Le vieil Hervé

Par Altin

Le jour venait de se lever. Depuis quelque temps déjà l’on pouvait entendre les quelques rares oiseaux suffisamment courageux pour braver le froid de l’aube en quête de tout ce que la neige aurait pu omettre de recouvrir. Les savants affirmaient que le printemps s’était installé depuis déjà treize jours ; une obscure histoire d’équinoxe, à les croire. Balivernes ! Ces universitaires feraient bien de quitter leurs grandes cités pour s’aventurer dans les campagnes reculées, comme ici, en Avenie, au pied des montagnes ! Ils pourraient voir de leurs propres yeux ce qu’aucun paysan raisonnable n’ignorait : le printemps, c’est quand la neige fond et que les bourgeons poussent. Et l’on avait beau chercher, nul bourgeon ne poussait sur les branches des arbres frileux de la forêt toute proche, nul ver, insecte volant ou rampant assez sot pour servir de festin aux passereaux. Quant aux champs, ils demeuraient uniformément blancs, depuis l’orée du bois jusqu’à la route de terre menant aux prochains hameaux. Penser que le printemps débute à la même date dans tout le pays, voilà bien sottise d’urbains.

 

Le vieil Hervé, confortablement installé dans son fauteuil à bascule, aimait regarder le soleil glisser sur la neige. Tout le monde alentour l’appelait ainsi, même Madame Hernande, la mercière, dont la petite-nièce était enceinte de son troisième ; c’est dire s’il méritait le qualificatif. Il s’était retiré ici, au fin fond de l’arrière-pays, pour ses vieux jours, et pourtant il avait vécu au village plus longtemps que bien des natifs. Il était devenu une espèce de légende locale, dont la réputation avait désormais dépassé le canton : on murmurait qu’il était l’un des compagnons survivants du bon roi Charles.

 

Près d’un siècle auparavant, était monté sur le trône Charles le Majestueux, le souverain le plus illustre qu’ait jamais connu le pays. Durant quarante-sept ans de règne, le pays avait connu paix et prospérité ; par décret royal, chaque canton comptait désormais un véritable hôtel de ville, une école, un médecin et un apothicaire. Les bonnes gens gardaient de cette époque révolue un doux souvenir, d’autant plus qu’avaient suivi des décennies de troubles. Une conjuration de nobles avides soutenue par un roi voisin, jaloux, parvint à renverser Charles, mais les alliés d’un jour se divisèrent vite tandis que les partisans de l’ancien roi se ralliaient. Ces derniers finirent par l’emporter avec le soutien du peuple tant bourgeois que rural, et fondèrent l’actuelle république.

Rapidement, les rumeurs coururent. Un règne long et faste, puis les victoires miraculeuses de ses soutiens pourtant dans une situation désespérée : se pouvait-il que l’ancien roi fût également magicien ? On aurait pu en rester là, mais le temps passant, on constatait que les fidèles d’entre les fidèles, quoique vieillissant, résistaient étonnamment aux ravages du temps. Les spéculations les plus folles fleurirent ; la plus extravagante affirmait que Charles, dont le corps n’avait pas été retrouvé, avait accordé à son premier cercle le don de longue vie avant de s’élever au firmament.

 

C’est ainsi que le vieil Hervé avait acquis sa renommée : les hivers passaient, et il ne semblait pas s’user. Il continuait à marcher seul, quoique avec une canne, ne toussait guère, n’avait pas d’absence. On le savait sans enfant, et célibataire depuis aussi loin qu’on pouvait se souvenir, avec pour seul famille des cousins éloignés ne lui rendant que de rares visites ; pourtant, il ne se passait pas un jour sans que tel ou tel ne vienne s’enquérir de sa santé. Peut-être lui fallait-il quelques bûches pour son âtre ? Oui, merci, l’Antoine. Quelques légumes du potager pour remplir sa soupière ? Mille mercis, le René, mais Henriette, la petite-fille de Madame Hernande, en a déjà apporté plus que de raison. Oui, parfait, repasse donc la semaine prochaine !

 

Bichonné comme il l’était par le voisinage, le vieil Hervé menait une vie des plus paisibles. Autrefois, presque chaque soir, il était le cœur battant des veillées, à conter ses histoires de l’ancien temps. La vie sous le règne du bon Charles, la violence de la guerre civile, et parfois, sous l’insistance des plus jeunes de l’auditoire, des récits de batailles : l’assistance tendait l’oreille, captivée, espérant toujours qu’il laisserait glisser une phrase, un mot… La preuve qu’il était plus qu’un simple homme de son temps, mais bien le compagnon de légende d’un roi magicien. « Foutaises ! », d’après Monsieur le Maire ; pourtant lui aussi écoutait, et se plaisait à y croire un peu. Mais les années avaient passé, et rien. Les histoires les plus palpitantes perdaient de leur éclat avec le temps, et les talents oratoires du vieil Hervé allaient en diminuant ; pis, il lui était de plus en plus difficile de rester éveillé longtemps après la tombée du jour. Désormais, il passait seul la plupart de ses soirées. Non que cela ne le dérangeât ; bon livre vaut mieux que mauvaise compagnie. Et il lisait beaucoup, le vieil Hervé, malgré ses yeux fatigués par les ans. Lui seul possédait une bibliothèque digne de ce nom à des lieues à la ronde, ce qui, là encore, ne pouvait qu’intriguer ses frustes voisins.

 

La matinée avançait paisiblement, et au même rythme reculait l’ombre sous le porche du vieil Hervé. Les premiers rayons léchaient les pieds du rocking-chair ; bientôt la lumière atteignit les souliers et, lentement, commença à escalader les jambes emmitouflées dans de multiples couches de tissu, sans compter l’épaisse couverture, pour faire bonne mesure.

Alentour, la vie reprenait. Le vent poussait la fumée à l’odeur lourde de la forge ; deux femmes discutaient en revenant du puits ; et Madame Hernande menait au travail une bonne partie de sa tribu. C’est que les beaux jours approchaient, et avec eux le retour des gilets courts et sans manches, des robes et pantalons plus fins, sans oublier les garnements déchirant leurs vêtements en courant dans les bois ou lors d’une bagarre. Plus qu’il n’en faut pour animer une mercerie ! Un peu plus loin, l’employé communal déblayait les accès de la Mairie, signe s’il en fallait un que la vie civile ne tarderait pas à reprendre. Mais le vieil Hervé restait sourd et aveugle à toute cette agitation ; à peine entendait-il davantage les gazouillis des oiseaux ou le bruissement des arbres. Comme chaque matin, un livre était posé sur ses genoux, mais aujourd’hui, il ne l’avait pas ouvert. Tout entier, il attendait, presque fébrile, que le soleil continuât de tourner.

 

Combien de temps passa, avant que les rayons ne vinssent lui caresser les doigts ? L’instant tant espéré arriva enfin ; le soleil offrit sa chaleur aux larges mains calleuses et usées, des bonnes pognes de travailleur infatigable, des battoirs robustes de soldat. Le vieil Hervé soupira doucement sous le contact délicat de la douce lumière de l’astre du jour. Un fin sourire étira son visage hâlé, marqué par les années, et pourtant bien peu ridé au regard de son âge. Il ferma les yeux, et les tint clos un long moment. À le voir ainsi, on aurait pu croire qu’un supplément de vie se mettait à circuler dans ses veines.

 

Et ce n’était que le début.

 

Lorsque, poursuivant sa course, le soleil illumina son visage, quelque chose changea chez le vieil homme. L’espace d’un instant, il redevint Hervé, le loyal Hervé, le fidèle Hervé ; mon Hervé, comme l’appelait tendrement son cher ami de toujours. Son dos se redressa, ses bras se raffermirent ; ses paupières s’ouvrirent sur un regard brûlant du feu de la jeunesse. Brillant de résolution, aussi, car il sentait qu’aujourd’hui serait le jour. Le dernier jour.

 

Mais la magie cessa d’opérer. Le soleil tournait, certes, faisant désormais face à la demeure du vieil Hervé ; mais il montait, également, et son éclat se trouva masqué par le porche. L’ombre couvrit d’abord son visage, puis descendit lentement sur sa poitrine, coula sur ses cuisses. Seules ses mains restaient baignées par la lumière blanche du matin d’hiver. Ses forces déclinaient, son énergie l’abandonnait ; mais dans ses yeux, la détermination demeura, intacte.

 

Le soleil recula encore ; le vieil Hervé se redressa comme il put, et tendit ses mains dans un dernier effort, comme pour saisir les derniers rayons avant qu’ils ne le fuient définitivement. Il ouvrit la bouche et murmura :

« Mon roi, je viens à vous, pour toujours ; Charles, je suis à toi, à jamais. »

Ses bras retombèrent, son corps s’affala. Plus un souffle ; plus un battement de cœur.

Le vent tomba. Puis, une douce brise, aussi légère que l’âme des justes, enveloppa la demeure du vieil Hervé avant de s’élever vers les cieux clairs.

 

Au loin, retentit le carillon du bourg. Chez les vivants, c’était midi.

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Zevou
Posté le 13/04/2021
Bonjour Altin,

L'Histoire du viel Hervé est vraiment très agréable à lire !
Un très bon moment de lecture. Je me plaisais à m'imaginer le viel Hervé vieux assis sur sa chaise ou jeune en trin de guerroyer auprès de son roi Charles.

Une impression de chaleur se dégage de ton histoire et c'est presque avec tristesse que nous quittons le viel Hervé et sa vie qui a semblé bien rempli.

Je prendrai plaisir à lire tes prochaines nouvelles,

Zevou
-LF
Posté le 09/04/2021
Hey Altin !

J'ai énormément apprécié ton récit, à l'aube d'un nouveau jour mais au crépuscule de la vie du vieux Hervé. On aurait presque envie qu'il reste à nous conter ses histoires... en tout cas, ce fut très agréable, l'impression que me dégage ton histoire, c'est quelque chose de doux, de précieux, comme un vieux livre.

Au plaisir de lire plus de tes oeuvres.

-LF
Altin
Posté le 09/04/2021
Bonsoir -LF !

Je suis heureux que le récit t'ait plu. Cela peut être difficile de capter et de retenir l'attention et l'intérêt du lecteur dans des séquences (ou ici, une histoire entière) presque sans action, mais c'est un exercice que j'aime beaucoup.

À bientôt !
Zultabix
Posté le 08/04/2021
Bonjour Altin,
Autant, j'aime les incipit percutants, autant j'aime tout de go me laisser emporter par les texte qui commencent simplement.
"Le jour venait de se lever" est une classique, mais très jolie phrase, moins anodine qu'il n'y paraît, comme le lecteur a l'impression de s'éveiller en même temps que le jour.
Tout cela pour te dire que je suis très sensible à l'ordonnancement des tout premiers mots et pensées de l'auteur qui sont pour moi le mètre-étalon de la chaleur de température dans laquelle il désire plonger ses lecteurs.
Première phrase donc, j'accroche. Vraiment ! Mais dès la seconde, je m'extirpe déjà de cette promesse de rêve que tu avais insufflé dans la première. La seconde phrase pour moi est trop longue et trop alambiquée.
Je ne vais pas la réécrire à ta place, je me permets juste de t'exprimer comment j'ai été obligé de la décrypter et de la traduire afin de retrouver l'émotion apporté par l'évocation sereine de ta première phrase.
Je reprends du début :
Le jour venait de se lever. L'on pouvait entendre de rares oiseaux braver le froid, en quête de ce que la neige n'avait pas recouvert.
Loin de moi l'idée de te donner une leçon d'épuration. Je cherche juste à te faire comprendre ce que tu as provoqué chez moi en commençant ton récit par cette très belle phrase : "Le jour venait de se lever". Je me suis donc levé aussi, et dès la seconde phrase mon cerveau reptilien a commencé à cogiter et à se dire, il y a tout, mais c'est un peu chargé et dans le désordre.
À part ce point de détail, j'ai trouvé ton texte très bon. J'ai aimé ce vieil Hervé. J'ai aimé son titre, son histoire, et la qualité de sa narration. Tout autant, je suis un maniaco-perfectionnisme (je retouche encore de mes textes vieux de plusieurs années). Je ne cherche pas l'idéal, je cherche simplement à atteindre mon propre sens de la justesse, le coeur pur de mon ipséité. Vaste chantier !!!

Bien à toi !
Altin
Posté le 09/04/2021
Bonsoir Zultabix.

Merci pour ton commentaire très inspirant. Je trouve aussi que l'incipit doit s'adapter au texte, et que pour cette nouvelle très descriptive, j'avais besoin d'une entrée en matière sobre et progressive. Ce qui rend, en effet, la deuxième phrase un peu trop chargée; on passe du classique au baroque sans trop comprendre pourquoi.
Malgré tout, comme je n'ai pas envie de trop alléger la description, je vais probablement couper la phrase en deux, pour créer une dynamique dans la structure des premières phrases.

La recherche de la formule juste est une belle quête que je mène également, je te remercie donc doublement pour ton éclairage !
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