LE TABLEAU

Par SHÂMSE
Notes de l’auteur : Dans cette histoire, je parle de maladie d'Alzheimer et des troubles du comportement qu'on peut observer. Je tente d' y expliquer pourquoi parfois l'attitude de l'aidant ou du soignant est plus importante que n'importe qu'elle thérapeutique. Raison pour laquelle la formation des soignants est primordiale alors qu'elle est actuellement limitée.

Certains cherchent le bonheur dans un ailleurs hypothétiquement plus beau. D’autres pensent pouvoir y accéder par le pouvoir ou l’argent, voir les deux. Mon bonheur à moi, c’est de courir jusqu’à la mer pour aller voir le soleil levant.

Autrefois, je me levais à 5h du matin pour aller à l’usine. Dès années après avoir pris la retraite, j’avais gardé le même rythme. Chaque matin, j’enfilais mes baskets, prenais une serviette que je mettais autour du cou et partais aux aurores, courir jusqu’à la plage voire la mer. Je n’aurai manqué pour rien au monde, son accouchement quotidien. J’assistais, les yeux émerveillés, à l’apparition des premières lueurs blanches de l’aube. Puis, je les voyais virer au rouge orangé, et se redresser à la verticale, comme des forceps cherchant à extraire l’astre, de sa nuit sans repos. Je ne mettais pas de casque sur les oreilles comme les autres coureurs. Non, je préférais écouter les sons de la ville qui s’éveille doucement. D’abord le bruit de mes pas sur l’asphalte, en dévalant la rue Des Ivrognes. Plus loin, juste avant la descente appelée Rampe des Arabes, la boulangère tente une nouvelle fois de réveiller sa voiture pour partir travailler. Elle va noyer son moteur, à insister ainsi sur le démarreur qui semble enroué. Sourire aux lèvres, je continuais ma course en regardant plus bas sur le port, les bateaux de pêche s’éloigner. Je pouvais reconnaitre le grincement des volets qui s’ouvraient, ou celui d’un vélo dont la chaine n’a pas été graissée depuis longtemps.  J’appréciais aussi, le long de la promenade Maréchal Leclerc, le silence, pour écouter le clapotis des vagues fleurtant avec les rochers. Je repense à la chanson de Simon et Garfunkel, Sound of Silence. Certes, il y a des silences dont les bruits sont affligeants, d’autres inquiétants, mais il y a ceux aussi qui vous font du bien. En m’approchant de la mer, la vue de l’horizon me procurait un sentiment étrange, associant puissance et apaisement. Je m’imaginais vaillant corsaire, debout au sommet du mât d’un voilier, en route vers de nouvelles aventures. La tête rechargée de projets, je poursuivais ma course sur la plage, où je prenais plaisir à gonfler mes poumons d’air iodé et frais.

Un jour, mon escapade matinale a duré bien plus longtemps que d’habitude. Je n’ai pas compris pourquoi, mais je me suis trompé de chemin pour rentrer. Un autre, je suis revenu transi de froid. J’étais parti en tee-shirt alors que nous allions fêter Noel. Ma femme, Ginette, a décrété que je ne sortirai plus seul. Elle cachait donc, les clés de la porte d’entrée. Elle a fait l’effort quelques semaines de se lever pour m’accompagner, mais elle avait du mal à me suivre, n’étant ni sportive ni matinale. Je n’allais plus jamais au même endroit, je ne retrouvais plus le chemin qui menait à la mer. Nous nous sommes souvent disputés en route, car j’avais ce besoin vital de refaire le chemin habituel, mais elle ne le connaissait pas. Fatiguée de tourner en rond, elle agrippait mon poignet et, tirait de toutes ses forces en direction de la maison, mais moi, j’insistais pour poursuivre ma course.

Alors que nous descendions au grand marché, comme tous les mercredi, Ginette m’a montré un étal, sur lequel étaient exposés plusieurs tableaux représentant la mer. Mon cœur s’est emballé de joie à la vue du plus grand. Je l’ai choisi parce qu’il représentait tout ce que j’aimais. Une mer sans remous couleur azur, surmontée d’un bleu céleste et transpercé d’un cercle rouge orange. On devinait la présence de quelques mouettes juste en avant du soleil levant. Nous l’avions installé dans la chambre, et au matin quand je me réveillais je pouvais rester là des heures à le regarder. Complètement rasséréné, il me semblait entendre le ricanement des mouettes.

Un soir, deux hommes en costume et képi sur la tête, m’ont demandé de les suivre. J’ai eu peur, j’ai frappé. Ma femme avait oublié les clés sur la porte d’entrée. Pendant qu’elle dormait, je me suis levé dans le noir, j’ai chaussé mes baskets, mis une serviette autour du cou, et je suis sorti en pleine nuit. Elle a dû venir me chercher au commissariat. Heureusement qu’elle avait inscrit son numéro de téléphone sur mes tennis. Les gendarmes l’ont remarqué quand ils m’ont retiré mes lacets. Je ne me souvenais même plus de mon nom.

Aujourd’hui, je me retrouve dans un endroit que je ne connais pas, qui s’appelle, parait-il, Cantou. Ginette me répète, en pleurant, que c’est mon nouveau chez-moi, et que, je serai bien ici. Promis, elle viendra me voir tous les jours. Si elle le pensait vraiment elle ne se mettrait pas dans tous ses états. Je ne comprends pas où je suis, ni ce qui se passe, et ça m’inquiète encore plus de voir les yeux humides de ma femme.

Souvent je me sens bizarre. Je suis triste, ou angoissé, ou les deux, je ne sais plus. Je marche sans arrêt de mon lit à une porte qui, malgré tous mes efforts, reste fermée. Je vois pourtant des gens entrer et sortir, mais, quand moi je m’en approche, elle ne veut plus s’ouvrir. Il y a autour de moi, des personnes qui semblent perdues comme moi, et d’autres en blouse blanche, qui ont l’air bien occupé. Je ne sais pas ce qu’ils font chez moi ces gens-là. Ils me parlent, mais je ne comprends pas ce qu’ils disent. Certains crient beaucoup, peut-être qu’ils n’arrivent pas à se faire entendre. D’autres, dorment toute la journée sur leur chaise. Au moins ils n’assistent pas à tout ce remue-ménage. D’autres, enfin, m’accompagnent dans mes promenades, et au bout de l’unité, tambourinent sur la porte de sortie, sans jamais réussir à l’ouvrir. Ces personnes restent chez moi tout le temps. Je crains qu’on me demande de payer tout ce qu’on leur sert aux repas, pourtant, je ne les ai pas invités.

Et puis, Il y a cette femme qui fait partie de ceux qui savent ouvrir la porte, et qui vient toujours s’assoir à mes côtés. Ses lèvres me sourient mais son regard est humide. Je crois la connaitre, mais je ne me rappelle pas, ni quand, ni comment je l’ai rencontrée. J’ai entendu un grand bonhomme habillé de blanc, l’appeler Ginette. Elle a accroché sur un des murs de ma chambre un grand tableau que j’aime beaucoup. Elle a aussi apporté des photos de gens que je ne connais pas. Sur plusieurs d’entre elles, on reconnait le même couple qui a l’air heureux.  Elle insiste en pointant du doigt l’homme puis la femme. D’ailleurs, sur les photos, la dame lui ressemble beaucoup. Elle me raconte des histoires qu’ont vécues ces étrangers. Je l’écoute pour lui faire plaisir, pour qu’elle reste encore un peu. Mais elle finit par s’en aller. J’ai envie de la suivre. Elle me repousse doucement tout en reniflant, et le grand bonhomme habillé de blanc vient s’interposer. J’ai envie de lui casser la figure.

Dans ces moments où rien ne va, je ressens une boule dans mon ventre, qui remonte jusqu’à ma gorge, et qui m’étouffe. Je voudrais bien l’expliquer au bonhomme habillé de blanc, je sens qu’il pourrait me rassurer. Mais je n’ai plus les mots. Cette sensation désagréable est comme bloquée au fond de moi, elle grossit et m’envahit. Quand elle explose, comme un volcan déversant sa lave, je hurle, ou répète toujours les mêmes mots, ceux qui me viennent à l’esprit. Parfois, des mots pas très jolis. Il m’arrive aussi, de pleurer ou d’avoir besoin de tout casser et de cogner ceux qui se trouvent sur mon chemin. Je ne comprends pas ce qui se passe, ni ce qu’on veut de moi. Je ne me comprends même pas moi-même. Je suis devenu un étranger dans mon propre corps.

On me donne des cachets plusieurs fois par jour. Je me sens bizarre, j’ai l’impression que je ne ressens plus rien, je suis éteint. C’est pire que tout, je ne suis pas triste, je ne suis pas gai, ni bien, je ne suis rien. Mais un rien particulier, un rien inquiétant, comme l’est le silence dans un endroit habituellement bruyant. Il ressemble à ce vide suspendu aux lèvres de la personne qui hésite à vous annoncer un malheur. Je me sens toujours épuisé, je n’arrive plus à me promener de mon lit à la porte fermée. Plus je suis fatigué, plus je m’endors. Je manque tous les repas ce qui me fatigue encore plus. Du coup, je n’avale plus rien, même pas les médicaments.

Ma maladie a dû guérir, parce que je vais mieux, je me relève mais, comme un bébé qui apprend à marcher, je tombe souvent. Je n’aime pas quand on me ramasse sans faire attention, j’ai mal. Je ne supporte plus ces gens qui me déshabillent et me mettent de l’eau de partout. J’ai froid. Dès qu’une main s’approche de moi, je la mords, je n’ai plus la force de frapper.

La dame qui me souriait ne vient plus, j’ai peur. Une jeune femme en blanc, est venue me dire que Ginette nous avait quitté, mais je ne sais pas de qui elle parle.

Quand j’arrive par miracle à me faire comprendre, mes angoisses, ma colère et ma tristesse sont apaisées. Elles ne disparaissent pas, elles sont encore là, mais prennent une tout autre teinte, plus douce, comme lorsque le peintre fait un mélange de couleurs. Chacune est bien présente sur la palette mais le mélange laisse apparaitre une autre nuance. Ils sont rares les moments où le grand bonhomme en blouse blanche s’assoit, et prend le temps de m’écouter. En tout cas, il me semble que c’est après que je me sens bien.

Comme je n’arrive plus à marcher, je reste assis toute la journée devant mon tableau. Le trait bleu du milieu, surmonté d’une boule orange, me fait du bien, plus je le fixe et moins j’ai peur. Une femme, entre dans ma chambre et tente de le décrocher, ça me met hors de moi, moi qui ne suis plus moi depuis longtemps. Heureusement le grand bonhomme habillé de blanc arrive en entendant mes cris. Il remet le tableau au mur et ramène la dame dans sa chambre.

Je suis bien, tranquille, dans ma chambre face à mon tableau. Je tire le drap de mon lit, le met autour de mon cou et regarde avec tristesse mes pieds, recouverts de simples chaussettes. Je ne sais pas où sont mes baskets. En revanche quand on vient me chercher pour le repas, ça m’énerve. Il y a du bruit de partout, ça me rend fou. Tous ces gens qui mangent chez moi, je n’ai plus la force de les repousser. Je vois bien l’assiette devant moi, avec cette bouillie de couleur différente chaque fois, comme pour tromper le dégout qu’elle suscite. Mais je ne sais pas quoi en faire. On m’en met dans la bouche, on me répète d’avaler mais je n’y arrive pas. Alors on s’énerve, et ça m’énerve. Je n’ai plus du tout envie de rien. Je garde la bouche fermée comme la porte d’entrée. On insiste pour me mettre une autre cuillère dans la bouche, on force sur mes lèvres. Je finis par avaler et je tousse à m’en arracher les tripes. Enfin on me ramène dans ma chambre, mais cette fois on me met dos à mon tableau. Je cris, je pleure pendant je ne sais combien de temps mais personne ne comprend, on vient me faire une injection.

Quand je me réveille, la dame qui voulait me piquer mon tableau, me regarde et me sourit. Elle vient souvent dans ma chambre pour le contempler. On ne se quitte plus. A table, elle s’assoit en face de moi et son regard malicieux me fait oublier tout le reste. Une femme en blouse blanche vient la prendre par le bras pour l’installer ailleurs. Heureusement, le grand bonhomme habillé de blanc intervient et nous remet tous les deux à la même table. A la fin du repas, sans attendre personne, elle se lève, passe dans mon dos et pousse mon fauteuil roulant. Elle l’arrête devant le tableau de ma chambre.

Elle s’assoit à mes côtés et nous regardons ensemble la ligne bleue surmontée de la boule orange, la main dans la main. Oublier c’est le néant, le néant c’est la folie. Mais quand je regarde la mer je revis.

J’avais oublié comment s’était de se sentir bien.

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!Brune!
Posté le 24/09/2023
Bonjour,
J'ai beaucoup apprécié votre texte ; en choisissant de placer le patient atteint d'Alzheimer en narrateur vous nous permettez de comprendre un peu mieux ce qu'il ressent, ce qu'il perçoit et comment il appréhende le monde autour de lui. Le récit, très factuel, sobre nous éclaire intelligemment sur l'évolution de cette terrible maladie. J'ai aimé aussi la petite note d'espoir sur laquelle vous clôturer votre histoire.
Au plaisir de vous lire,
Brune
SHÂMSE
Posté le 01/10/2023
Merci Brune pour vos encouragements. Je ne sais pas vraiment si je comprends bien ces personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. Mais je tente de le faire chaque fois qu'on m'expose un "trouble du comportement". C'est la base du soin être à l'écoute des messages transmis.
Hortense
Posté le 05/06/2023
Bonjour Shâmse,
Par petites touches tu décris le lent cheminement de la maladie d'Alzheimer. Il y a dans tes mots une infinie tendresse, beaucoup de douceur du désarroi et la tristesse, bien sûr. Alzheimer, on l'a tous dans un coin de la tête, arrivé un certain âge, y penser est assez effrayant.
J'aime beaucoup l'image finale, très poétique et d'une certaine manière porteuse d'espoir.
Toujours un plaisir.
SHÂMSE
Posté le 08/06/2023
Même une personne atteinte de démence sévère peut avoir un comportement cohérent dans son chaos le plus total. A nous de savoir reconnaitre ces moments.
Comme dit un proverbe chinois: Personne n'a jamais tout à fait tord. Même une horloge arrêtée donne l'heure juste deux fois par jour.
Merci Hortense.
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