Le vin

Par Kieren

Étant pianiste, j'ai pu animer bon nombre de fêtes, de galas, de réceptions et de soirées. Je ne chipotais pas, il fallait bien que je me nourrisse, et puisque mes talents étaient appréciés je ne manquais de rien. Je choisissais juste le prix pour lequel je me vendais.

 

Toutefois, à chacune de mes représentations, il y avait de l'alcool, et dans ces alcools, il y avait du vin. Je préfère le rouge, essentiellement parce que je mange plus souvent de la viande que du poisson. Malheureusement mes dents sont fragiles, et cette boisson acide. Cela fait un peu mal en fin de repas.

 

Tant de soirées... Tant de beuveries... Tant d'insouciance...

Boire, certains le font pour suivre les autres, certains le font pour devenir insouciants et joyeux, certains le font pour oublier, ne plus penser, ne plus ressentir, dessécher leurs larmes en s’inondant d'un ruisseau rouge sang. Pourtant, il ne venait pas de là à l'origine.

 

...

 

Savez-vous ce qu'est une guivre ?

Il s'agit d'un serpent gigantesque, dont les écailles sont d'une solidité à toutes épreuves. Elles glissent sur la mousse des bosquets, se désaltèrent à même les ruisseaux sylvestres, s'assoupissent dans les souterrains des cimetières, sont sourdes aux supplications de leur pitance.

Mais pas la guivre de liège, pas celle-ci.

 

Cette guivre était une créature mi-végétale mi-animale ; son corps était un tronc d'arbre, les écailles étaient son écorce, et elle se mouvait tel un servent. Elle n'avait pas de feuille, de facto elle mangeait pour se nourrir, mais uniquement de grains de raisin, pour leur juteuse onctuosité. Cette guivre de liège vivait lentement, paisiblement, et n'attaquait personne, puisque personne ne l'attaquait.

Cependant, lorsque l'homme s'accapara de son territoire, ainsi que des vignes dont elle dépendait, la guivre ne chercha point le conflit mais un compromis, dans l'espoir d'une entraide. Certes, les humains pouvaient manger les raisins, mais elle, elle pouvait leur donner l'acmé de ce met. Elle leur pria de lui prêter un bol et elle libéra par ses crochets un liquide rouge d'un parfum de bonne odeur, raffiné, et unique en son genre.

Elle leur pria de le boire, et s'engagea à se laisser tuer si elle leur avait donné du poison.

Un ancien s'exécuta et ses yeux pétillèrent de joie à la première gorgée. Les humains avaient goûté au vin pour la toute première fois.

La guivre s'engagea à leur fournir cette boisson à condition qu'ils la nourrissent, et ils acceptèrent. Un village se développa autour de la vigne, et la guivre vécut en paix avec les humains.

 

Des voyageurs goûtèrent au venin à vin de cet arbre vipérin, et voulurent en rapporter dans leur pays. Mais malheureusement pour eux, la boisson se gâtait à l'air libre.

Ils consultèrent la guivre et celle-ci leur proposa un autre marché.

Elle leur donna des morceaux de son écorce pour fermer leurs bouteilles ; ainsi, la boisson ne s'oxyderait pas sur de longue distance. Cependant, un service va dans les deux sens : en échange de son écorce, la guivre voulait partir et voyager à travers le monde. À chaque fois qu'un voyageur le voulait, il prendrait une branche de la guivre, de même qu'un pied de vigne, et retournerait dans son pays pour les planter. Ainsi, le serpent vivrait sur la terre des hommes, sur un pied d'égalité.

Et ce fut le cas. Avec les migrations, elle vit des paysages extraordinaires. Elle donna son venin et son écorce pour conserver les bouteilles. Plus on attendait, plus le vin se bonifiait. Et l'on respectait cette créature, on lui laissait le temps de manger et de cicatriser.

 

Mais cela ne dura pas.

 

Avec le temps, les humains se multiplièrent. Ils coupèrent les forêts et rasèrent les montagnes, ils asséchèrent les rivières et comblèrent les grottes. Ils agrandirent leurs champs et leurs prés pour se nourrir, toujours plus.

 

La guivre comprit ce qu'il se passait et commença à avoir peur. Un soir, les humains allèrent la voir dans un des villages et lui dire qu'elle devait produire plus de vin et de bouchon. Elle ferma les yeux, et leur dit ceci :

 

« Mais amis, j'ai conclu des alliances avec les pères de vos pères, nous nous sommes respectés les uns les autres, j'en attends de même pour vous. Mon cœur est déjà comblé, je n'ai en rien besoin de plus. Mais je vous donnerai ce que vous désirez à condition que vous répondiez correctement à cette énigme :

 

Je brille dans les profondeurs des ténèbres.

 

Je suis ce qu'ont les plus petits des plus grands, et ce dont manquent les plus grands des plus petits.

 

J'affame le corps. Je nourris l'âme. Je reste indifférent à l'esprit.

 

Qui suis-je ? »

 

Les humains restèrent silencieux, leurs pieux et leurs marteaux brillant à la lumière des torches. La guivre soupira, et soutint leur regard.

 

« Je suis l'honneur. L'honneur que l'on garde lorsque l'on respecte sa part du marché. Vous avez très bien compris que mon sang peut servir de vin, mais je vous garantis que si vous trahissez votre parole, je le maudirai.

 

Il vous empoisonnera le corps et l'esprit, vous deviendrez fous et malades, bien plus que vous ne l'êtes déjà.

Vos enfants seront perdus et cassés.

Vous perdrez pied dans la réalité, et vous disparaîtrez, noyés dans votre propre honte.

 

Réfléchissez bien aux conséquences de vos actes. Vous aurez beau essayé de la faire taire, votre conscience sait nager.

 

Et elle sait hurler. »

 

 

Je crois qu'il est inutile de vous raconter la fin de cette histoire.

Pour ceux qui se poseraient quand même la question, je vous demanderai simplement : avez-vous déjà entendu parler de la guivre de liège ?

 

Non ?

 

Et bien, vous avez votre réponse.

 

 

La Mousse

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Le Saltimbanque
Posté le 22/10/2020
La fin est excellente. Probablement une de tes meilleures. Finir sur la déclaration de la guigne, et nous laisser deviner son sort, c'est brillant.

Très belle image du serpent qui voyage et dont le venin est en réalité du vin. Encore, je suis bluffé par l'intégration de l'aliment dans ton conte.
Kieren
Posté le 28/01/2021
J'aime beaucoup le ton sérieux avec lequel je peux parfois faire parler mes personnages. Je vis ma vie de manière très calme malgré la dureté de ce qui m'entoure, utiliser ce ton me rappelle que j'ai encore un coeur.
lea2002
Posté le 18/07/2020
Je suis une amatrice de BON vin, et j'aime beaucoup ce que tu as écrit. J'ai appris des choses que je ne savais pas. Tu m'a fait redécouvrir ce que je buvais tout les soirs.
Merci
Kieren
Posté le 18/07/2020
Aah c'est cool, c'est exactement pour ça que j'écris ces contes : re-découvrir notre quotidien.
Je suis plus amateur de cidre et de thé, c'est mon père le chaud de vin dans la famille. Si tu aimes le rouge, tu peux essayer le Moulin à Vent. Il est sympa =)
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