêter son éternel mouvement.

Si un jour enfin un observateur était de passage dans les nuages, peut-être, mais peut-être seulement qu'il croiserait une fille assise, une plume à la main, les yeux perdus dans un ailleurs qu'elle tenterait de transcrire dans un petit carnet rangé contre son cœur. Si ce voyageur demandait à la fille : « Qu'y a-t-il d'écrit dans ton carnet ? » celle-ci répondrait : « Lis-le et tu verras. ».

Et si un jour un observateur était de passage dans les nuages, et s'il lisait le carnet à sa première page, ou peut-être à sa quatrième car il semblerait que les précédentes aient été arrachées, alors ces mots s'inscriraient dans son esprit jusqu'à ne plus le quitter :

 

l'écrivaine

Je sais que tu ne veux pas grandir.

Je sais que tu n'as rien cherché.

Mais ces mots peuvent te parvenir,

C'est bien que tout peut arriver.

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aranck
Posté le 19/01/2020
Hello,
Alors, moi, je me suis laissée bercer par l'histoire sans chercher de cohérence ni d'explication. Ta plume est définitivement poétique et de la même façon que quand on lit certains poèmes, le sens nous échappe, mais la beauté est là.
Il me semble que ce peuple des nuages vit tranquillement, une routine s'est installé, défiée par Lyz et sa curiosité. Comme dans notre monde, tout n'a pas forcément de sens. Vivre, c'est déjà pas si mal ;-)
Et ensuite on peut voir si on souhaite voir, ou voir juste ce qu'on souhaite voir, comprendre ou pas, trouver du sens ou pas. Il me semble que chacun suit sa propre route, comme Lyz.
Bref, la seule question que je me pose, c'est comment peut réagir un enfant à la lecture de ton histoire ; mais les enfants ont un pouvoir bien plus grand que nous, adultes, lorsqu'il s'agit d'imaginer ou de comprendre "l'incompréhensible". Et, au final, je me dis que plein d'enfants se laisseraient emporter par Lyz.
J'aime aussi beaucoup le fait qu'il n'y ait pas de capitaine sur ce nuage, ou juste l'idée d'un capitaine, mais que symboliquement la tente existe. Finalement c'est assez philosophique tout ça !
J'aurais juste rajouter un "si" dans cette phrase : (ce qui ferait en prononçant chaque syllabe 9/8/9 avec une syllabe muette/8/ pieds, mais ce n'est pas ce qui motive ma correction) : "Mais si ces mots peuvent te parvenir.
À bientôt et merci pour ce partage !
aranck
Posté le 19/01/2020
installée (rhooo la faute !)
Lhumieg
Posté le 25/06/2020
Coucou ! 6 mois, des examens et un certain virus plus tard, je retrouve un peu de temps...
Effectivement, je crois que tu as plutôt bien saisi l'idée que j'avais en écrivant le texte, malgré le fait que cela semble être (trop ?) frustrant de ne finalement pas avoir de réponse précise à apporter aux questions soulevées...
Grandir, c'est accepter de ne pas comprendre, ou de comprendre partiellement, et découvrir également qu'à certaines questions, les réponses sont entièrement libres... Et qu'il n'y en a aucune qui puisse être considérée comme "la bonne". C'est l'idée, mais elle n'est pas forcément claire alors à voir si cela mériterait modification !
Concernant le "si" de la fin, en relisant plusieurs fois je suis d'accord avec toi. Je pense que je lisais mal le petit poème, et j'enlevai des syllabes là où il aurait fallu en prononcer.
Une nouvelle fois merci pour ta lecture et tes commentaires avisés. Le Peuple a été envoyé à quelques maisons, et advienne que pourra...
À bientôt !
Lhumieg
Posté le 25/06/2020
Ah, et concernant le public visé : oui, définitivement, je pense que ce n'est pas tant pour enfant que ça. Alors peut-être ado ? Adulte ? J'ai l'impression qu'on peut en tirer différents éléments, en fonction de son âge...
Rachael
Posté le 02/01/2020
Hello,
Moi aussi je suis très charmée par ta plume dans cette troisième partie de l’histoire, mais un peu incertaine concernant le sens de ton histoire. Disons que je ne suis pas très sûre de ce qui arrive à la jeune fille, sinon qu’elle devient écrivaine, mais pourquoi les mots sont-ils ceux qu’elle a écrits ? Est-ce qu’ils reviennent de l’avenir ? Et le capitaine, existe-t-il ou pas ?
Bref, je trouve un peu dommage de ne pas plus/mieux comprendre ce qui arrive avec ces mots, alors que l’histoire se déroulait jusqu’ici comme une petite enquête. Peut-être est-ce moi qui suit trop cartésienne…
Lhumieg
Posté le 25/06/2020
Bonjour Rachael :)
En effet, je comprends de plus en plus que cette fin peut être frustrante... J'ai reçu des retours qui allaient dans le même sens que le tien. Et en parallèle, d'autres ont aimé l'idée de ne pas tout comprendre... Difficile de placer le curseur. Comme tu le soulignes, peut-être que la clé serait dans le fait de faire comprendre plus tôt au lecteur que certaines questions ne trouveront pas de réponse. Quant à savoir comment faire, eh bien...
Dans tous les cas, merci beaucoup pour ta lecture et tes retours !
Fannie
Posté le 02/01/2020
La boucle est bouclée ; mais elle ressemble à une boucle temporelle.
Tu présentes ton personnage Lyz comme une jeune fille, mais je l’ai toujours perçue comme une fillette. Il est dit qu’elle ne veut pas grandir, alors peut-être que la jeune fille a envoyé des feuillets à la fillette (vers le passé). Avec ce mystère qui n’est pas résolu et celui du capitaine qui vient s’ajouter, il me semble que finalement, ce récit apporte plus de questions que de réponses et ça me laisse quelque peu perplexe. Mais je suis toujours charmée par sa poésie.
Coquilles et remarques :
— la couverture qui avait accueillie l'Exploratrice [accueilli]
— elle découvrit le minuscule livret qu'elle avait repéré chez le vendeur de petites choses. L'ouvrit calmement [Ici je trouve que l’enchaînement n’est pas très heureux ; je propose « et l’ouvrit calmement » ou « Elle l’ouvrit calmement »]
— voir le Capitaine n'est pas... Plaisant [plaisant (minuscule) ; c’est la suite de la même phrase après une hésitation]
— Alors, viens avec nous [j’enlèverais la virgule]
— ce village qui toujours changeait de décors [je mettrais « décor » au singulier]
— les trois morceaux de papiers [de papier]
— un peu de cendre avait tâché le sol [taché ; tacher, c’est faire une tache et tâcher, c’est s’efforcer de faire quelque chose]
— le monde qui s'étendait en-dessous [en dessous]
— Il les lut en silence, et eût un petit rire / Quand elle eût terminé [eut ; c’est important de ne pas confondre la forme du passé simple (eut) avec celle du subjonctif imparfait (eût)]
— toute en calme précipitation [tout ; ici « tout » a valeur d’adverbe et il s’accorde seulement par euphonie devant un adjectif féminin qui commence par une consonne (sauf « h aspiré »)]
— Mais ces mots peuvent te parvenir, / C'est bien que tout peut arriver. [J’ai mis du temps à comprendre. Au premier abord, on croit à une faute grossière. Pour lever l’ambiguïté, je propose « Mais si ces mots peuvent te parvenir, / C'est bien que tout peut arriver » ou « Mais ces mots peuvent te parvenir, / C'est donc bien que tout peut arriver »]
Lhumieg
Posté le 25/06/2020
Bonjour Fannie,
Je crois que tu as raison, il doit y avoir dans ce texte davantage de questions que de réponses. Il n'est pas impossible que cela le desserve... Difficile de placer le curseur du mystère, difficile également de savoir à partir de quel moment l'absence de réponse devient plus frustrante que terreau d'interrogations.
Quoi qu'il en soit, merci une nouvelle fois pour tes remarques, qui permettent clairement de rendre le texte plus professionnel !
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